Intervention de Véronique Malbec

Réunion du jeudi 25 juin 2020 à 9h05
Commission d'enquête sur les obstacles à l'indépendance du pouvoir judiciaire

Véronique Malbec, secrétaire générale du ministère de la Justice :

Mon propos liminaire sera relatif à la question que vous nous avez posée sur les éléments budgétaires relatifs au programme « Justice judiciaire » et à la mission Justice dans son ensemble, en lien avec la question de l'indépendance de la justice. Comme responsable de la fonction financière ministérielle, et en cohérence avec les prescriptions de la loi organique relative aux lois de finances, la LOLF, le secrétaire général du ministère de la Justice assume le pilotage transversal des six programmes du ministère, en s'appuyant sur une vision d'ensemble des politiques publiques. Magistrate, je suis très attachée au respect de l'indépendance de la justice.

En tant que secrétaire générale et sous l'autorité de la garde des Sceaux, je me dois de poursuivre trois objectifs principaux : veiller à la défense des intérêts du ministère dans la négociation budgétaire dans la phase de préparation du projet de loi de finances, et ensuite au respect du cadre budgétaire qui a été fixé dans la loi de finances et voté par le Parlement ; veiller également à la bonne gestion du service public de la justice dans sa globalité ; garantir au sens large l'indépendance de la justice qui, comprise comme l'indépendance de la prise de décision juridictionnelle, nécessite des moyens – par exemple, en ressources humaines et pour le fonctionnement courant – suffisants pour ne pas être entravée.

Avant de détailler mon propos, il me semble en effet important de bien définir les concepts. Ce qui in fine est protégé, c'est bien l'indépendance de cette prise de décision individuelle ou collégiale des juges. Rien qui ne soit en provenance des partis, des pouvoirs publics, des médias, de l'opinion publique, ne doit pouvoir influer au fond cette décision, hors les règles de procédure définies par la loi ou les règlements. L'indépendance est un principe que nul ne conteste. Toutefois il est vrai qu'il n'est pas d'indépendance sans moyens matériels suffisants pour l'exercer.

Dans cette perspective, les questions financières dont j'ai la charge ont leur importance mais, selon moi, une importance relative car les vraies questions qui se posent sont de deux ordres : les moyens qui nous sont donnés sont-ils suffisants ? Et qu'en faisons-nous, c'est-à-dire comment sont-ils répartis en fonction des besoins qui sont exprimés ? Bien sûr, le budget doit permettre aux juridictions de fonctionner dans des conditions telles qu'elles garantissent le prérequis de ce fonctionnement. On doit leur assurer les locaux et les fluides. Ne pas y répondre favorablement pourrait attenter à l'indépendance dans la mesure où les juridictions ne seraient pas en capacité de répondre aux demandes des justiciables. Mais plus directement, ce sont les moyens mis à disposition pour préparer ou mettre en œuvre des décisions de justice – les frais de justice pour rémunérer des expertises ; les frais de déplacement pour exécuter une commission rogatoire internationale ; pour ne prendre que deux exemples – qui doivent faire l'objet d'une attention particulière, dans les limites du droit mais aussi du raisonnable. Un juge ne doit pas renoncer à un acte nécessaire à la réalisation de la vérité au seul motif qu'il saurait ne pas pouvoir le faire payer.

Les contours actuels de la mission Justice sont pluriels, comprenant les moyens dédiés à l'autorité judiciaire mais aussi notamment à l'administration pénitentiaire, à la protection judiciaire de la jeunesse, ou encore à l'aide juridictionnelle ou à l'aide aux victimes. Ils correspondent à un choix politique fort, celui d'un continuum du service public de la justice qui comprend : les moyens offerts aux citoyens pour connaitre leurs droits et saisir librement la justice ; le traitement de leur plainte ou requête dans un délai raisonnable jusqu'au jugement ou tout autre traitement alternatif ; la possibilité de bénéficier tout au long d'une procédure d'un conseil ou d'un soutien des avocats bien sûr, mais aussi des associations d'aide aux victimes, les points d'accès au droit, les relais d'accès au droit que vous connaissez ; l'exécution des décisions, qu'elles soient de détention, de probation ou de protection.

La justice est une institution. Elle embrasse aussi un ensemble de politiques publiques largement indissociables. Nous le voyons aujourd'hui avec l'application de la loi de programmation qui, par exemple pour la réforme des peines, nécessite un pilotage de plusieurs programmes du ministère. Si nous affectons par exemple dix conseillers d'insertion et de probation dans un ressort, cela a peu de sens, si en parallèle, nous n'affectons pas un magistrat et deux greffiers au service de l'application des peines, et inversement.

La justice est également un pilier de politique publique interministérielle, que ce soit dans le cadre de la protection de l'enfance, de la dépendance, du logement, du développement durable… La décision indépendante du juge est essentielle. Mais elle est toutefois un maillon d'une chaine qui la dépasse largement. En cela, il me semble que la justice judiciaire est fort différente de la justice administrative. Souvent citée en exemple, cette dernière ne me parait pas intervenir dans un tel degré d'interaction. Ainsi, loin de réduire les particularités de la justice, l'organisation actuelle permet d'intégrer le droit commun interministériel pour justement défendre nos spécificités et mieux porter nos politiques publiques.

À ce stade, vous me permettrez de vous présenter ma mission sous un angle plus technique. L'indépendance de la justice est un grand principe qui ne peut pas être mis à mal par des régulations budgétaires infra annuelles, qui restent limitées. Il a souvent été dit que la justice judiciaire avait à pâtir de sa coexistence avec l'administration pénitentiaire. Cette dernière a en effet des dépenses importantes, pour la gestion de ses personnels, des personnes placées sous-main de justice et des lieux qui les accueillent. Mais l'attribution des crédits est faite en parfaite transparence avec la direction du budget et le Parlement. Il n'y a pas de « détournement », du programme 166 « Justice judiciaire » vers celui de l'administration pénitentiaire. Une autre question est de savoir si la mission Justice, et plus spécifiquement le programme « Justice judiciaire », a suffisamment de moyens pour fonctionner.

Cette indépendance est soutenue par le statut des magistrats, qu'ils soient du siège ou du parquet, et même, depuis trois ans, par une loi de programmation quinquennale expansionniste, ce qui est assez rare dans le contexte budgétaire actuel. Avec cette hausse continue des ressources, et cette amélioration des conditions d'exercice de la justice, il m'est plus facile de défendre cette indépendance. Et je peux affirmer avec force qu'aucune des décisions de régulation budgétaire prises ces dernières années en gestion, par le responsable de programmes ou par celui de la fonction financière du ministère que je suis, n'ont évidemment jamais répondu à une quelconque volonté de représailles, pour quelque décision judiciaire que ce soit. Elles n'ont pas non plus contraint les juridictions dans leurs choix stratégiques, ni même dans leur gestion.

Certes, je le reconnais, certains crédits de personnels, initialement inscrits au programme budgétaire 166 « Justice judiciaire », ont pu par le passé être divertis en gestion vers le programme 107 « Administration pénitentiaire ». Cela été fait dans la limite, fixée par la LOLF, de 3 % des crédits votés par le Parlement. Et ces crédits, j'insiste sur ce point, n'ont pas fait défaut aux juridictions, puisqu'ils étaient de toute façon systématiquement annulés, car ils résultaient de marges budgétaires observées en gestion ; au-delà même du transfert effectué vers l'administration pénitentiaire, les lois de finances rectificatives en attestent.

Ces mouvements ne résultent pas non plus d'une pratique de gestion différenciée ex ante entre programmes de la réserve de précaution interministérielle que je refuse d'accorder au contrôleur budgétaire ministériel et à la direction du budget. Ce dernier souhaiterait en effet, dès le début de l'année et au moment de la programmation des crédits, auto-assurer des dépenses obligatoires par une augmentation du taux de réserve de certains programmes pour alléger le taux de réserve des programmes qu'il juge moins soutenables.

Si le programme 166 avait constitué une mission à lui seul, il n'aurait pas pu pour autant dépenser plus de crédits, puisque ses besoins en gestion n'étaient alors pas supérieurs, et il n'aurait pas pu non plus contribuer par ce geste marginal de mutualisation – et sans effort réel, puisqu'il s'agissait de crédits non consommés – au sein de la mission à la politique globale de la justice. Les transferts de crédits entre missions sont certes possibles, mais ils résultent alors d'équilibres budgétaires interministériels sur lesquels le ministère de la justice dispose de moins d'emprise. Les virements-annulations de crédits annuels ou même les révisions à la baisse des moyens budgétaires pluriannuels, comme ce fut le cas lors de la programmation budgétaire triennale de 2019, ne sont de fait pas à mettre au débit du découpage en programmes ou en missions de la politique de la justice, mais résultent de nos difficultés communes à faire croître nos effectifs aussi vite que prévu – il faut du temps pour recruter et former des magistrats ou des fonctionnaires de greffe –, mais aussi à développer nos ambitieux programmes d'investissements immobiliers ou technologiques. Si ces mouvements devaient saper un jour l'indépendance de la justice, le Parlement aurait par ailleurs tout loisir, lors de la loi de finances suivante, de les inverser puisqu'il est toujours pleinement informé.

Le secrétariat général œuvre sans relâche pour soutenir les efforts de tous les responsables de programmes, en faveur d'une gestion saine et efficace des deniers publics, ressource rare s'il en est. En facilitant l'accès aux formations continues des personnels des juridictions, en organisant la plus grande professionnalisation de leur fonction achats, en partageant les bonnes pratiques ou encore en offrant des compétences techniques en soutien depuis Paris mais également au sein de chaque région puisque nous avons des délégations du secrétariat général en régions, nous soutenons chacun des directeurs de programmes et nous montrons aussi chaque jour que la mutualisation de certaines fonctions renforce la capacité de gestion de chacun et permet ainsi à chaque responsable de programme ou chaque chef de cour, responsable de BOP (budget opérationnel de programme) de retrouver des marges de gestion.

Une mutualisation budgétaire telle que nous la pratiquons, limitée, entre programmes d'une même mission, n'affaiblit pas la gestion des programmes. Au contraire, c'est la mutualisation par un secrétariat général très volontaire, des compétences techniques rares, et des bonnes pratiques de gestion au sein d'une mission politique large, qui renforcent la capacité stratégique de chaque programme et donc in fine permet à la justice d'exercer ses activités en toute indépendance.

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