Intervention de Jean-Guy Huglo

Réunion du jeudi 18 juin 2020 à 9h30
Commission d'enquête sur les obstacles à l'indépendance du pouvoir judiciaire

Jean-Guy Huglo, doyen de la chambre sociale de la Cour de cassation :

En complément, je souhaiterais faire quelques observations sur ce que cette plainte disciplinaire dit de manière plus générale sur l'indépendance de la justice en France.

La mise en œuvre du mécanisme qui a été ouvert par la loi organique de 2010 suscite en effet un certain nombre de difficultés.

La première tient à la question de savoir si le droit de récusation constitue un droit du justiciable à son libre choix de l'utiliser ou non, ou s'il constitue un préalable à l'introduction d'une plainte disciplinaire.

Lorsque le justiciable est parfaitement informé de la cause de récusation, lorsqu'il est parfaitement informé de la composition de la formation, ne serait-ce que parce que c'est lui-même qui a demandé le renvoi devant une formation élargie, comme vient de le dire le président Frouin, lorsque l'affaire est plaidée, qu'il est présent à l'audience et qu'il se garde bien de faire valoir son droit de récusation, peut-on admettre qu'il attende le prononcé de la décision et, en fonction du sens de la décision – c'est là que se trouve le point important et problématique – suscite une campagne de presse chez certains médias et introduise une plainte disciplinaire ?

Dans la jurisprudence de la CEDH, et dans celle de la Cour de cassation française de manière générale, un justiciable est irrecevable à formuler un grief tenant à la composition de la juridiction si, informé de cette composition et de la cause des récusations, il n'a pas fait usage de son droit de récusation. Nul doute que lorsque la décision est favorable au justiciable, aucune plainte disciplinaire n'est formée – et pour la raison simple que ce n'était pas la première fois que nous statuions dans un dossier concernant la société mère Wolters Kluwer France alors même que des magistrats de la chambre, pas seulement nous trois mais bien d'autres, y compris mon prédécesseur doyen et son prédécesseur avant lui, ont statué dans la même configuration dans des dossiers concernant la société mère Wolters Kluwer France, alors même qu'ils donnaient de temps à autre, de manière ponctuelle, des conférences pour la société Liaisons sociales, qui est l'une des douze filiales de la société Wolters Kluwer France.

Comme ces décisions avaient été jusqu'ici défavorables à la société Wolters Kluwer France – moi-même en ai rendu deux défavorables avant cette affaire –, il n'y a jamais eu la moindre plainte disciplinaire. La difficulté tenant à l'absence pour les justiciables d'avoir fait usage au droit de récusation est qu'elle introduit un lien entre le sens de la décision et l'introduction, ou non, d'une plainte disciplinaire. C'est assez préoccupant.

Au Royaume-Uni, l'indépendance de la justice résulte de l' Act of settlement – l'Acte d'Établissement – qui date de 1701 ! Il énonce une règle extrêmement claire et simple : aucun juge ne peut faire l'objet d'une procédure, qu'elle soit civile, pénale ou de quelque nature que ce soit, du fait de l'exercice de ses fonctions de juge. Bien évidemment, il doit exister un régime disciplinaire pour les magistrats, mais la décision de justice elle-même doit être un sanctuaire. Sa remise en cause ne peut résulter que de l'exercice des voies de recours. Or ce que l'on appelle le déport – qui, juridiquement, s'appelle l'abstention – et la récusation sont des règles de procédure qui figurent au code de procédure civile et qui font l'objet d'un contrôle par la juridiction supérieure – pour la Cour de cassation, très indirectement, par la Cour européenne des droits de l'homme.

Introduire un tel lien entre le sens de la décision et l'introduction d'une plainte disciplinaire, surtout pour la Cour de cassation, fragilise la décision de justice. Cette fragilité est d'autant plus grande qu'il n'y a pas de limite à l'impartialité objective. Ce sera ma deuxième observation.

Selon la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l'homme, l'impartialité objective tient aux apparences. Donc, jusqu'où vont les apparences ? Le fait notamment de donner de manière ponctuelle des conférences pour une des filiales d'une société mère interdit‑il à un juge de statuer dans un dossier relatif à la société mère ? La jurisprudence de la Cour européenne des droits de l'homme en matière d'impartialité de la juridiction porte sur des affaires dans lesquelles la personne morale en question est la même. À ce jour, la CEDH n'a jamais été amenée à se prononcer sur une situation où la personne morale sur laquelle le juge doit statuer est distincte de la personne morale avec laquelle il a un lien.

La Cour européenne des droits de l'homme est saisie de la question. Elle y répondra peut-être, si elle ne déclare pas la plainte irrecevable. Mais, en l'état, personne ne peut dire si elle estimera qu'il y a un manquement à l'impartialité objective.

Ma troisième observation concerne la condition prévue par la loi organique selon laquelle le juge doit être dessaisi du dossier pour que la plainte disciplinaire soit recevable.

On comprend très bien que cette condition est, en effet, protectrice de l'indépendance de la justice lorsqu'il s'agit des juridictions du fond, c'est‑à‑dire des tribunaux et des cours d'appel, mais elle est insuffisante à l'égard de la Cour de cassation. Il faut bien comprendre que cette dernière n'est jamais dessaisie de ses jurisprudences. Nous ne sommes pas un troisième degré de juridiction ; nous ne jugeons pas les justiciables. Nos justiciables à nous, ce sont les arrêts des cours d'appel. En tant que doyen, j'examine en moyenne 800 arrêts par an. La chambre sociale en rend à peu près 4 000. La première chose et quasiment l'unique chose que je regarde est la règle de droit que le conseiller rapporteur fait dire à la Cour de cassation et la règle de droit qui a été énoncée par la cour d'appel. Je ne regarde jamais le nom du salarié ni celui de l'employeur, qui me sont parfaitement indifférents.

Nos jurisprudences s'appliquent évidemment quel que soit le justiciable en cause. On ne saurait exclure qu'à l'occasion d'une plainte disciplinaire, une forme de pression soit exercée sur une des chambres de la Cour de cassation quant à ce qui est ressenti comme étant l'orientation jurisprudentielle de la chambre. Il ne vous aura pas échappé que le droit du travail a connu depuis 2013 une métamorphose absolument considérable, avec une grande loi tous les ans : la loi Sapin, la loi Rebsamen, la loi Macron, la loi travail, les ordonnances… Toutes ces réformes du droit du travail vont dans un sens qui est aisément discernable.

Certains milieux du droit du travail ont cru que la chambre sociale allait s'opposer à ces réformes grâce aux directives de l'Union européenne, à la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l'homme ou de la Cour de justice européenne, qui est de plus en plus abondante en matière de droit social, ou grâce aux conventions de l'Organisation internationale du travail – je rappelle que la France est le deuxième État au monde en ce qui concerne le nombre de conventions ratifiées de l'OIT. Mais c'est une erreur d'analyse. Dans tout système politique, il existe une forme d'équilibre entre le pouvoir judiciaire et le pouvoir politique. Lorsque le pouvoir politique est absent, on comprend que le pouvoir judiciaire soit extrêmement fort et puissant, très interventionniste. Ce n'est pas pour développer une volonté de puissance, mais parce qu'il faut bien que quelqu'un dise la norme et que nous sommes régis par la prohibition du déni de justice. Quelqu'un doit donc dire quelle est la règle de droit.

L'exemple type est le système de l'Union européenne. J'ai travaillé plusieurs années à la Cour de justice de l'Union européenne. Il faut dix ans pour obtenir une directive. Un grand nombre de progrès du droit de l'Union européenne résulte d'arrêts de la Cour de justice de l'Union européenne. Mais à partir du moment où le pouvoir politique reprend la main, qu'il produit de la norme – ce qui est le cas en droit du travail depuis 2013 en France, comme vous le savez –, le juge doit cultiver un certain retrait. Nous considérons, et je pense que c'est ce que considèrent tous les magistrats de la chambre sociale dans sa composition actuelle, que ce n'est pas à nous de dire quel est le droit du travail dont la société française a besoin en ce début du XXIème siècle.

Nous avons donc accompagné les évolutions souhaitées par le législateur sans les remettre en cause, sauf certains cas pour lesquels nous avons dû veiller au respect de nos obligations européennes et internationales. Un certain nombre d'arrêts viennent nuancer l'application de la norme mais, sous cette réserve, la remise en cause n'est pas considérable. Nous savons pertinemment que les organisations syndicales de Wolters Kluwer France ne sont pas seules derrière cette plainte. Cette plainte est l'expression d'une déception, voire d'un ressentiment vis-à-vis de l'attitude de la chambre.

Ma dernière observation concerne l'aspect médiatique de l'affaire.

La plainte disciplinaire contient plusieurs contrevérités manifestes, que le rapporteur du Conseil supérieur de la magistrature, qui n'était d'ailleurs pas un magistrat mais une personnalité extérieure désignée par le Président du Sénat, a parfaitement identifiées dans son rapport à l'issue de plusieurs mois d'enquête.

Nous avions pensé, compte tenu de la campagne médiatique qui s'est fait l'écho de la plainte et de ce qu'elle contenait, faire un certain nombre de droits de réponse. Mais nous avons rapidement renoncé parce que les magistrats ne sont pas des justiciables comme les autres. Qu'un justiciable particulier suscite un procès médiatique avant même le procès proprement dit devant la juridiction compétente, c'est son droit le plus strict. Mais à partir du moment où le Conseil supérieur de la magistrature était saisi de l'affaire et que son rapporteur était en train de procéder à une enquête, c'est à cet organe constitutionnellement institué par les articles 64 et 65 de la Constitution que nous devions réserver nos explications. Nous avons donc subi une campagne médiatique sans pouvoir répliquer.

La Cour européenne des droits de l'homme indique que le juge doit être protégé des pressions, et identifie trois cercles d'où peuvent venir ces pressions : des pressions du pouvoir politique, cela va de soi ; des pressions de l'opinion publique, ce qui relève plus de sa propre conscience de juge ; et des pressions des parties. Je crains que par l'instrumentalisation qui peut être faite de la loi organique, qui, par ailleurs, est en elle-même tout à fait justifiée et constitue un progrès, nous ne soyons plus protégés des pressions des parties. Ce n'est sans doute pas un hasard si la chambre sociale est la première chambre de la Cour de cassation à avoir été confrontée à cette difficulté, compte tenu du caractère éminemment sensible du droit du travail.

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