Intervention de Hervé Bléjean

Réunion du mercredi 5 janvier 2022 à 9h05
Commission de la défense nationale et des forces armées

Hervé Bléjean, vice-amiral d'escadre, directeur général de l'état-major de l'Union européenne :

Je prendrai les questions dans l'ordre.

Concernant le nombre de militaires français à l'OTAN et à l'UE, la différence quantitative est bien sûr importante, mais il faut plutôt regarder le pourcentage : le pourcentage de la contribution française dans le volume des militaires pouvant être déployés au sein de l'Union européenne est-il identique à celui de l'OTAN ? Oui, à peu près. L'OTAN est une structure de commandement permanente de plus de 10 000 personnes ; l'EMUE compte 200 personnes et la MPCC, 60. La France est assez peu présente dans les EUTM puisqu'elle l'est en parallèle, par exemple avec Barkhane et Takuba. Mais elle envisage d'éventuels transferts de personnels en fonction de l'évolution de la situation au Mali.

Les chiffres que vous avez cités sont les bons, environ 700 contre 70, auxquels il faut ajouter quelques militaires à l'Agence européenne de défense et auprès de la DG DEFIS fournissant un groupe d'expertise pour la mise en application du FED. La question qui en découle porte sur la comparaison entre la structure de commandement de l'OTAN et celle de l'UE : où allons-nous dans ce domaine ? Au-delà de la seule phase agréée aujourd'hui de la MPCC, la véritable réflexion doit porter sur la structure de commandement que nous voulons instaurer pour assumer la totale ambition de l'Union européenne.

Je suis persuadé qu'à terme, dans un modèle un peu à la française, la solution serait d'avoir un état-major de conduite de toutes les opérations à Bruxelles, auquel seraient rattachés les états-majors nationaux qui conduiraient éventuellement des opérations localement. Je ne le comparerai pas à un mini SHAPE (Grand quartier général des puissances alliées en Europe de l'OTAN) à Bruxelles, mais cela peut ressembler. Si nous n'allons pas jusque-là, nous resterons au milieu du gué s'agissant de l'affirmation de la possibilité collective de l'UE de commander des opérations, y compris majeures.

La mise en commun des coûts est une question qui s'ouvre, notamment dans le cadre de la boussole stratégique – qui, c'est vrai, reste très confidentielle pour le moment.

L'Union européenne souffre d'un fort handicap en ce qui concerne le financement des opérations militaires, de par sa construction même : le Traité a exclu d'entrée de jeu le monde militaire, dans l'optique du « plus jamais ça » d'après la Seconde guerre mondiale. Il a donc exclu toute utilisation du budget de l'Union européenne à des fins militaires. C'est l'une des raisons pour lesquelles nous sommes très en retard dans le développement des moyens sécurisés de communication : cela ne pose aucun problème d'en fournir aux délégations et ambassades de l'Union européenne dans les différents pays pour les missions civiles qui relèvent de la Commission, mais cela devient impossible dès qu'il est question de l'EMUE et de la MPCC, alors même qu'il serait dans notre intérêt d'élaborer un système commun d'information sécurisée. Nous nous heurtons à une fin de non-recevoir de ceux que j'appelle les « ayatollahs légaux » de la Commission parce que cela relève du domaine militaire. D'ailleurs, le Fonds européen de défense représente déjà, pour certains partis politiques des États membres, une encoche dans le traité.

La seule solution possible, ce sont les coûts communs. Je suis persuadé que nous ne pourrons pas nous passer, si nous voulons être plus efficaces et attirer davantage les États membres vers les opérations et vers des capacités de déploiement rapide, d'offrir les garanties d'une plus grande couverture par les coûts communs.

Le mécanisme Athena a disparu, intégré dans la Facilité européenne pour la paix. Il constitue son pilier « Opérations », le second pilier étant relatif aux mesures d'assistance permettant de fournir des équipements aux militaires de pays partenaires.

Pour le moment, il n'y a pas vraiment d'évolution de la mécanique opérationnelle des coûts communs dans l'enveloppe totale. Une des particularités de la FEP est qu'elle est plafonnée globalement : si plus d'argent est utilisé pour un pilier, l'autre en aura moins. Il faut donc trouver un bon équilibre. Aujourd'hui, nous dépensons en moyenne 110 millions d'euros pour la partie opérationnelle, pour couvrir les quatre missions et les trois opérations. C'est peu.

Je sais que la France n'est pas toujours favorable à l'augmentation des coûts communs, mais sans cette « carotte » pour inciter les États membres à davantage contribuer, nous aurons du mal à avancer. La capacité de réaction rapide doit pouvoir s'entraîner : elle n'a jamais fait d'exercices réels, les livex, seulement des exercices sur papier. Et pour en faire, il faut les financer à peu près de la même façon que le fait l'OTAN, toute échelle conservée.

En ce qui concerne la diversité de l'industrie, c'est à l'AED qu'il appartient de réduire la diversité des produits. L'objectif est de ne pas avoir quinze modèles différents lorsque nous avons besoin d'une frégate ou d'un char de combat qui remplisse les critères de plusieurs États membres. Il est essentiel d'aller vers de telles économies. À ce titre, il serait intéressant d'entendre le directeur exécutif de l'AED, l'ambassadeur Šedivý, avec lequel je travaille très régulièrement sur ce sujet. Notre optique n'est pas du tout d'exporter, mais de fournir aux forces des États membres des capacités qui répondent à leurs besoins et aux ambitions de la PSDC.

S'agissant de la Méditerranée, je dois dire que l'Union européenne n'est pas très à l'aise avec son environnement immédiat. La boussole stratégique a clairement cité la Méditerranée et la Turquie dans le catalogue des menaces et des défis. Le dialogue avec la Turquie est assez ambigu, considérée à la fois comme un empêcheur de tourner en rond et comme un voisin proche avec lequel on ne peut pas être en rupture complète.

Par ailleurs, il y a une tendance à penser que la Méditerranée, à l'exception de l'opération Irini qui répond à un objectif très particulier, est la chasse gardée de l'OTAN. Il faut réfléchir au moyen d'établir l'assertivité de l'Union européenne dans cette zone sans donner l'impression de vouloir entrer en compétition dans la zone de responsabilité du commandement suprême des opérations de l'OTAN, qui inclut la Méditerranée et la mer Noire.

J'ajouterai que ce discours est porté par peu d'États membres : la Grèce et Chypre évidemment, la France, l'Italie et l'Espagne dans une moindre mesure. Encore un exemple de la difficulté de concilier les ADN des différents pays.

Bref, la prise de conscience s'est opérée, mais il existe un certain malaise qui entrave le développement de quelque chose d'efficace en Méditerranée.

Vous avez mentionné la présence maritime coordonnée dans le golfe de Guinée : elle est récente, et c'est un cas pilote. Avant d'aller plus loin, nous avons décidé d'expérimenter le projet dans un ensemble géographiquement et politiquement cohérent avec le processus de Yaoundé. Cela fonctionne assez bien, mais il y a néanmoins des limites à cet exercice de présence maritime coordonnée. Ce n'est ni une opération ni une mission, ce qui permet d'ailleurs d'y associer le Danemark. Ce n'est pas de la coordination, en réalité, mais de la mise en commun : j'héberge au sein de l'EMUE cette cellule qui met en commun les informations des États membres et qui incite au multi-bilatéralisme. En effet, donner de la visibilité sur ce que font les bateaux déployés par les États membres, leurs intentions, leur agenda et éventuellement leurs projets industriels ou d'export, incite un dialogue entre eux. Mais je n'ai aucune autorité sur les États membres en la matière.

Telles sont donc les limites de l'exercice, mais comme il fonctionne bien, l'idée est de développer le même concept, favorisant un partenariat régional ou entre acteurs, dans le nord de l'océan Indien. C'est un projet de la présidence française. Cela permettra aussi de mettre en cohérence les actions menées dans différents cadres – opérations Atalante ou Agénor, bâtiments de passage des coalitions menées par les Américains…

Aujourd'hui, la Grèce et Chypre nous demandent d'établir ce même mécanisme de concertation et de coordination en Méditerranée notamment orientale – mais là encore, nous sentons bien que cela n'ira pas de soi.

L'opération Irini, que je connais bien puisque j'ai été le premier commandant adjoint de l'opération Sophia, a ses limites, qui sont celles du droit international maritime. Tant qu'une résolution ne nous l'autorisera pas – et nous ne l'aurons pas, car les Russes et les Chinois s'y opposeront – nous ne pourrons pas à aller au-delà du droit maritime et visiter un bâtiment, en cas de doutes raisonnables sur une activité illicite, sans l'accord de l'État du pavillon. Et la Turquie oppose systématiquement un refus au commandant de l'opération.

L'opération Irini représente aussi la possibilité d'impliquer les garde-côtes libyens dans le développement de leur efficacité, mais là encore, la Turquie leur souffle à l'oreille de s'y opposer et, pour le moment, nous nous heurtons à une fin de non-recevoir. Alors oui, je partage votre sentiment que l'opération a atteint un seuil d'efficacité.

Concernant l'évolution du positionnement américain, je dirais qu'à toute chose, malheur est bon. L'évacuation d'Afghanistan et l'affaire AUKUS ont démontré que les États-Unis seront indiscutablement toujours notre allié principal, mais que nous ne pouvons pas compter sur un alignement permanent de nos agendas – ni d'ailleurs sur une discussion appropriée pour comprendre les évolutions de leurs intentions.

Au lendemain de l'affaire afghane, lors d'une réunion informelle des ministres de la défense, tous ont insisté, y compris ceux des pays les plus pro-OTAN, comme la Pologne et les pays baltes, sur la nécessité d'être capables d'agir de façon autonome pour défendre les intérêts stratégiques de l'Union dans son proche et moyen environnement. L'impact a donc été fort, et cette vision sous-tend les travaux sur la boussole stratégique. Le terme même d'autonomie stratégique demeure sujet de débat, mais sa définition sera celle donnée par la boussole stratégique sur notre capacité d'agir.

S'agissant du contexte budgétaire, nous pouvons choisir de voir le verre à moitié vide ou à moitié plein. Il y a du progrès. Lorsqu'on me dit que le FED n'est doté que de 7 milliards d'euros contre 13 prévus, je réponds que c'est 7 au lieu de zéro. Il s'agit d'une progression qui était inimaginable il y a cinq ans. Dans ce monde de consensus, il faut accepter une certaine patience stratégique, même si elle est frustrante.

La recherche permanente du consensus est à la fois une force et une faiblesse de l'Union européenne ; tout ne va pas de soi, mais cela progresse. Le burden sharing, comme on l'appelle au sein de l'OTAN, n'a pas été inventé par M. Trump, qui l'a juste rendu plus brutal : M. Obama le soutenait déjà assez vigoureusement et M. Biden continue. Ce n'est rien d'autre qu'inciter l'Europe – l'Union ou un peu plus – à se prendre en main.

L'intérêt des États-Unis, qui ne sont d'ailleurs pas dans la zone de responsabilité du commandement opérationnel de l'OTAN – je rappelle qu'ils disposent d'une organisation pour leur propre défense, le NORAD, Commandement de la défense aérospatiale de l'Amérique du Nord – est que l'Europe puisse se prendre en charge, quel que soit le cadre, pour pouvoir regarder ailleurs – autrement dit, comme nous le disent toutes les indications, vers la Chine. J'ai constaté lors de mon voyage récent aux États-Unis que notre allié américain accepte et encourage le développement, y compris au sein du cadre de l'Union européenne, d'une capacité à agir. Nous sortons donc d'un débat sur la duplication qui reste pourtant un peu trop ancré selon moi dans les propos du secrétaire général de l'OTAN.

Concernant l'articulation entre la boussole stratégique et le concept stratégique de l'OTAN, je dois dire que les échanges sont assez limités, comme le veut la confidentialité des travaux. De façon formelle, le secrétaire général du SEAE et son secrétaire général adjoint Charles Fries sont allés présenter au Conseil de l'Atlantique nord les différents travaux liés à la boussole stratégique. La réciproque a été bloquée par la Turquie. Il n'y a donc pas eu de concrétisation, même si la volonté politique est là, d'une véritable information sur le développement du concept stratégique.

Il va de soi que ces deux documents doivent être en cohérence, mais ce sont des exercices différents. Je me réjouis que la boussole stratégique doive être produite en premier, car il ne faut pas qu'elle soit perçue comme un sous-produit du concept stratégique de l'OTAN : elles sont complémentaires. La boussole stratégique est une feuille de route plus pratique.

Les divergences de vues des États membres sont inévitables. C'est compliqué : les États de l'Union membres de l'OTAN n'ont déjà pas tous la même vision de leurs intérêts immédiats, et il faut y ajouter les autres, dont beaucoup vivent une neutralité constitutionnelle. Prenons l'exemple de la FEP : il a fallu deux ans de négociations pour parvenir à délivrer des équipements militaires, incluant des équipements létaux. Mais j'ai le sentiment qu'aucun État ne veut être celui qui aura bloqué le système – alors qu'il en suffit d'un. Nous avançons donc, péniblement mais nous avançons. Et lorsque nous arrivons à emporter une décision significative portée par les Vingt-Sept, c'est une vraie force pour l'Union européenne, d'autant que nos compétiteurs comme nos alliés savent combien ce consensus a été difficile à obtenir.

Le cyber spatial est un nouveau champ de développement qui sera fortement appuyé par la boussole stratégique. La France sera particulièrement motrice pour porter le segment spatial. Là aussi l'Agence européenne de défense a un rôle clé, ainsi que la Commission, au travers de la DG DEFIS, pour développer une approche collective, non seulement dans les capacités mais aussi dans la compréhension légale de ce que nous pouvons faire sans entacher les souverainetés.

Aujourd'hui, l'attribution d'une attaque cyber est un véritable exercice de souveraineté. Hier, à l'OTAN, le discours était que c'était un acte souverain qu'il n'était pas question de collectiviser. Aujourd'hui, l'Union européenne cherche un moyen de pouvoir porter elle-même une réaction face à une action agressive dans le domaine du cyber espace.

Il s'agit d'un domaine nouveau, nous allons voir comment il va évoluer. Ce qui est certain, c'est qu'il est à la mode, comme tout ce qui est associé aux nouvelles technologies : je pense donc que des développements interviendront.

Pour en revenir à la boussole stratégique, la première mouture a été envoyée dans les capitales. Je ne sais pas quelle publicité en a été faite. Les travaux sont assez confidentiels.

Ce que je puis vous dire, c'est que son premier volet est fondé sur la compréhension de l'environnement, autrement dit l'analyse de la menace. À partir de ce socle, les États membres détermineront, pour les dix prochaines années, les menaces qu'ils souhaitent traiter collectivement – menaces étatiques, hybrides, transverses telles que le terrorisme, etc.

Suivent quatre autres chapitres. Le premier concerne la capacité d'agir. Il traite de la mise en place de la capacité et du processus de décision politique devant assurer une plus grande rapidité et flexibilité. Il s'agit de pouvoir opérer réellement, y compris en milieu non permissif.

Le deuxième chapitre traite de la résilience. Il existait un écueil, qui consistait à vouloir nous recentrer sur nous-mêmes et à organiser notre espace de défense et sécurité à l'intérieur des frontières européennes : nos forces armées auraient été utilisées pour distribuer des vaccins et des masques à la population pendant les pandémies… Ce danger a été évité. Je précise que l'EMUE vient en soutien de la PSDC, qui ne se conçoit qu'à l'extérieur des frontières : pour l'intérieur, il y a d'autres mécanismes. En ce temps de non-paix, la menace fait désormais bien partie de la résilience, en particulier les menaces hybrides dans les domaines globaux que sont le cyber, l'espace et le maritime.

Je précise que ces chapitres donnent les objectifs, mais aussi le calendrier de la feuille de route. C'est important de poser cette contrainte pour ne pas être renvoyés à des travaux interminables tels que nous en avons l'habitude dans le processus bruxellois.

Le troisième chapitre est relatif au processus capacitaire de l'Union européenne. Trois logiques cohabitent. D'abord, celle pour laquelle je suis payé à l'EMUE, qui consiste à mesurer l'écart entre les capacités des États membres et le niveau d'ambition fixé par la PSDC établie en 2016. Un rapport de progrès annuel et la CARD me permettent d'évaluer ce qui manque, selon des scénarios génériques, qui doivent être opérationnels. Je précise que les écarts sont très majoritairement alignés sur ceux qui sont identifiés par l'OTAN : il y a donc une cohérence dans notre approche capacitaire.

Ensuite, étant donné que la PSDC ne suffit pas à dimensionner le développement capacitaire des États membres, qui ont des besoins propres, nationaux ou liés à d'autres organisations telles que l'OTAN, il appartient à l'AED d'aider les États membres à acquérir de façon rationnelle les capacités dont ils expriment le besoin. Elle le fait en cherchant le meilleur rapport qualité-prix, ce qui ramène à la question de la fragmentation dont nous parlions tout à l'heure.

Le rôle de la DG DEFIS, elle, est de dire comment organiser la BITD européenne pour répondre aux exigences à la fois de l'ambition européenne et de la programmation capacitaire portée par l'AED.

Ces trois logiques sont nécessaires, mais leurs calendriers ne sont pas forcément alignés. Je suis pour ma part un cycle court, de quatre ans, aligné sur celui de l'OTAN ; pour la programmation capacitaire, l'AED a nécessairement une vision à plus long terme ; la DG DEFIS a, quant à elle, une vision de développement industriel.

Vous m'avez interrogé sur la façon d'aller plus vite dans la chaîne de décision. La recherche du consensus est une force, mais aussi une faiblesse, car les négociations prennent du temps. L'idée est donc d'effacer un certain nombre d'obstacles, de façon préventive ou en utilisant des mécanismes existants.

Pour agir de façon préventive, le chapitre « Agir » de la boussole stratégique contient des scénarios sincères et réalistes face à l'émergence de certaines crises et présente une planification préventive : si telle crise se produit, voilà comment nous déclencherons la mission. Ainsi, les États membres ayant déjà donné leur agrément, la décision serait plus rapide.

Quant aux mécanismes existants, il s'agit de l'article 44 du Traité sur l'Union européenne, qui précise la capacité d'un certain nombre d'États membres d'agir, avec l'accord et au nom de l'UE, pour porter la défense d'intérêts qui leur sont propres mais qui concernent aussi l'Union européenne. Par exemple, si demain quelques États membres souhaitent intervenir dans un pays d'Afrique et pas les autres, l'invocation de l'article 44 leur permettra d'obtenir un consensus collectif pour intervenir sous le drapeau de l'Union européenne, mais toute la suite – ordres d'opérations, catalogue des règles d'engagement… – dépendra de leur seule autorité. Cela évite d'être bloqué en chemin par un État membre qui de toute façon ne participera pas à l'opération, comme cela a été le cas pour le lancement de l'opération Irini avec l'Autriche, qui n'y prend part ni de près ni de loin.

Le quatrième chapitre de la boussole stratégique est relatif aux partenariats, qu'elle essaie d'organiser et auxquels elle essaie de donner du sens. On y trouve au premier chef l'OTAN, les partenariats bilatéraux par exemple avec les États-Unis, l'Union africaine, l'ONU, etc.

La deuxième version de la boussole stratégique sera communiquée demain aux États membres. Il appartiendra ensuite à chacun d'organiser sa communication interne sur le sujet, mais il est vrai que tout cela reste assez confidentiel pour l'instant.

Vous m'avez demandé des exemples de guerres hybrides. Jusqu'à présent, nous avions tendance à considérer que ce type de guerre avait lieu dans des domaines assez classiques, comme le cyber ou l'espace – des domaines comme je le disais sous le seuil de la guerre conventionnelle et au-dessus du seuil de l'action, où il est compliqué de pointer du doigt un coupable et d'enclencher un mécanisme de défense.

Aujourd'hui, ce champ hybride a investi d'autres domaines d'action, à commencer par celui de la désinformation, qui est une vraie guerre. Elle fait rage en particulier en République centrafricaine. Pour vous donner un exemple personnel, lors de ma dernière visite en RCA, j'ai présidé la cérémonie de changement de commandement de la force EUTM, entre le Portugal et la France : par la suite, des articles dans certains journaux locaux m'ont accusé d'avoir fomenté une tentative d'assassinat du président Touadéra au cours de cette cérémonie. Il semble que je n'ai pas été très efficace…

Voilà à quoi nous sommes confrontés en permanence. L'Union européenne, qui ne joue pas avec les mêmes armes, puisqu'elle reste dans le champ de la légalité, n'est pas bien équipée pour y répondre. Elle se contente de réagir aux attaques. Nous devons entrer dans le champ de la vente du produit. Nous ne savons pas nous vendre, ou mal : nous ne parlons pas de ce que nous faisons, du train qui arrive à l'heure alors que cela été un exploit. Il faut faire un gros effort, y compris dans ma propre boutique, en matière de communication stratégique.

La communication stratégique du SEAE est très centrée sur le haut représentant. Ce qui est bon pour la communication du haut représentant est nécessairement bon pour la communication de l'Union européenne, mais il nous faudrait malgré tout, dans un cadre bien fixé, que les échelons subordonnés aient un champ plus libre pour pouvoir vendre leurs produits au quotidien.

S'agissant de mon mandat, il expirera le 1er juillet 2023. Il s'agit d'une élection : il y a aura différents candidats, pour lesquels les chefs d'état-major des armées votent à bulletin secret. La règle est de ne pas présenter un candidat de la même nationalité que le sortant – je suis le second Français à ce poste, quinze ans après le premier. Ce sont toutes des personnes de qualité, mais cela pose un problème de continuité du cheminement opérationnel.

Fort de mon ADN français, j'essaie d'imprimer beaucoup d'opérationnalités à tout ce que nous faisons. Un représentant d'un pays neutre n'aura pas forcément la même vision et pourra revenir à un monde de processus, soit dit sans critique. Puisque le prochain directeur général ne sera pas français, peut-être est-il de notre intérêt d'essayer de susciter des vocations parmi les États avec lesquels nous avons des affinités ? C'est quelque chose que nous savons mal faire, mais il faut déjà commencer à travailler le sujet, l'élection ayant lieu en mai ou juin prochain.

Concernant la dissuasion, je serai très rapide : nous ne parlons pas de nucléaire dans le domaine de la défense et de la sécurité au sein de l'Union européenne. Il n'y aura pas un mot sur ce sujet dans la boussole stratégique. Personne ne souhaite l'aborder dans la PSDC, et cela ne semble pas devoir évoluer à court terme.

S'agissant de la taxonomie, je n'ai aucun élément pertinent à vous livrer, mais je reviendrai vers vous.

L'intégration des migrations dans notre vision est évidemment au cœur des thèmes de l'Union européenne. La question s'est invitée dans la PSDC avec l'opération Sophia, qui avait pour objet de contrer les trafics d'êtres humains à partir de la Libye, avec un succès mitigé il faut bien le dire. Ce qui nous amène à un autre exemple de guerre hybride : il est clair que la migration peut être instrumentalisée par des États qui veulent nuire à des États membres – on parle même de weaponization en anglais. C'était le cas avec la Turquie, qui a instrumentalisé les migrations pour obtenir des subsides et avoir un levier vis-à-vis de ses voisins ou même de l'Union européenne. Le général Kadhafi faisait déjà la même chose.

Mais la Turquie subissait une migration dont elle se servait ensuite. La Biélorussie, elle, a délibérément importé des migrants, avec une organisation poussée – transport de migrants syriens et irakiens vers les Émirats arabes unis, puis avions biélorusses, visas, promesses de séjours d'hôtel… – pour les pousser vers les frontières des États membres de l'Union, en particulier la Pologne et la Lituanie. Les images sont édifiantes. C'est un mode d'action que nous ne pouvions pas imaginer, tant il est inhumain. Demain, le changement climatique entrera dans le champ de cette guerre hybride, n'en doutons pas. L'eau sera un élément de pouvoir pour les pays qui n'ont pas les mêmes règles morales et éthiques que nous.

Concernant le standard 3 du Tigre, je ne dispose que de très peu d'éléments, cette question concerne davantage l'AED.

S'agissant du processus de décision, j'ai déjà évoqué la volonté affirmée dans la boussole stratégique de le rendre plus rapide et flexible. Pour ce qui est ensuite de l'engagement, nous avons deux solutions.

La première est de ne jamais exclure la possibilité d'un engagement d'une création ad hoc, portée par des États membres dans le cadre de l'article 44. C'est notamment la vision française, et c'est ce qui a toujours été utilisé par le passé, tant à l'Union européenne qu'à l'OTAN.

Nous avons aussi pour ambition de réviser le concept stratégique des groupements tactiques de l'Union européenne, les battlegroups, qui ne fonctionnent pas bien. Ils n'ont jamais été utilisés, pour des raisons mécaniques, d'organisation de la rotation par exemple, mais aussi de volonté politique. Je suis en train de mener des travaux pour réviser ce concept. C'est un peu la dernière chance d'ancrer la rapidité d'engagement sur un outil existant. Il faudra d'ailleurs changer de nom, à cause de cette réputation, revoir leur mécanique, revenir sur le financement par les coûts communs, effectuer des exercices réels, car c'est la première étape qui montre une volonté d'utilisation, etc.

Tout cela est ancré dans la version de la boussole stratégique, mais c'est aussi un acte de foi. Si la volonté politique, sur laquelle je n'ai aucun levier, manque, nous n'aurons pas de seconde chance d'acquérir un outil d'engagement rapide. Il est donc indispensable que les États membres expriment une volonté concrète. Je les y inciterai dans mon domaine.

Enfin, les conséquences du Brexit ont été concrètes à l'EMUE. Nous disposions d'officiers et sous-officiers britannniques, notamment dans le domaine « concept et capacité », où ils sont assez pointus. Sur un effectif de 200 personnes, cela ne faisait pas énormément de monde mais il a fallu compenser leur départ avec des personnels d'autres États membres.

Aujourd'hui, nos relations avec les Britanniques sur les questions de défense et de sécurité sont inexistantes. Les négociations les ont exclues, d'un commun accord. Tant que les cicatrices du Brexit ne sont pas refermées et que l'accord reste remis en question, nous avons interdiction, de part et d'autre, de créer des liens militaires officiels. Je discute avec eux de façon officieuse, d'autant qu'ayant été affecté pendant trois ans à Northwood, en tant que commandant adjoint du commandement maritime de l'Alliance, j'y ai de nombreux contacts, mais il n'y a rien d'officiel.

Je le regrette profondément car, quel que soit le cadre, on ne peut pas parler de défense européenne sans avoir les Britanniques à bord. Pour l'opération Althea, opération européenne en partenariat avec l'OTAN, sur la base des accords de « Berlin plus », les Britanniques ont arrêté de verser leur contribution le 31 décembre 2020. Ils pourraient très bien continuer, mais pour l'instant, ils attendent que l'Union européenne les supplie de revenir, alors que l'Union attend qu'ils nous supplient de le faire. Voilà où nous en sommes, et c'est très regrettable.

Voici en substance ce qu'a dit le chef d'état-major de l'armée de terre britannique à ses généraux l'année dernière, à l'issue de la mise en œuvre du Brexit, en présence de certains attachés de défense, dont l'attaché français : il poursuit trois objectifs : un, de rééquilibrer l'armée de terre britannique, qui a beaucoup perdu au profit de la marine ; deux, de contribuer à faire de la Grande-Bretagne le champion de l'OTAN de ce côté de l'Atlantique ; et trois, d'empêcher toute velléité de l'Union européenne de développer son ambition opérationnelle.

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