Intervention de Jérôme Kerviel

Réunion du mercredi 8 juillet 2020 à 16h30
Commission d'enquête sur les obstacles à l'indépendance du pouvoir judiciaire

Jérôme Kerviel :

Je vous remercie de m'accueillir aujourd'hui et je m'empresse de vous rassurer : je n'ai aucunement l'intention de vous exposer tout le dossier qui, par éponymie, porte malheureusement le nom de ma famille. Je suis ici pour vous relater, de la manière la plus concrète et la plus sincère qui soit, ce que j'ai vécu au cours des douze dernières années au contact de la matière judiciaire.

Durant tout ce temps, j'ai beaucoup perdu, mais j'ai également beaucoup appris, et cette expérience m'a laissé un fort sentiment d'injustice. Au cours des différentes procédures ayant émaillé ces douze années, j'ai pu constater de nombreux dysfonctionnements de l'appareil judiciaire. J'ai notamment compris pourquoi et comment j'ai pu être condamné, comment mon dossier a été construit, et par qui. Je vais donc, sous la foi du serment que je viens de prêter, vous dire la vérité et rien que la vérité.

Je commencerai par une anecdote. En 2012, à la faveur de la préparation de mon procès en appel, mon ancienne équipe de défense a été destinataire d'un mail relatif à un autre dossier que le mien, celui de l'affaire dite des faux espions de Renault. Ce document m'a été adressé en raison du fait que, bizarrement, mon nom y était cité : plus exactement, il évoquait ma défense dans l'affaire m'opposant à la Société générale. J'ai été très surpris par le contenu de ce mail, qui avait pour objet le choix de l'avocat devant représenter les intérêts de Renault dans l'affaire des faux espions. Comme vous allez le voir, puisque je me propose de vous en lire quelques extraits, ce message laisse apparaître un mode de fonctionnement de la justice pour le moins étonnant.

S'adressant à ses équipes et à la direction administrative du groupe, le directeur juridique de Renault écrit : « Le jour où le dossier est sorti en public, l'ex-conseiller justice de Sarko, Patrick Ouart, m'appela directement pour me suggérer de retenir Jean Reinhart (très proche de l'Élysée) qui dans le village a une très bonne réputation technique et fut déterminant pour démonter la défense de Kerviel. Sans s'être concerté, Mouna m'appela pour me signaler aussi Reinhart, conseillé par ses amis avocats ou politiques. » Je vous précise que Me Reinhart est l'un des avocats représentant la Société générale dans le procès qui m'oppose à elle.

Le directeur juridique de Renault conclut par un paragraphe qui m'a interpellé au plus haut point : « Dans cette histoire, j'assume d'avoir privilégié la qualité de la coopération avec le proc et la magistrature, plutôt que de dealer avec la DCRI exclusivement. » Il écrit ensuite ces mots qui m'ont profondément choqué : « À moyen terme, il faudra compter sur les magistrats quand viendra le temps du jugement et la justification ex ante des décisions que nous avons prises. »

Ainsi, en choisissant le bon avocat et les bons réseaux, on peut dealer ex ante les décisions avec les magistrats… À l'époque, je n'avais pas encore bien compris ce qui était en train de m'arriver et qui j'étais en train affronter. Et, pour ce qui est de la phrase relative à la façon dont ma défense avait été « démontée », je me demandais bien comment l'avocat adverse avait pu faire. Il m'a fallu quelques années de plus pour le comprendre, à la faveur d'éléments complémentaires, notamment des nouveaux témoignages qui sont arrivés continuellement depuis 2012, c'est-à-dire depuis mon dépôt de plainte contre la Société générale.

À la suite de cette plainte, j'ai été auditionné dans le cadre de l'enquête préliminaire par Mme Nathalie Le Roy, la commandante de police qui avait suivi toute l'enquête depuis 2008 et possédait donc une connaissance approfondie du dossier. Courageusement et honnêtement, elle a repris son enquête, ce qui l'a conduite à découvrir qu'elle s'était trompée. En 2015, dans le cadre de l'instruction effectuée au pôle financier du tribunal de grande instance de Paris, elle a été auditionnée par le juge d'instruction Roger Le Loire, doyen des juges d'instruction, afin de témoigner et de faire part de son analyse du dossier.

Le procès-verbal de cette audition n'est plus couvert par le secret de l'instruction, celle-ci étant close. La commandante de police y déclare : « C'est la Société générale elle-même qui m'adresse les personnes qu'elle juge bon d'être entendues. Je n'ai jamais demandé : ʺ Je souhaiterais entendre telle ou telle personne ʺ , c'est la Société générale qui m'a dirigé tous les témoins. » Plus loin, elle indique qu'à l'occasion de différentes auditions et à la lecture de certains documents, elle a eu le sentiment, puis la certitude, que ma hiérarchie ne pouvait ignorer mes agissements à l'époque des faits qui me sont reprochés. Elle déclare que, plus l'enquête avançait, plus sa conviction sur ce point lui paraissait évidente, et finit même par dire au juge d'instruction : « Je me suis retrouvée rapidement dans une situation professionnellement inconfortable, j'avais le sentiment d'avoir été instrumentalisée en 2008 par la Société générale. J'ai eu connaissance d'autres éléments qui m'ont confortée dans cette idée, lors de l'audience en appel, sachant au préalable que les deux enquêtes que je menais, qui étaient encore en cours et que d'autres actes étaient nécessaires, ont fait l'objet d'un retour en l'état à la demande du parquet, deux jours avant l'audience, sans synthèse de ma part. J'ai appris le lendemain, soit la veille de l'audience, que les plaintes étaient classées sans suite dans le cadre d'un non-lieu ab initio . »

Or des éléments de l'enquête effectuée à l'époque par cette commandante de police allaient dans mon sens, et des témoins commençaient à avouer ce qu'ils savaient. J'ai évidemment été très choqué de voir ma plainte classée sans suite et sans synthèse de la part de la commandante de police. De son côté, elle a subi les conséquences de sa décision de reprendre l'enquête afin de faire éclater la vérité, en ayant beaucoup de difficultés avec sa hiérarchie – à tel point qu'elle a dû être mutée. Quelque temps après, il s'est produit un événement étrange : mon équipe de défense a reçu l'enregistrement d'une conversation entre cette commandante de police et la vice-procureure chargée du dossier constitué sur la base de mes plaintes.

J'ai été choqué, c'est le moins qu'on puisse dire, de la teneur des propos échangés entre ces deux personnes. Décortiquant tout mon dossier, la vice-procureure fait en effet état de manœuvres ayant eu lieu en 2008 et en 2012, à la faveur des plaintes que j'avais déposées. Elle explique ainsi que l'ancien chef du parquet financier de Paris lui disait sans arrêt de ne pas mettre en porte-à-faux, en défaut, la Société générale, et que l'affaire ayant été jugée, elle n'avait pas à y revenir ; que le parquet voulait à tout prix sabrer les enquêtes dont j'étais l'initiateur ; enfin, qu'on lui demandait constamment de faire revenir le dossier auprès du parquet de Paris afin qu'il soit classé sans suite.

Elle se justifie en disant : « C'est vrai, moi j'ai toujours obéi. Il fallait faire revenir. Il fallait faire un non-lieu ab initio. », tout en indiquant qu'elle n'était pas d'accord avec le non-lieu qu'elle avait elle-même signé. Au cours de la même conversation, elle déclare que, pour elle, il était évident que la Société générale savait – ce qui ne l'empêchera cependant pas de signer le classement sans suite.

Lorsque mes plaintes ont été classées sans suite, je me suis constitué partie civile afin d'avoir accès à un juge d'instruction. Sur le même enregistrement, la vice-procureure Chantal de Leiris déclare : « J'avais dû lui envoyer sur ordre des réquisitions de non-lieu, il avait dit : " Non, on ne peut pas faire ça, il faut un minimum d'enquête ", je lui dis " Bah oui, mais c'est un ordre, c'est un ordre ". Il m'avait dit : " Bon, je vais vite faire ça, je l'entends et puis hop, on finit le dossier. " »

La vice-procureure dit encore à la commandante de police, au sujet de l'enquête effectuée par cette dernière en 2008 : « C'était une enquête préliminaire, vous avez la transparence de dire que vous ne connaissiez pas et que c'est la Société générale qui pilotait. […] Ce que l'on dit, c'est que c'est pas Aldebert qui a rédigé l'ordonnance de renvoi, c'est un des avocats qui lui a communiquée » – je précise que Jean-Michel Aldebert était procureur de la section financière du parquet de Paris.

Nathalie Le Roy exprime son étonnement : « Ah bon ? » et le dialogue se poursuit ainsi :

« - Non, mais il était acheté lui alors.

« - Aldebert ?

« - Ah ben oui. Vous ne vous rendez pas compte. »

Mesdames, messieurs les députés, si cela ne vous est pas trop insupportable, je vous invite à vous mettre quelques secondes dans mes chaussures et à vous demander s'il ne vous paraîtrait pas insupportable, en tant que justiciables, d'entendre ce genre de choses.

Chantal Le Leiris déclare également : « Ils étaient complètement sous la coupe des avocats de la Générale. Vous le gardez pour vous. C'était inimaginable. »

Et encore : « Moi je me souviens quand vous gériez l'enquête, sans arrêt Maes – Michel Maes, le patron de la section financière du parquet – me disait : " Mais faut lui demander qu'elle remonte ". Moi je lui disais : " Mais il n'est pas terminé " et il répondait : " Mais qu'est-ce que c'est que ça, on ne va pas passer autant de temps, non non, on lui demande au contraire d'être à charge, pas à décharge ". Parce que Maes, c'est les avocats de la Société générale. »

Vous imaginez l'écœurement que j'ai ressenti en prenant connaissance des informations révélées par cette conversation, d'autant que rien ne s'est passé lorsque j'ai cherché à les communiquer aux autorités compétentes. Cependant, un autre élément m'est encore parvenu quelque temps plus tard, quand j'ai appris qu'un assistant spécialisé du parquet de Paris ayant suivi toute l'enquête de 2008 : M. Bourgeois, aurait à l'époque rédigé un rapport dont l'une des parties était à décharge – il y évoquait, en effet, la responsabilité de la banque. Si j'ai bonne mémoire, c'est en 2016 que j'ai pu prendre connaissance de ce rapport – qui ne se trouvait évidemment pas versé au dossier, étant à décharge –, découvrant avec plaisir que ce garçon avait compris en 2008 ce que je n'avais moi-même pas encore compris. Sans doute pour se protéger, il a décidé d'écrire au procureur de la République, sous le visa de l'article 40 du code de procédure pénale, afin de dénoncer certains faits.

Il explique ainsi que, lors de la phase d'enquête, il a été convoqué à une réunion avec le procureur chargé du dossier et les avocats de la Société générale, afin de convenir de qualifications pénales à mon encontre – mes avocats n'étaient évidemment pas présents au cours de cette réunion. M. Bourgeois déclare également qu'après avoir rédigé ce rapport à décharge pour moi, il a été immédiatement dessaisi du dossier. En tout état de cause, son courrier adressé au procureur de la République confirme un élément suggéré précédemment par Chantal de Leiris, à savoir que le réquisitoire n'aurait pas été écrit par le parquet, mais par l'un des avocats de la Société générale. Il écrit en effet : « Début juin 2010, quelques jours avant l'audience, M. Aldebert est venu me trouver un soir que nous étions les derniers à la section financière, alors que je déposais une note au secrétariat. Il me demande alors de l'aide : il avait sous les yeux son réquisitoire contre M. Kerviel et me dit : " Mais quand on dit qu'il (M. Kerviel) achète des options, ça veut dire qu'il n'achète pas vraiment des actions ? " Ce qui était pour moi une rumeur persistante m'apparaissait dès lors corroboré : M. Aldebert n'avait pas rédigé le réquisitoire définitif. Les collègues du parquet racontaient qu'un des avocats de la Société générale lui avait remis un projet de réquisitoire sur clé USB. […] Notre conversation a mis en lumière que M. Aldebert ne comprenait pas le dossier et découvrait le réquisitoire qu'il disait avoir rédigé. »

À la lumière des éléments que je viens de vous exposer, j'ai déposé des plaintes entre les mains du parquet, parmi lesquelles, le 9 mai 2018, une plainte pour escroquerie en bande organisée. Un mois plus tard, le 13 juin 2018, sans qu'aucun acte d'enquête ait été réalisé, j'ai reçu un avis de classement sans suite. Le 28 juin 2018, j'ai formé, par l'entremise de mon avocat, un recours hiérarchique auprès de Mme Catherine Champrenault, dont je n'ai toujours aucune nouvelle…

Enfin, sur la base des mêmes éléments, nous avons également déposé un recours en révision. Si ce recours a été rejeté, il est à noter que l'arrêt rendu par la Cour de révision et de réexamen comporte une phrase extrêmement intéressante : « Quoi qu'il en soit, à supposer que ces éléments puissent être jugés recevables, il convient de relever qu'ils tendent seulement à établir que les magistrats du parquet étaient sous l'influence des avocats de la Société générale […] » Pour un justiciable qui, comme moi, livre une bataille judiciaire depuis douze ans, qui a fait de la détention, lire une telle phrase est insupportable et conduit à s'interroger sur les notions mêmes de justice et d'injustice.

Je vous pose la question, mesdames, messieurs les députés : vous serait-il confortable de subir ce que j'ai subi au cours d'un combat judiciaire à armes inégales ? J'ose espérer que l'histoire n'est pas terminée et j'espère également avoir pu, grâce à mon témoignage, vous éclairer sur les dysfonctionnements d'une justice qui semble parfois perméable à certains intérêts d'ordre politique ou économique. Quoi qu'il en soit, je dois vous dire que l'expérience que j'ai vécue me porte à croire beaucoup moins aujourd'hui en la justice qu'aux contes de fées que je lis à ma fille de 2 ans.

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