Commission de la défense nationale et des forces armées

Réunion du mercredi 5 janvier 2022 à 9h05

Résumé de la réunion

Les mots clés de cette réunion

  • EMUE
  • OTAN
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  • capacitaire
  • commandement
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La réunion

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La séance est ouverte à neuf heures cinq.

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Mes chers collègues, nous auditionnons aujourd'hui M. Hervé Bléjean, vice-amiral d'escadre, directeur général de l'état-major de l'Union européenne. Merci, amiral, d'avoir accepté de venir à Paris.

Nul n'est plus qualifié que vous pour nous parler de l'Europe de la défense, puisqu'une partie de votre parcours professionnel a été consacrée aux opérations de l'Union européenne (UE) et à la structure même du commandement de l'OTAN. Vous avez notamment été commandant de l'opération européenne Atalanta de lutte contre la piraterie au large de la Somalie, et commandant adjoint de l'opération européenne Sophia de lutte contre les trafics au large de la Libye.

C'est donc avec une expérience européenne de terrain que vous avez pris, en mai 2020, vos fonctions à l'état-major de l'Union européenne (EMUE). Nous serons très intéressés par votre approche de cette institution, de ses missions, de ses moyens et de son articulation avec les autres acteurs de l'Europe de la défense, notamment le Comité politique et de sécurité (COPS), le Comité militaire de l'Union européenne (CMUE) ou encore les états-majors nationaux et de l'OTAN.

Nous profiterons aussi de votre expérience des opérations militaires européennes, du point de vue opérationnel et de celui de l'état-major, et vous demanderons de nous dresser un bilan des opérations en cours.

À ce propos, je rappelle que nos collègues Marianne Dubois, pour notre commission, et Aude Bono-Vandorme, pour la commission des affaires européennes, travaillent à un rapport d'information sur les opérations militaires européennes.

Vous pourrez aussi nous dire quel sens vous donnez à la notion d'autonomie stratégique européenne et, si elle n'est pas comprise de façon uniforme, quelles sont les grandes tendances des positions entre les pays.

Enfin, concernant l'avenir, vous pourrez nous éclairer sur ce qu'apportera la boussole stratégique européenne ainsi que sur les conséquences qu'aura la récente proposition du haut représentant de l'Union européenne pour les affaires étrangères et la politique de sécurité, Josep Borrell, de créer une force européenne de réaction rapide composée de 5 000 soldats, sur l'EMUE, notamment en termes de commandement et de planification.

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Hervé Bléjean, vice-amiral d'escadre, directeur général de l'état-major de l'Union européenne

Madame la présidente, mesdames et Messieurs les députés, c'est un honneur et une joie de m'adresser à vous. Permettez-moi de vous présenter mes vœux pour cette année électorale qui marque aussi la présidence française de l'Union européenne.

C'est en ma double qualité de directeur général de l'état-major de l'Union européenne et de directeur de la capacité militaire de planification et de conduite (MPCC selon son acronyme anglais) que je m'adresse à vous. J'ai été élu par les chefs d'état-major des armées (CEMA) des États membres à cette passionnante responsabilité et j'ai pris mes fonctions le 1er juillet 2020, après un délai dû au covid. Je souhaite en premier lieu vous en rappeler les contours et les spécificités.

L'EMUE a été créé il y a vingt ans, en même temps que le Comité militaire, avant même la création formelle de la politique de sécurité et de défense commune (PSDC) par le traité de Lisbonne. La greffe d'éléments comportant un chromosome militaire dans un organisme qui en était initialement dépourvu est donc récente, et a été réalisée quand l'OTAN avait déjà un demi-siècle d'existence. Cela explique les interrogations liées à l'évolution d'un ordre sécuritaire établi en Europe, dans un collectif d'États aux ADN fort différents – membres de l'OTAN ou non-membres, opérationnels ou neutres, du Sud, du Nord et avec des approches totalement différentes, le consensus étant la règle.

L'état-major de l'Union européenne, composé de 200 personnes représentant l'ensemble des États membres, est chargé d'apporter au sein des institutions européennes l'expertise militaire. Il est organiquement attaché au Service européen pour l'action extérieure (SEAE). Je dépends dans ce cadre de l'autorité directe du haut représentant Josep Borrell, mais en réalité je travaille au quotidien avec le secrétaire général du SEAE et surtout, de façon très fluide, avec le secrétaire général adjoint pour la PSDC, notre compatriote l'ambassadeur Charles Fries, ainsi que pour le Conseil, en appui du Comité militaire de l'UE et du comité politique et de sécurité.

Dans le domaine capacitaire, l'EMUE entretient une relation étroite et indispensable avec l'Agence européenne de défense (AED), chacun dans ses responsabilités respectives, mais aussi avec la direction générale de l'industrie de défense et spatiale (DG DEFIS) de la Commission européenne, sous l'autorité de Thierry Breton.

Je pourrai revenir sur le développement capacitaire si vous le souhaitez, c'est un élément de compréhension clé dans le débat stérile sur d'éventuels doublons entre l'OTAN et l'UE. Je reviendrai dans un second temps sur les travaux et perspectives de l'EMUE, en particulier concernant la boussole stratégique et les évolutions possibles de la structure de commandement de l'UE. Mais avant cela je voudrais endosser ma seconde casquette, tout aussi importante, de directeur de la capacité de planification et de conduite (MPCC) de l'UE.

La MPCC est une jeune structure, qui date de 2017, rendue possible à l'issue du référendum du Brexit. Sa réelle concrétisation a débuté en juin 2019. Sa raison d'être est de fournir l'embryon d'un état-major à Bruxelles qui aurait une véritable capacité de conduite des missions, et qui reprendrait le commandement direct des missions de formation de l'Union européenne (EUTM), permettant ainsi aux commandants de forces de rester sur le terrain plutôt que d'être aspirés par la comitologie bruxelloise.

À ce titre, elle s'avère une véritable plus-value. Elle devrait prochainement permettre, en théorie, d'assurer le commandement d'une opération moyenne. Son évolution future dépendra ensuite de la volonté des États membres, qui devrait s'inscrire dans l'ambition exprimée par la boussole stratégique.

En tant que directeur de la MPCC, je relève du Comité politique et de sécurité. Je suis donc commandant des quatre missions de formation européennes, EUTM Mali, étendue au G5 Sahel, EUTM République centrafricaine (RCA), EUTM Somalie et, depuis le 12 juillet, EUTM Mozambique. Il est utile de rappeler que je ne suis pas dans la chaîne de commandement des trois opérations de l'UE, Atalante, Althea et Irini, qui sont commandées depuis leurs quartiers généraux respectifs et depuis l'OTAN pour Althea, et rendent compte directement au COPS. Elles font toutefois l'objet d'un suivi très attentif de mon état-major, qui fournit une expertise permanente au Conseil et au Comité militaire à leur sujet.

Dans le jargon européen, les quatre missions que je commande sont dites non exécutives, c'est-à-dire qu'elles excluent tout engagement armé en substitution des États aidés ; elles sont purement des actions d'entraînement, de formation et de conseil. Elles sont déployées dans quatre pays.

Au Mozambique, d'abord, où je me suis rendu à la fin de l'année, la situation sécuritaire s'est beaucoup améliorée depuis juillet dans la zone nord de Cabo Delgado, suite à l'intervention coordonnée des forces rwandaises et du contingent de la Communauté de développement de l'Afrique australe (SADC), l'organisation sous-régionale d'Afrique australe. Toutefois, et comme c'est souvent le cas concernant les mouvements armés terroristes en Afrique, on ne peut parler d'éradication de cette menace très volatile, ni par conséquent de retour à la normale pour les populations du Cabo Delgado. Cette région septentrionale est touchée depuis quatre ans par une insurrection islamiste affiliée à Daech et catalysée par une crise sociale liée à la pauvreté de la zone et, il faut le dire, à un certain abandon du pouvoir étatique.

L'Union européenne ne s'inscrit pas dans ce temps court de l'intervention, mais dans celui, complémentaire, de la formation et de l'entraînement. C'est sur ce créneau que se déploie la dernière-née des EUTM. Elle a pour tâche de former onze compagnies d'unités commando des forces spéciales mozambicaines de la marine et de l'armée de terre, deux par deux, sur des périodes de quatre mois, pour obtenir in fine une force de réaction rapide destinée à intervenir dans le Cabo Delgado ou toute autre zone décidée par les autorités mozambicaines.

Le mandat a été volontairement dimensionné pour être court dans le temps – deux ans à partir de la pleine capacité opérationnelle, que j'envisage de déclarer au printemps – et pragmatique dans les objectifs, pour éviter toute dérive. Ainsi, il n'y aura pas de volet conseil au niveau stratégique et opératif.

Une aide matérielle sera fournie, pour la première fois, dès le début de la mission. La Facilité européenne pour la paix (FEP) sera utilisée pour fournir des matériels non létaux à ces troupes entraînées, à hauteur d'environ 80 millions d'euros, étalés sur trois ans, dont la première moitié a été acceptée pour 2022. Il s'agit d'équipements individuels du combattant, de matériels de vie en campagne, de véhicules légers, de drones, de dispositifs de vision nocturne, de zodiacs... Une première tranche de 4 millions sera délivrée en urgence ce mois-ci.

En Somalie, ce sont les frictions politiques, récurrentes, qui dominent. L'EUTM, qui est dans son septième mandat, poursuit ses activités d'entraînement, de conseil et de mentoring au profit des forces nationales de l'État central, sous réserve qu'elles ne prennent pas parti dans ce jeu politique compliqué entre le Président et son Premier ministre. L'objectif est de concentrer les efforts sur les capacités de protection de forces, y compris au niveau matériel grâce à la Facilité européenne de paix, et sur l'autonomisation de la planification et de la conduite, grâce au développement de postes de commandement opérationnel. Pour le moment, la situation sécuritaire ne permet pas d'envisager des actions en dehors de la zone plus ou moins sécurisée de Mogadiscio.

En République centrafricaine, où je me suis rendu juste avant ma visite au Mozambique, la situation est particulièrement préoccupante. Depuis la considérable dégradation sécuritaire amorcée au moment de l'élection présidentielle l'an dernier, le pays cherche péniblement à retrouver un peu de stabilité. Le dialogue républicain entre les composantes politiques, qui doit aboutir à un retour concerté à la paix, se met en route lentement. Ce dispositif est d'ailleurs suivi très attentivement par les États membres. Je ne peux pas me prononcer sur ce qui en sortira, mais je ne suis guère optimiste.

J'ai pu redire au président Touadéra que des évolutions résolues étaient attendues sans délai par l'UE. En particulier, l'influence de la société militaire privée russe Wagner doit absolument cesser. Vous connaissez l'intolérable emprise qu'exerce cet instrument proche de Moscou sur les forces armées centrafricaines, mais aussi sur d'autres segments de l'administration, comme les douanes. Leur départ des emprises où sont présentes les troupes européennes, ou qui ont été financées par l'Union européenne, est aussi une exigence. Je lui ai enfin dit que le mécanisme de la FEP ne pourrait être utilisé en RCA que sous réserve de gages sérieux. Cet outil est aussi pour nous une manière de ne rien céder aux Russes, en réaffirmant notre engagement, y compris pour des dépenses d'infrastructures conséquentes si les conditions le permettent, ce qui n'est pas le cas aujourd'hui.

Les signaux donnés par le pouvoir en place ne vont pas dans la bonne direction. Sur proposition du général français Langlade de Montgros, commandant actuel de la force, j'ai ordonné le 29 décembre dernier, avec le soutien du COPS, une suspension provisoire et réversible du pilier « entraînement » de la mission, les piliers « conseil » et « éducation » étant maintenus. Il s'agit d'envoyer un signal fort aux autorités centrafricaines et de protéger la mission et l'UE d'un risque réputationnel important, en raison de l'influence de Wagner sur les troupes entraînées par la mission et des allégations d'exactions associées. À titre d'exemple, sur les 15 à 40 exactions documentées par l'ONU en RCA, la moitié sont le fait des groupes armés et l'autre moitié des forces armées centrafricaines appuyées par Wagner.

Il convient également de souligner l'importante désinformation ciblant le camp occidental. À ce sujet, plusieurs États membres, dont la France, souhaitent que l'UE et le SEAE opposent un discours plus musclé au narratif anti-UE soutenu en RCA et ailleurs par nos compétiteurs. Il faut mener une communication stratégique dynamique et sans naïveté à destination des autorités, de nos compétiteurs, du public local et du public européen. Les récentes sanctions adoptées par l'UE contre le groupe Wagner vont dans cette direction.

Concernant le Sahel, où je me suis rendu en septembre puis à l'occasion du changement de commandement de la force à la fin de l'année, je souhaiterais insister sur le repositionnement de l'EUTM qui va forcément accompagner l'évolution du dispositif français, une revue à mi-mandat devant se faire au printemps de cette année. Je pense que l'EUTM au Sahel, quelle que soit sa forme future, centralisée ou décentralisée, avec un accompagnement éventuellement plus robuste, doit tenir un rôle prépondérant dans le partage du fardeau avec l'opération Barkhane, la force Takuba, la MINUSMA (mission multidimensionnelle intégrée des Nations unies pour la stabilisation au Mali) et les forces du G5 Sahel, et donc dans la prise en compte de certains nouveaux segments d'accompagnement de ces forces, en accord avec ces partenaires.

Je voudrais faire ici une digression ici pour souligner les limites de notre mandat. Nous pouvons nous sentir enfermés dans ces missions dites non exécutives, un cadre dont il faut, selon moi, arriver à sortir. Ce qu'on nous demande, en accompagnant les unités que nous formons, c'est d'aller voir au plus près ce qu'elles font sans prendre aucun risque : à un moment donné, l'équation devient insoluble.

Nous sommes d'ailleurs en train d'élargir l'action de l'EUTM Mali au Burkina Faso et au Niger, où j'ai présidé en septembre l'intégration de la mission bilatérale d'assistance germano-néerlandaise Gazelle dans l'EUTM. Cet élargissement accompagne la régionalisation, encouragée par la PSDC depuis 2016, et traduit l'effort d'aide à plus de membres du G5. Nous avançons ainsi vers un dispositif régional et articulé avec celui de Barkhane : ouverture à deux États aux besoins immenses, Burkina Faso et Niger, dont la situation politique n'est pas celle du Mali.

À propos de la situation politique malienne, je veux réaffirmer la position européenne fermement assumée dans le cadre de la PSDC : une arrivée du groupe Wagner, dont nous avons certaines indications qu'elle est en train de se produire, serait évidemment un signal extrêmement négatif pour de nombreux États membres. Nous surveillons ce dossier. L'impact qu'aurait un tel choix du pouvoir en place reste encore à mesurer, mais les premiers signaux sont inquiétants, surtout si la feuille de route de la transition dérive, ainsi que les dernières déclarations le laissent présager, vers une prolongation du régime en place jusqu'à cinq ans.

Concernant le groupe Wagner, l'approche est différente selon les pays : dans un raccourci maladroit, je dirais qu'en République centrafricaine, c'est déjà trop tard alors qu'au Mali, nous pouvons et nous devons accepter la confrontation. Nous devons occuper le terrain, aussi bien physiquement que dans l'ensemble de nos activités de formation, entraînement et équipement, face à nos compétiteurs.

À propos de notre soutien à la Task Force Takuba, l'Union européenne s'apprête à engager là encore la Facilité européenne pour la paix (FEP), afin de fournir 6 millions d'euros de matériel d'entraînement non létal aux unités légères de reconnaissance et d'intervention maliennes, formées et accompagnées au combat par les forces spéciales européennes. Cet engagement financier est évidemment soumis dans la durée à l'évolution de la situation politique. Vous voyez donc que l'articulation de nos efforts avec ceux de la France est déjà une réalité palpable, que l'on peut à mon sens encore accentuer.

J'ai beaucoup mentionné la FEP. Ce nouvel outil est susceptible de changer la donne, pour peu qu'il soit utilisé de façon pragmatique.

Après avoir détaillé ces missions, car je connais votre intérêt pour l'investissement de l'UE dans les actions opérationnelles et le soutien de ceux qui y sont déployés, permettez-moi de basculer dans ma fonction de directeur général de l'EMUE pour vous faire partager ma vision des grands sujets qui vont dimensionner le paysage de la sécurité et de la défense de l'UE dans les années qui viennent et surtout les quelques mois de la présidence française.

Après vingt années d'évolution dans le domaine de la défense et de la sécurité, le rythme s'est accéléré ces dernières années avec l'émergence d'outils propres à ce domaine, inimaginables il y a seulement cinq ans : la revue annuelle coordonnée de défense (CARD), véritable exercice de sincérité opérationnelle et capacitaire de la PSDC ; les projets développés dans le cadre de la coopération structurée permanente (CSP) ; le Fonds européen de défense (FED), géré par la Commission ; la DG DEFIS, placée sous l'autorité du commissaire Thierry Breton.

Toutes ces initiatives du bas vers le haut ont créé un « momentum » sur la PSDC. C'est le moment de fédérer ces approches dans une vision collective des États membres pour définir notre ambition dans le domaine de la défense et de la sécurité pour l'UE. Les défis à nos frontières, les crises extérieures et plus globalement l'évolution du contexte géostratégique mouvant, pour nos compétiteurs comme nos partenaires, nous y incitent. C'est l'objet de la boussole stratégique. Nous avons un moment unique, presque historique, pour déclarer que nous souhaitons collectivement que l'Union européenne soit un acteur global de la paix et de la sécurité mondiale, en défense de ses intérêts et de ceux de ceux de ses citoyens – bref, que l'Union européenne soit une puissance. Si nous ratons cette occasion, qui doit se concrétiser pendant la présidence française, avec l'adoption du texte en mars prochain, nous serons renvoyés à nos travaux de routine progressive pour les dix années à venir.

La question est : comment voulons-nous traduire notre ambition, qui est le reflet de notre devoir ?

Pour y répondre, nous devons d'abord comprendre notre environnement. L'Union européenne doit élaborer une vision commune des menaces et des défis auxquels elle a à faire face.

Dans ce cadre, un travail d'analyse de la menace et des défis a été réalisé, comme préalable à la boussole stratégique. Ce document de la communauté du renseignement, finalisé en décembre 2020, est une première que je juge réussie. Il est exemplaire par le nombre de contributions – près de 50 agences de renseignement représentant 26 États membres – par la qualité des contributions, dont celle de la France, et par les règles du jeu imposées : c'est un document de l'UE, classifié, non agréé, ce qui permet de ne pas l'édulcorer, et donc non politisé et sans priorité. Il a permis, je pense, aux États membres de fonder la discussion politique de la boussole stratégique sur une base objective. C'est un travail de sincérité qui devrait permettre aux États membres de définir ce qu'ils attendent de l'UE, donc d'eux-mêmes, pour répondre aux menaces et défis dans les dix années à venir.

Ces défis sont nombreux et la naïveté n'est plus de mise : lien transatlantique et positionnement des États-Unis, éclairés récemment par la crise afghane mais aussi l'affaire AUKUS ; décomplexion des compétiteurs stratégiques dans nos zones d'intérêts immédiates ou élargies, tels que la Russie mais aussi la Turquie ; tensions en Indopacifique alimentées par la Chine. S'y ajoute tout le domaine hybride, terme couramment utilisé auquel je préfère la définition qui a été donnée par un ancien commandeur de l'OTAN : selon lui, c'est un domaine où l'on est sous le seuil de la guerre conventionnelle mais au-dessus du seuil de l'action. Nous sommes déjà entrés en guerre dans ce domaine.

Nous devons ensuite nous doter des moyens pour répondre à nos ambitions. En la matière, nous sommes à la croisée des chemins. Les travaux réalisés cette année sur la revue annuelle de défense et la revue stratégique de la coopération structurée permanente sont aussi des exercices de sincérité. Les données factuelles que nous produisons démontrent le peu d'investissement des États membres dans les opérations et missions de l'UE – 7 % sur le total de leurs investissements opérationnels – et le déséquilibre patent, sans vouloir opposer les deux, entre l'investissement pour l'OTAN et celui pour l'Union européenne.

Un nouveau cycle du processus capacitaire du niveau d'ambition de l'UE, appelé « Headline Goal Process », a débuté, avec la CARD. Les États membres remplissent leurs questionnaires capacitaires et les dialogues bilatéraux ont commencé en décembre. Ce cycle, aligné avec celui de l'OTAN, s'achèvera en 2022. Le cycle suivant, débutant en 2023, sera alimenté par les conclusions de la boussole stratégique. Il est de notre intérêt de les intégrer le plus rapidement possible sans laisser les délais bruxellois s'imposer.

Ces éléments permettront d'intégrer si nécessaire de nouveaux besoins capacitaires liés aux discussions sur la capacité rapide d'intervention. À ce propos, certaines déclarations ont pu brouiller un tant soit peu les pistes. Pour clarifier les choses, il ne s'agit pas d'une force, mais d'une capacité à décider et à agir rapidement, dans un milieu éventuellement non permissif, à l'horizon 2025, en déployant 5 000 combattants dans le cadre d'une opération conjointe, fondée sur des scénarios. Il ne s'agit pas de créer une force en attente qui ne serait consacrée qu'à l'Union européenne au risque de ne jamais être employée. Nous faisons beaucoup de pédagogie vis-à-vis de nos alliés de l'OTAN et en particulier des États-Unis, où je me suis rendu en décembre dernier. J'ai eu le sentiment d'être un VRP de la boussole stratégique, mais je crois que la discussion avec notre grand partenaire transatlantique est apaisée sur ce sujet.

J'en profite pour vous donner mon point de vue sur une éventuelle compétition OTAN-UE. Ayant passé quatre ans en fonction d'autorité dans les états-majors de l'OTAN, j'ai coutume de dire que je suis croyant et pratiquant des deux religions. En effet, ce débat est stérile : nous sommes tellement liés que chercher à nous dissocier ne sert que les intérêts de ceux qui sont hostiles aux deux organisations.

Tout développement capacitaire opérationnel dans le domaine de la PSDC renforce le pilier européen de l'OTAN. Quels que soient les mécanismes de financement capacitaires mis en jeu, qu'il s'agisse par exemple du Fonds européen de défense ou des projets de la coopération structurée permanente, les États membres restent propriétaires des capacités acquises et peuvent décider sans entrave de les mettre à disposition de leurs intérêts nationaux, de leur engagement dans l'OTAN ou de leur engagement, que je souhaite le plus solide possible, dans l'UE.

Rappelons enfin que 21 États membres sont aussi des membres de l'Alliance. Croyez-moi, ils veillent au grain en permanence, et certains encore plus que les autres. Le jour où la boussole stratégique sera signée par l'ensemble des États membres, la signature de ces 21 États apportera une garantie suffisante sur la non-duplication et l'absence de dommages collatéraux pour l'Alliance.

Pour entrer un peu plus dans le détail, l'EMUE continue de fournir une expertise militaire collective aux institutions et aux décideurs de l'UE, à travers sa capacité de planification au niveau politique et stratégique, mais aussi dans le domaine capacitaire.

Par exemple, la CARD représente une plateforme d'échange d'informations permettant aux États membres de transmettre des informations dans le domaine capacitaire. Associée à nos autres travaux, la CARD nous permet une évaluation claire de la contribution des États dans les opérations en cours et sert nos efforts de planification capacitaire afin d'atteindre le niveau d'ambition de l'UE, fixé dans la stratégie globale de 2016 mais qui sera nécessairement révisé avec la boussole stratégique. Cet effort devra se poursuivre. Les missions et les moyens de l'EMUE devront être adaptés afin de prendre en compte les conclusions de la boussole stratégique. Je souhaite en particulier développer sa capacité d'anticipation stratégique dans le domaine opérationnel, notamment avec une planification à froid fondée sur des scénarios.

La coopération structurée permanente (CSP), qui vise également à renforcer la capacité militaire de l'Europe à agir pour atteindre son niveau d'ambition, est un outil puissant, pour peu qu'il soit bien cadré dans une vision pragmatique. Il doit nous permettre d'augmenter les investissements utiles en renforçant le développement conjoint des capacités. Les projets de la CSP doivent contribuer à améliorer l'environnement de défense de l'Europe. Elle doit centrer ses futurs projets sur les déficits de capacités critiques de l'UE. La dernière revue stratégique de la CSP va dans ce sens en proposant de s'inspirer des conclusions de la CARD pour présenter de nouveaux projets. Vingt-six projets sur quarante-sept doivent aboutir avant la fin de la phase de la CSP 2021-2025. De surcroît, plusieurs projets proposés par les États membres cet été ont été examinés par le secrétariat de la CSP et seront proposés au Conseil, qui décidera de la liste finale. La France a été locomotive dans ce domaine.

Par ailleurs, il convient de souligner que la CSP comme la CARD ont permis de démontrer la bonne entente entre l'AED, le SEAE et l'EMUE. Je précise que cela ne va pas de soi : dans le domaine capacitaire il y a plusieurs logiques qui sont toutes nécessaires mais dont les objectifs et la temporalité ne sont pas forcément alignés.

Enfin, nous devons nous doter de l'organisation militaire adaptée à notre ambition. Cela passe par l'évolution des seules structures militaires des institutions de l'Union européenne : l'EMUE et la MPCC.

Au moment où je vous parle, la MPCC a validé sa place, qui est modeste, en tant que capacité militaire permanente de commandement et de contrôle au niveau militaro-stratégique. Force est de constater que nous pouvons encore faire mieux. Dans sa phase actuelle, alors que la capacité opérationnelle pleine n'a toujours pas été déclarée – qui consiste à être capable d'assumer cinq EUTM et une opération mineure terrestro-centrée – la MPCC continue à souffrir de sous-effectif. La structure permanente n'est forte que de 60 personnes, dont il me manque, après deux ans d'activation, encore un quart. Pour mettre les choses en perspective, les nations alliées de l'OTAN ont accepté d'augmenter la structure permanente de commandement de 1 200 personnes ; mais les États membres, dont une grande majorité en font partie, ne sont pas en mesure de me fournir 1 % de ce nombre… Ce n'est pas très sérieux et je le rappelle régulièrement aux CEMA. Sans mésestimer les difficultés en ressources humaines des forces armées des États membres, il y a là un acte de foi qu'il faut concrétiser.

L'EMUE quant à lui doit se tourner davantage vers la planification et l'anticipation stratégique afin d'asseoir son positionnement à l'articulation entre le niveau politique et militaire, avec l'objectif de fournir une expertise éclairant et facilitant la prise de décision.

L'évolution de l'EMUE et donc de la MPCC est inévitable si nous voulons afficher un niveau d'ambition crédible. Je travaille dans cette perspective, à la demande des chefs d'état-major des armées des États membres et sous la direction du président du Comité militaire mais aussi du haut représentant.

Je voudrais enfin évoquer rapidement l'action de l'EMUE lors de la crise afghane d'août dernier, comme exemple de l'évolution de son positionnement. On peut légitimement se demander quel type d'action l'EMUE est en mesure d'engager dans une situation d'urgence aussi intense, précipitée et non préparée. Elle a été à la fois modeste et efficace.

Modeste : vous l'aurez compris, la structure militaire de l'UE n'a pas, par construction, les moyens d'une action autonome dans l'urgence. Nous avons donc fait au profit des États membres ce que nous pouvions : informer, coordonner, jusqu'à un certain point, et donner de la visibilité aux demandes des plus petits d'entre eux.

Mais efficace, puisque nous avons agi tant à partir de Bruxelles que directement à Kaboul, où j'ai envoyé un officier général et une équipe réduite. Ils ont pu conseiller la délégation de l'Union européenne, assurer la coordination avec les Américains et organiser avec les États membres l'extraction de plusieurs dizaines d'Afghans liés à l'UE.

Aussi modeste soit-elle, cette action a permis de rappeler aux États membres, dont certains n'ont pas ce réflexe, la plus-value militaire en gestion de crise. Cette situation a bien entendu montré des limites institutionnelles et opérationnelles, mais a utilement relancé le débat sur l'opportunité de disposer d'un panel d'outils de réaction rapide en cas de crise. C'est toute la question de la capacité d'action rapide actuelle évoquée par le haut représentant Josep Borrell.

En conclusion, je dirai qu'il faut donner de la cohérence à la vision PSDC. Tous les travaux menés devraient venir en soutien de la vision de l'Union qui sera exprimée dans la boussole stratégique, dont j'attends beaucoup. Elle doit apporter une vision d'ensemble et définir réellement l'ambition militaire de l'Union, bref, redéfinir notre ambition.

Si le dialogue engagé entre les États membres porte ses fruits, nous devrions progresser vers plus de rapidité, de capacité et de souplesse dans les décisions, nous doter de la capacité de mener des opérations y compris en milieu non permissif – sortir du soft power en quelque sorte – tout en renforçant l'approche intégrée qui fait la force de l'UE, mettre en cohérence notre cheminement capacitaire, augmenter notre résilience dans l'espace hybride de ce temps de non-paix, où la guerre fait déjà rage et invente chaque jour de nouveaux modes d'action, comme la crise migratoire instrumentalisée par la Biélorussie, et renforcer nos partenariats avec nos alliés, au premier rang desquels l'OTAN et les États-Unis, mais aussi l'ONU, l'Union africaine (UA) et l'Association des nations de l'Asie du Sud-Est (ASEAN) entre autres.

Soyons à la hauteur de l'ambition qui s'offre à nous, ne ratons pas cette occasion de montrer que l'Union européenne, en cohérence avec les organisations partenaires et alliés, est capable aussi de parler de puissance.

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Merci pour votre présence, amiral, d'autant plus justifiée que la France vient de prendre la présidence de l'Union européenne. Mon groupe considère que, face à des menaces globales qui affectent l'ensemble des États membres, la réponse doit être européenne.

Il faut donc se réjouir que l'Europe, sous l'impulsion de la France mais aussi de l'Allemagne, ait fait de la sécurité une priorité. Depuis 2016, de nombreuses initiatives ont été lancées afin de donner toute sa portée à une politique de sécurité et de défense commune largement en retrait des autres politiques européennes.

Nous considérons que c'est à l'Europe d'assurer sa sécurité et de protéger ses citoyens, en faisant face aux menaces, en particulier à la menace terroriste contre laquelle elle est mieux armée que l'OTAN. Il ne s'agit pas pour nous de dupliquer ni de concurrencer l'Organisation, mais de réunir les conditions de l'autonomie stratégique de l'Europe.

Lors des fréquentes comparaisons entre les deux organisations est régulièrement évoqué le nombre de militaires français qui sont intégrés dans leurs états-majors, qui serait largement en faveur de l'OTAN : on entend parler de 700 d'un côté et 70 de l'autre. Ces chiffres sont-ils exacts ? Sont-ils intéressants à comparer ? Oublie-t-on certaines données ?

Par ailleurs, voyez-vous des progrès dans un futur proche s'agissant de la mise en commun des coûts, au-delà du seul mécanisme Athena ? Il est inenvisageable à nos yeux de faire financer in fine la défense de l'Europe par un autre budget que celui de l'Union européenne.

Enfin, nous connaissons l'émiettement et la diversité de la base industrielle et technologique de défense (BITD) européenne : plusieurs avions de combat, plusieurs types de chars et de frégates sont en compétition, sur le sol européen comme à l'export. Que pensez-vous d'un mécanisme de best athlete, de meilleur compétiteur, qui pourrait conduire l'Union européenne à promouvoir un seul produit, notamment à l'export ?

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Mes questions seront orientées vers la Méditerranée, espace stratégique, rempart sud de l'Europe, puisque mon collègue Philippe Michel-Kleisbauer et moi-même avons été désignés rapporteurs de la mission d'information sur les enjeux de défense en Méditerranée.

Que prévoit la boussole stratégique s'agissant de la Méditerranée ? La zone a connu de très fortes tensions durant l'été 2020, sur fond de Turquie et d'enjeu énergétique, et est l'objet d'un réinvestissement militaire très significatif des puissances régionales extérieures – Russes à Tartous, Turcs en Lybie… Selon certains des interlocuteurs que nous avons rencontrés, la Méditerranée n'est pas forcément jugée prioritaire, alors que les Américains ont clairement modifié leur doctrine et la considèrent désormais comme intimement liée à l'Indopacifique. L'image est simple : le porte-avions ne se contentera plus de passer, il s'arrêtera désormais en Méditerranée.

Deuxième question : pourquoi la présence maritime coordonnée (CMP) ne concerne-t-elle que le golfe de Guinée ? Ne pouvons-nous pas envisager de l'étendre à d'autres zones plus proches de l'Europe, comme la Méditerranée ?

Enfin, lors de notre visite au siège de la mission Irini à Rome, il nous a été indiqué que les forces de l'opération n'étaient pas en mesure de contrôler les navires turcs suspectés de trafic d'armes, faute d'accord du gouvernement turc. N'est-ce pas une limite majeure à l'efficacité de cette opération ? Est-il possible d'envisager de faire évoluer le mandat pour que les agents puissent se passer de l'accord de l'État turc et rendre la mission plus efficace ?

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Je me réjouis au nom de mon groupe de vous auditionner aujourd'hui sur ce sujet passionnant et fondamental. Notre famille politique défend la question de la défense européenne depuis l'origine, en déplorant que ce sujet complexe ne passionne pas les foules et paraisse souvent abscons.

Lorsqu'on parle d'Europe de la défense, c'est souvent au futur, voire au conditionnel. Nous sommes donc heureux d'entendre quelqu'un qui travaille quotidiennement pour la faire avancer.

Le contexte géopolitique ajoute à l'intérêt de cette audition. Je pense bien sûr à la présidence française de l'Union européenne, mais surtout à l'évolution du positionnement américain, dont on perçoit clairement depuis trois présidences un désengagement envers notre continent. Je pense aussi aux velléités de la Russie, qui profite de notre faiblesse, et à l'impact du Brexit sur ces sujets. Je pense enfin à l'action européenne au Sahel. Ces difficultés peuvent être des opportunités pour renforcer la défense européenne, plus que jamais nécessaire dans ce monde instable.

Comment votre action s'inscrit-elle dans ce contexte ? Comment s'articule-t-elle avec l'OTAN, au regard des évolutions évoquées ?

Comment la présidence française de l'Union européenne peut-elle favoriser cette construction ? Sur quels points concrets pouvons-nous faire avancer les choses à court terme ?

Enfin, s'agissant du contexte budgétaire, nous nous réjouissons de l'augmentation des dépenses militaires des États, qui se montent à 198 milliards d'euros au total, dont 46 pour la France. Cependant, les dépenses communes de la défense coopérative européenne passent, elles, de 6,3 milliards à 4,1. Quel est le rôle de votre institution pour favoriser les partages de dépenses et les mutualisations, pour une meilleure efficacité ? Dans ce contexte, quel est votre regard sur les BITD au niveau européen et sur le développement d'une véritable politique industrielle européenne de défense ?

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Nous vivons en effet un moment singulier avec la préparation de deux documents cadres, la boussole stratégique pour le mois de mars et le nouveau concept stratégique de l'OTAN pour juillet.

D'un point de vue institutionnel, comment se passent vos échanges avec l'OTAN pour coordonner les deux documents et avancer en matière de convergences de vue, de non-duplication et d'interopérabilité ?

Par ailleurs, au sein même des États membres de l'Union européenne existent un certain nombre de divergences sur des dossiers difficiles, liées à des tensions régionales ou au caractère des partenaires. Je pense notamment aux tensions entre Chypre, la Grèce et la Turquie, mais aussi à la situation en Ukraine. Comment appréciez-vous ces divergences de vue et comment les surmontez-vous ?

Troisièmement, parmi les enjeux des négociations, il y a celui de conforter la dimension militaire de la PSDC et celui de contenir l'OTAN dans ses missions militaires. Comment cela se décline-t-il, très concrètement dans les trois domaines clef que sont le cyber, le spatial et la haute mer ?

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Je suis heureuse qu'on entende enfin parler de l'état-major de l'Union européenne, qui existe pourtant depuis vingt ans, et je vous félicite pour votre désignation en tant que directeur de la capacité et de la planification.

Je reste un peu sur ma faim s'agissant de la boussole stratégique qui, si elle est souvent évoquée, reste très confidentielle. En tant que parlementaires, nous n'en savons pas grand-chose, en dehors du fait que les États membres doivent définir les menaces conjointement. Y aura-t-il véritablement des réponses ? Pouvez-vous nous en dire plus ?

Vous avez souligné que les États membres avaient des ADN très différents en matière de défense et vous appelez de vos vœux une plus grande réactivité, une plus grande flexibilité face aux menaces hybrides. Rien qu'entre la France et l'Allemagne, les différences sont frappantes en matière d'organisation étatique, surtout pour ce qui est du rôle du parlement : ce dernier en Allemagne donne tout de suite son accord à l'implication de son armée, qui est une armée parlementaire (la Parlamentsarmeee) alors que nous, en cas d'opérations extérieures, n'intervenons qu'au bout de quatre mois. Comment gérez-vous ces différences ? Comment arrivez-vous à une vision et à une réponse communes ?

Il en va de même en matière capacitaire. Nous restons des concurrents dans le domaine de l'industrie de la défense. Pour certains, l'industrie reste le plus important, quand pour d'autres c'est l'engagement et la défense de nos intérêts.

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Vous avez évoqué la guerre informationnelle qui est menée contre l'Union européenne et la nécessité d'une réponse plus offensive. Quel schéma permettrait de piloter efficacement une telle réponse ?

Ce qui rejoint l'excellente remarque de Mme Thillaye sur la chaîne de décision : quelle est la structure qui permettrait à l'Union européenne d'aller vite en matière de décision ?

Enfin, dans le cas de la boussole stratégique, une réflexion est-elle menée concernant notre BITD européenne pour essayer de définir une règle commune, une forme de Buy European Act pour l'investissement dans la défense ?

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Vous avez évoqué les guerres hybrides, pouvez-vous nous donner quelques exemples ?

Par ailleurs, vous avez pris vos fonctions le 1er juillet 2020, mais pour combien de temps ? Et qui va vous succéder : un Français ? Si tel n'était pas le cas, une interrogation se pose. Vous avez en effet indiqué que vos missions actuelles consistaient à accompagner et à former, et que vous aimeriez vous orienter vers plus d'action. Pour cela, il faut aussi davantage de dissuasion. La force de dissuasion française est l'arme nucléaire, mais la France est le seul pays de l'Union européenne à en disposer. Si votre commandement passait à un autre pays, comment pourrions-nous actionner la force nucléaire ? Comment pourrions-nous être crédibles dans le domaine de la dissuasion ?

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Amiral, quelle garantie pouvez-vous apporter sur la non-inclusion de l'industrie de défense au projet de taxonomie européenne ?

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Concernant la Méditerranée, je partage totalement le point de vue de Jean-Jacques Ferrara. L'un de vos collègues, amiral et grand préfet maritime de la région, avait pour habitude de dire que nous dansions sur un volcan : c'est un bon résumé de la situation.

Quelle est la place des migrations dans la vision stratégique, s'agissant tant de l'intervention en mer aux abords de l'Europe que de la lutte contre les migrations, qui sont aujourd'hui des outils de menaces hybrides – je pense à la Biélorussie, mais aussi à Chypre ?

Enfin, quel est votre sentiment sur le standard 3 de l'hélicoptère Tigre ? Le fait que l'Allemagne se désengage pose clairement question. Pour vous, les programmes d'armement font-ils partie des sujets structurants ?

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Vous avez très bien décrit l'organisation de cet embryon d'outil de défense européenne, et parlé des moyens et des capacités. Je voudrais revenir sur la procédure d'engagement – la décision d'engager. Le précédent de la brigade franco-allemande nous inquiète. Vous nous avez parlé d'une capacité d'engagement, à terme, de 5 000 hommes : très bien, mais si pour faire sortir deux camions d'un hangar il faut demander l'avis du Bundestag, vous vous rendez bien compte que tout cela ne sert à rien. Êtes-vous certain que la procédure d'engagement permettra à cette capacité d'intervenir lorsque la décision politique en aura été prise ?

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Le Brexit a-t-il eu des conséquences sur l'organisation de l'EMUE ? Et comment travaillons-nous avec nos amis britanniques ?

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Hervé Bléjean, vice-amiral d'escadre, directeur général de l'état-major de l'Union européenne

Je prendrai les questions dans l'ordre.

Concernant le nombre de militaires français à l'OTAN et à l'UE, la différence quantitative est bien sûr importante, mais il faut plutôt regarder le pourcentage : le pourcentage de la contribution française dans le volume des militaires pouvant être déployés au sein de l'Union européenne est-il identique à celui de l'OTAN ? Oui, à peu près. L'OTAN est une structure de commandement permanente de plus de 10 000 personnes ; l'EMUE compte 200 personnes et la MPCC, 60. La France est assez peu présente dans les EUTM puisqu'elle l'est en parallèle, par exemple avec Barkhane et Takuba. Mais elle envisage d'éventuels transferts de personnels en fonction de l'évolution de la situation au Mali.

Les chiffres que vous avez cités sont les bons, environ 700 contre 70, auxquels il faut ajouter quelques militaires à l'Agence européenne de défense et auprès de la DG DEFIS fournissant un groupe d'expertise pour la mise en application du FED. La question qui en découle porte sur la comparaison entre la structure de commandement de l'OTAN et celle de l'UE : où allons-nous dans ce domaine ? Au-delà de la seule phase agréée aujourd'hui de la MPCC, la véritable réflexion doit porter sur la structure de commandement que nous voulons instaurer pour assumer la totale ambition de l'Union européenne.

Je suis persuadé qu'à terme, dans un modèle un peu à la française, la solution serait d'avoir un état-major de conduite de toutes les opérations à Bruxelles, auquel seraient rattachés les états-majors nationaux qui conduiraient éventuellement des opérations localement. Je ne le comparerai pas à un mini SHAPE (Grand quartier général des puissances alliées en Europe de l'OTAN) à Bruxelles, mais cela peut ressembler. Si nous n'allons pas jusque-là, nous resterons au milieu du gué s'agissant de l'affirmation de la possibilité collective de l'UE de commander des opérations, y compris majeures.

La mise en commun des coûts est une question qui s'ouvre, notamment dans le cadre de la boussole stratégique – qui, c'est vrai, reste très confidentielle pour le moment.

L'Union européenne souffre d'un fort handicap en ce qui concerne le financement des opérations militaires, de par sa construction même : le Traité a exclu d'entrée de jeu le monde militaire, dans l'optique du « plus jamais ça » d'après la Seconde guerre mondiale. Il a donc exclu toute utilisation du budget de l'Union européenne à des fins militaires. C'est l'une des raisons pour lesquelles nous sommes très en retard dans le développement des moyens sécurisés de communication : cela ne pose aucun problème d'en fournir aux délégations et ambassades de l'Union européenne dans les différents pays pour les missions civiles qui relèvent de la Commission, mais cela devient impossible dès qu'il est question de l'EMUE et de la MPCC, alors même qu'il serait dans notre intérêt d'élaborer un système commun d'information sécurisée. Nous nous heurtons à une fin de non-recevoir de ceux que j'appelle les « ayatollahs légaux » de la Commission parce que cela relève du domaine militaire. D'ailleurs, le Fonds européen de défense représente déjà, pour certains partis politiques des États membres, une encoche dans le traité.

La seule solution possible, ce sont les coûts communs. Je suis persuadé que nous ne pourrons pas nous passer, si nous voulons être plus efficaces et attirer davantage les États membres vers les opérations et vers des capacités de déploiement rapide, d'offrir les garanties d'une plus grande couverture par les coûts communs.

Le mécanisme Athena a disparu, intégré dans la Facilité européenne pour la paix. Il constitue son pilier « Opérations », le second pilier étant relatif aux mesures d'assistance permettant de fournir des équipements aux militaires de pays partenaires.

Pour le moment, il n'y a pas vraiment d'évolution de la mécanique opérationnelle des coûts communs dans l'enveloppe totale. Une des particularités de la FEP est qu'elle est plafonnée globalement : si plus d'argent est utilisé pour un pilier, l'autre en aura moins. Il faut donc trouver un bon équilibre. Aujourd'hui, nous dépensons en moyenne 110 millions d'euros pour la partie opérationnelle, pour couvrir les quatre missions et les trois opérations. C'est peu.

Je sais que la France n'est pas toujours favorable à l'augmentation des coûts communs, mais sans cette « carotte » pour inciter les États membres à davantage contribuer, nous aurons du mal à avancer. La capacité de réaction rapide doit pouvoir s'entraîner : elle n'a jamais fait d'exercices réels, les livex, seulement des exercices sur papier. Et pour en faire, il faut les financer à peu près de la même façon que le fait l'OTAN, toute échelle conservée.

En ce qui concerne la diversité de l'industrie, c'est à l'AED qu'il appartient de réduire la diversité des produits. L'objectif est de ne pas avoir quinze modèles différents lorsque nous avons besoin d'une frégate ou d'un char de combat qui remplisse les critères de plusieurs États membres. Il est essentiel d'aller vers de telles économies. À ce titre, il serait intéressant d'entendre le directeur exécutif de l'AED, l'ambassadeur Šedivý, avec lequel je travaille très régulièrement sur ce sujet. Notre optique n'est pas du tout d'exporter, mais de fournir aux forces des États membres des capacités qui répondent à leurs besoins et aux ambitions de la PSDC.

S'agissant de la Méditerranée, je dois dire que l'Union européenne n'est pas très à l'aise avec son environnement immédiat. La boussole stratégique a clairement cité la Méditerranée et la Turquie dans le catalogue des menaces et des défis. Le dialogue avec la Turquie est assez ambigu, considérée à la fois comme un empêcheur de tourner en rond et comme un voisin proche avec lequel on ne peut pas être en rupture complète.

Par ailleurs, il y a une tendance à penser que la Méditerranée, à l'exception de l'opération Irini qui répond à un objectif très particulier, est la chasse gardée de l'OTAN. Il faut réfléchir au moyen d'établir l'assertivité de l'Union européenne dans cette zone sans donner l'impression de vouloir entrer en compétition dans la zone de responsabilité du commandement suprême des opérations de l'OTAN, qui inclut la Méditerranée et la mer Noire.

J'ajouterai que ce discours est porté par peu d'États membres : la Grèce et Chypre évidemment, la France, l'Italie et l'Espagne dans une moindre mesure. Encore un exemple de la difficulté de concilier les ADN des différents pays.

Bref, la prise de conscience s'est opérée, mais il existe un certain malaise qui entrave le développement de quelque chose d'efficace en Méditerranée.

Vous avez mentionné la présence maritime coordonnée dans le golfe de Guinée : elle est récente, et c'est un cas pilote. Avant d'aller plus loin, nous avons décidé d'expérimenter le projet dans un ensemble géographiquement et politiquement cohérent avec le processus de Yaoundé. Cela fonctionne assez bien, mais il y a néanmoins des limites à cet exercice de présence maritime coordonnée. Ce n'est ni une opération ni une mission, ce qui permet d'ailleurs d'y associer le Danemark. Ce n'est pas de la coordination, en réalité, mais de la mise en commun : j'héberge au sein de l'EMUE cette cellule qui met en commun les informations des États membres et qui incite au multi-bilatéralisme. En effet, donner de la visibilité sur ce que font les bateaux déployés par les États membres, leurs intentions, leur agenda et éventuellement leurs projets industriels ou d'export, incite un dialogue entre eux. Mais je n'ai aucune autorité sur les États membres en la matière.

Telles sont donc les limites de l'exercice, mais comme il fonctionne bien, l'idée est de développer le même concept, favorisant un partenariat régional ou entre acteurs, dans le nord de l'océan Indien. C'est un projet de la présidence française. Cela permettra aussi de mettre en cohérence les actions menées dans différents cadres – opérations Atalante ou Agénor, bâtiments de passage des coalitions menées par les Américains…

Aujourd'hui, la Grèce et Chypre nous demandent d'établir ce même mécanisme de concertation et de coordination en Méditerranée notamment orientale – mais là encore, nous sentons bien que cela n'ira pas de soi.

L'opération Irini, que je connais bien puisque j'ai été le premier commandant adjoint de l'opération Sophia, a ses limites, qui sont celles du droit international maritime. Tant qu'une résolution ne nous l'autorisera pas – et nous ne l'aurons pas, car les Russes et les Chinois s'y opposeront – nous ne pourrons pas à aller au-delà du droit maritime et visiter un bâtiment, en cas de doutes raisonnables sur une activité illicite, sans l'accord de l'État du pavillon. Et la Turquie oppose systématiquement un refus au commandant de l'opération.

L'opération Irini représente aussi la possibilité d'impliquer les garde-côtes libyens dans le développement de leur efficacité, mais là encore, la Turquie leur souffle à l'oreille de s'y opposer et, pour le moment, nous nous heurtons à une fin de non-recevoir. Alors oui, je partage votre sentiment que l'opération a atteint un seuil d'efficacité.

Concernant l'évolution du positionnement américain, je dirais qu'à toute chose, malheur est bon. L'évacuation d'Afghanistan et l'affaire AUKUS ont démontré que les États-Unis seront indiscutablement toujours notre allié principal, mais que nous ne pouvons pas compter sur un alignement permanent de nos agendas – ni d'ailleurs sur une discussion appropriée pour comprendre les évolutions de leurs intentions.

Au lendemain de l'affaire afghane, lors d'une réunion informelle des ministres de la défense, tous ont insisté, y compris ceux des pays les plus pro-OTAN, comme la Pologne et les pays baltes, sur la nécessité d'être capables d'agir de façon autonome pour défendre les intérêts stratégiques de l'Union dans son proche et moyen environnement. L'impact a donc été fort, et cette vision sous-tend les travaux sur la boussole stratégique. Le terme même d'autonomie stratégique demeure sujet de débat, mais sa définition sera celle donnée par la boussole stratégique sur notre capacité d'agir.

S'agissant du contexte budgétaire, nous pouvons choisir de voir le verre à moitié vide ou à moitié plein. Il y a du progrès. Lorsqu'on me dit que le FED n'est doté que de 7 milliards d'euros contre 13 prévus, je réponds que c'est 7 au lieu de zéro. Il s'agit d'une progression qui était inimaginable il y a cinq ans. Dans ce monde de consensus, il faut accepter une certaine patience stratégique, même si elle est frustrante.

La recherche permanente du consensus est à la fois une force et une faiblesse de l'Union européenne ; tout ne va pas de soi, mais cela progresse. Le burden sharing, comme on l'appelle au sein de l'OTAN, n'a pas été inventé par M. Trump, qui l'a juste rendu plus brutal : M. Obama le soutenait déjà assez vigoureusement et M. Biden continue. Ce n'est rien d'autre qu'inciter l'Europe – l'Union ou un peu plus – à se prendre en main.

L'intérêt des États-Unis, qui ne sont d'ailleurs pas dans la zone de responsabilité du commandement opérationnel de l'OTAN – je rappelle qu'ils disposent d'une organisation pour leur propre défense, le NORAD, Commandement de la défense aérospatiale de l'Amérique du Nord – est que l'Europe puisse se prendre en charge, quel que soit le cadre, pour pouvoir regarder ailleurs – autrement dit, comme nous le disent toutes les indications, vers la Chine. J'ai constaté lors de mon voyage récent aux États-Unis que notre allié américain accepte et encourage le développement, y compris au sein du cadre de l'Union européenne, d'une capacité à agir. Nous sortons donc d'un débat sur la duplication qui reste pourtant un peu trop ancré selon moi dans les propos du secrétaire général de l'OTAN.

Concernant l'articulation entre la boussole stratégique et le concept stratégique de l'OTAN, je dois dire que les échanges sont assez limités, comme le veut la confidentialité des travaux. De façon formelle, le secrétaire général du SEAE et son secrétaire général adjoint Charles Fries sont allés présenter au Conseil de l'Atlantique nord les différents travaux liés à la boussole stratégique. La réciproque a été bloquée par la Turquie. Il n'y a donc pas eu de concrétisation, même si la volonté politique est là, d'une véritable information sur le développement du concept stratégique.

Il va de soi que ces deux documents doivent être en cohérence, mais ce sont des exercices différents. Je me réjouis que la boussole stratégique doive être produite en premier, car il ne faut pas qu'elle soit perçue comme un sous-produit du concept stratégique de l'OTAN : elles sont complémentaires. La boussole stratégique est une feuille de route plus pratique.

Les divergences de vues des États membres sont inévitables. C'est compliqué : les États de l'Union membres de l'OTAN n'ont déjà pas tous la même vision de leurs intérêts immédiats, et il faut y ajouter les autres, dont beaucoup vivent une neutralité constitutionnelle. Prenons l'exemple de la FEP : il a fallu deux ans de négociations pour parvenir à délivrer des équipements militaires, incluant des équipements létaux. Mais j'ai le sentiment qu'aucun État ne veut être celui qui aura bloqué le système – alors qu'il en suffit d'un. Nous avançons donc, péniblement mais nous avançons. Et lorsque nous arrivons à emporter une décision significative portée par les Vingt-Sept, c'est une vraie force pour l'Union européenne, d'autant que nos compétiteurs comme nos alliés savent combien ce consensus a été difficile à obtenir.

Le cyber spatial est un nouveau champ de développement qui sera fortement appuyé par la boussole stratégique. La France sera particulièrement motrice pour porter le segment spatial. Là aussi l'Agence européenne de défense a un rôle clé, ainsi que la Commission, au travers de la DG DEFIS, pour développer une approche collective, non seulement dans les capacités mais aussi dans la compréhension légale de ce que nous pouvons faire sans entacher les souverainetés.

Aujourd'hui, l'attribution d'une attaque cyber est un véritable exercice de souveraineté. Hier, à l'OTAN, le discours était que c'était un acte souverain qu'il n'était pas question de collectiviser. Aujourd'hui, l'Union européenne cherche un moyen de pouvoir porter elle-même une réaction face à une action agressive dans le domaine du cyber espace.

Il s'agit d'un domaine nouveau, nous allons voir comment il va évoluer. Ce qui est certain, c'est qu'il est à la mode, comme tout ce qui est associé aux nouvelles technologies : je pense donc que des développements interviendront.

Pour en revenir à la boussole stratégique, la première mouture a été envoyée dans les capitales. Je ne sais pas quelle publicité en a été faite. Les travaux sont assez confidentiels.

Ce que je puis vous dire, c'est que son premier volet est fondé sur la compréhension de l'environnement, autrement dit l'analyse de la menace. À partir de ce socle, les États membres détermineront, pour les dix prochaines années, les menaces qu'ils souhaitent traiter collectivement – menaces étatiques, hybrides, transverses telles que le terrorisme, etc.

Suivent quatre autres chapitres. Le premier concerne la capacité d'agir. Il traite de la mise en place de la capacité et du processus de décision politique devant assurer une plus grande rapidité et flexibilité. Il s'agit de pouvoir opérer réellement, y compris en milieu non permissif.

Le deuxième chapitre traite de la résilience. Il existait un écueil, qui consistait à vouloir nous recentrer sur nous-mêmes et à organiser notre espace de défense et sécurité à l'intérieur des frontières européennes : nos forces armées auraient été utilisées pour distribuer des vaccins et des masques à la population pendant les pandémies… Ce danger a été évité. Je précise que l'EMUE vient en soutien de la PSDC, qui ne se conçoit qu'à l'extérieur des frontières : pour l'intérieur, il y a d'autres mécanismes. En ce temps de non-paix, la menace fait désormais bien partie de la résilience, en particulier les menaces hybrides dans les domaines globaux que sont le cyber, l'espace et le maritime.

Je précise que ces chapitres donnent les objectifs, mais aussi le calendrier de la feuille de route. C'est important de poser cette contrainte pour ne pas être renvoyés à des travaux interminables tels que nous en avons l'habitude dans le processus bruxellois.

Le troisième chapitre est relatif au processus capacitaire de l'Union européenne. Trois logiques cohabitent. D'abord, celle pour laquelle je suis payé à l'EMUE, qui consiste à mesurer l'écart entre les capacités des États membres et le niveau d'ambition fixé par la PSDC établie en 2016. Un rapport de progrès annuel et la CARD me permettent d'évaluer ce qui manque, selon des scénarios génériques, qui doivent être opérationnels. Je précise que les écarts sont très majoritairement alignés sur ceux qui sont identifiés par l'OTAN : il y a donc une cohérence dans notre approche capacitaire.

Ensuite, étant donné que la PSDC ne suffit pas à dimensionner le développement capacitaire des États membres, qui ont des besoins propres, nationaux ou liés à d'autres organisations telles que l'OTAN, il appartient à l'AED d'aider les États membres à acquérir de façon rationnelle les capacités dont ils expriment le besoin. Elle le fait en cherchant le meilleur rapport qualité-prix, ce qui ramène à la question de la fragmentation dont nous parlions tout à l'heure.

Le rôle de la DG DEFIS, elle, est de dire comment organiser la BITD européenne pour répondre aux exigences à la fois de l'ambition européenne et de la programmation capacitaire portée par l'AED.

Ces trois logiques sont nécessaires, mais leurs calendriers ne sont pas forcément alignés. Je suis pour ma part un cycle court, de quatre ans, aligné sur celui de l'OTAN ; pour la programmation capacitaire, l'AED a nécessairement une vision à plus long terme ; la DG DEFIS a, quant à elle, une vision de développement industriel.

Vous m'avez interrogé sur la façon d'aller plus vite dans la chaîne de décision. La recherche du consensus est une force, mais aussi une faiblesse, car les négociations prennent du temps. L'idée est donc d'effacer un certain nombre d'obstacles, de façon préventive ou en utilisant des mécanismes existants.

Pour agir de façon préventive, le chapitre « Agir » de la boussole stratégique contient des scénarios sincères et réalistes face à l'émergence de certaines crises et présente une planification préventive : si telle crise se produit, voilà comment nous déclencherons la mission. Ainsi, les États membres ayant déjà donné leur agrément, la décision serait plus rapide.

Quant aux mécanismes existants, il s'agit de l'article 44 du Traité sur l'Union européenne, qui précise la capacité d'un certain nombre d'États membres d'agir, avec l'accord et au nom de l'UE, pour porter la défense d'intérêts qui leur sont propres mais qui concernent aussi l'Union européenne. Par exemple, si demain quelques États membres souhaitent intervenir dans un pays d'Afrique et pas les autres, l'invocation de l'article 44 leur permettra d'obtenir un consensus collectif pour intervenir sous le drapeau de l'Union européenne, mais toute la suite – ordres d'opérations, catalogue des règles d'engagement… – dépendra de leur seule autorité. Cela évite d'être bloqué en chemin par un État membre qui de toute façon ne participera pas à l'opération, comme cela a été le cas pour le lancement de l'opération Irini avec l'Autriche, qui n'y prend part ni de près ni de loin.

Le quatrième chapitre de la boussole stratégique est relatif aux partenariats, qu'elle essaie d'organiser et auxquels elle essaie de donner du sens. On y trouve au premier chef l'OTAN, les partenariats bilatéraux par exemple avec les États-Unis, l'Union africaine, l'ONU, etc.

La deuxième version de la boussole stratégique sera communiquée demain aux États membres. Il appartiendra ensuite à chacun d'organiser sa communication interne sur le sujet, mais il est vrai que tout cela reste assez confidentiel pour l'instant.

Vous m'avez demandé des exemples de guerres hybrides. Jusqu'à présent, nous avions tendance à considérer que ce type de guerre avait lieu dans des domaines assez classiques, comme le cyber ou l'espace – des domaines comme je le disais sous le seuil de la guerre conventionnelle et au-dessus du seuil de l'action, où il est compliqué de pointer du doigt un coupable et d'enclencher un mécanisme de défense.

Aujourd'hui, ce champ hybride a investi d'autres domaines d'action, à commencer par celui de la désinformation, qui est une vraie guerre. Elle fait rage en particulier en République centrafricaine. Pour vous donner un exemple personnel, lors de ma dernière visite en RCA, j'ai présidé la cérémonie de changement de commandement de la force EUTM, entre le Portugal et la France : par la suite, des articles dans certains journaux locaux m'ont accusé d'avoir fomenté une tentative d'assassinat du président Touadéra au cours de cette cérémonie. Il semble que je n'ai pas été très efficace…

Voilà à quoi nous sommes confrontés en permanence. L'Union européenne, qui ne joue pas avec les mêmes armes, puisqu'elle reste dans le champ de la légalité, n'est pas bien équipée pour y répondre. Elle se contente de réagir aux attaques. Nous devons entrer dans le champ de la vente du produit. Nous ne savons pas nous vendre, ou mal : nous ne parlons pas de ce que nous faisons, du train qui arrive à l'heure alors que cela été un exploit. Il faut faire un gros effort, y compris dans ma propre boutique, en matière de communication stratégique.

La communication stratégique du SEAE est très centrée sur le haut représentant. Ce qui est bon pour la communication du haut représentant est nécessairement bon pour la communication de l'Union européenne, mais il nous faudrait malgré tout, dans un cadre bien fixé, que les échelons subordonnés aient un champ plus libre pour pouvoir vendre leurs produits au quotidien.

S'agissant de mon mandat, il expirera le 1er juillet 2023. Il s'agit d'une élection : il y a aura différents candidats, pour lesquels les chefs d'état-major des armées votent à bulletin secret. La règle est de ne pas présenter un candidat de la même nationalité que le sortant – je suis le second Français à ce poste, quinze ans après le premier. Ce sont toutes des personnes de qualité, mais cela pose un problème de continuité du cheminement opérationnel.

Fort de mon ADN français, j'essaie d'imprimer beaucoup d'opérationnalités à tout ce que nous faisons. Un représentant d'un pays neutre n'aura pas forcément la même vision et pourra revenir à un monde de processus, soit dit sans critique. Puisque le prochain directeur général ne sera pas français, peut-être est-il de notre intérêt d'essayer de susciter des vocations parmi les États avec lesquels nous avons des affinités ? C'est quelque chose que nous savons mal faire, mais il faut déjà commencer à travailler le sujet, l'élection ayant lieu en mai ou juin prochain.

Concernant la dissuasion, je serai très rapide : nous ne parlons pas de nucléaire dans le domaine de la défense et de la sécurité au sein de l'Union européenne. Il n'y aura pas un mot sur ce sujet dans la boussole stratégique. Personne ne souhaite l'aborder dans la PSDC, et cela ne semble pas devoir évoluer à court terme.

S'agissant de la taxonomie, je n'ai aucun élément pertinent à vous livrer, mais je reviendrai vers vous.

L'intégration des migrations dans notre vision est évidemment au cœur des thèmes de l'Union européenne. La question s'est invitée dans la PSDC avec l'opération Sophia, qui avait pour objet de contrer les trafics d'êtres humains à partir de la Libye, avec un succès mitigé il faut bien le dire. Ce qui nous amène à un autre exemple de guerre hybride : il est clair que la migration peut être instrumentalisée par des États qui veulent nuire à des États membres – on parle même de weaponization en anglais. C'était le cas avec la Turquie, qui a instrumentalisé les migrations pour obtenir des subsides et avoir un levier vis-à-vis de ses voisins ou même de l'Union européenne. Le général Kadhafi faisait déjà la même chose.

Mais la Turquie subissait une migration dont elle se servait ensuite. La Biélorussie, elle, a délibérément importé des migrants, avec une organisation poussée – transport de migrants syriens et irakiens vers les Émirats arabes unis, puis avions biélorusses, visas, promesses de séjours d'hôtel… – pour les pousser vers les frontières des États membres de l'Union, en particulier la Pologne et la Lituanie. Les images sont édifiantes. C'est un mode d'action que nous ne pouvions pas imaginer, tant il est inhumain. Demain, le changement climatique entrera dans le champ de cette guerre hybride, n'en doutons pas. L'eau sera un élément de pouvoir pour les pays qui n'ont pas les mêmes règles morales et éthiques que nous.

Concernant le standard 3 du Tigre, je ne dispose que de très peu d'éléments, cette question concerne davantage l'AED.

S'agissant du processus de décision, j'ai déjà évoqué la volonté affirmée dans la boussole stratégique de le rendre plus rapide et flexible. Pour ce qui est ensuite de l'engagement, nous avons deux solutions.

La première est de ne jamais exclure la possibilité d'un engagement d'une création ad hoc, portée par des États membres dans le cadre de l'article 44. C'est notamment la vision française, et c'est ce qui a toujours été utilisé par le passé, tant à l'Union européenne qu'à l'OTAN.

Nous avons aussi pour ambition de réviser le concept stratégique des groupements tactiques de l'Union européenne, les battlegroups, qui ne fonctionnent pas bien. Ils n'ont jamais été utilisés, pour des raisons mécaniques, d'organisation de la rotation par exemple, mais aussi de volonté politique. Je suis en train de mener des travaux pour réviser ce concept. C'est un peu la dernière chance d'ancrer la rapidité d'engagement sur un outil existant. Il faudra d'ailleurs changer de nom, à cause de cette réputation, revoir leur mécanique, revenir sur le financement par les coûts communs, effectuer des exercices réels, car c'est la première étape qui montre une volonté d'utilisation, etc.

Tout cela est ancré dans la version de la boussole stratégique, mais c'est aussi un acte de foi. Si la volonté politique, sur laquelle je n'ai aucun levier, manque, nous n'aurons pas de seconde chance d'acquérir un outil d'engagement rapide. Il est donc indispensable que les États membres expriment une volonté concrète. Je les y inciterai dans mon domaine.

Enfin, les conséquences du Brexit ont été concrètes à l'EMUE. Nous disposions d'officiers et sous-officiers britannniques, notamment dans le domaine « concept et capacité », où ils sont assez pointus. Sur un effectif de 200 personnes, cela ne faisait pas énormément de monde mais il a fallu compenser leur départ avec des personnels d'autres États membres.

Aujourd'hui, nos relations avec les Britanniques sur les questions de défense et de sécurité sont inexistantes. Les négociations les ont exclues, d'un commun accord. Tant que les cicatrices du Brexit ne sont pas refermées et que l'accord reste remis en question, nous avons interdiction, de part et d'autre, de créer des liens militaires officiels. Je discute avec eux de façon officieuse, d'autant qu'ayant été affecté pendant trois ans à Northwood, en tant que commandant adjoint du commandement maritime de l'Alliance, j'y ai de nombreux contacts, mais il n'y a rien d'officiel.

Je le regrette profondément car, quel que soit le cadre, on ne peut pas parler de défense européenne sans avoir les Britanniques à bord. Pour l'opération Althea, opération européenne en partenariat avec l'OTAN, sur la base des accords de « Berlin plus », les Britanniques ont arrêté de verser leur contribution le 31 décembre 2020. Ils pourraient très bien continuer, mais pour l'instant, ils attendent que l'Union européenne les supplie de revenir, alors que l'Union attend qu'ils nous supplient de le faire. Voilà où nous en sommes, et c'est très regrettable.

Voici en substance ce qu'a dit le chef d'état-major de l'armée de terre britannique à ses généraux l'année dernière, à l'issue de la mise en œuvre du Brexit, en présence de certains attachés de défense, dont l'attaché français : il poursuit trois objectifs : un, de rééquilibrer l'armée de terre britannique, qui a beaucoup perdu au profit de la marine ; deux, de contribuer à faire de la Grande-Bretagne le champion de l'OTAN de ce côté de l'Atlantique ; et trois, d'empêcher toute velléité de l'Union européenne de développer son ambition opérationnelle.

PermalienPhoto issue du site de l'Assemblée nationale ou de Wikipedia

Merci, amiral, pour vos propos très clairs, francs et passionnants. La boussole stratégique doit absolument devenir une réalité politique et opérationnelle si nous voulons que l'Europe soit une puissance à part entière. Si nous manquons le rendez-vous, nous repartons pour dix ans de routine. Nous comptons donc sur le dynamisme de la présidence française, qui ne manque pas d'ambition ni de force, mais nous devons tous être solidaires pour ne pas passer à côté de cette opportunité.

La séance est levée à onze heures dix.

Membres présents ou excusés

Présents. - Mme Françoise Ballet-Blu, M. Xavier Batut, M. Christophe Blanchet, M. Jean-Jacques Bridey, Mme Carole Bureau-Bonnard, M. Jean-Pierre Cubertafon, Mme Catherine Daufès-Roux, M. Rémi Delatte, Mme Françoise Dumas, M. Jean-Jacques Ferrara, M. Jean-Marie Fiévet, M. Claude de Ganay, Mme Séverine Gipson, M. Fabien Gouttefarde, Mme Anissa Khedher, M. Fabien Lainé, M. Jean-Charles Larsonneur, M. Christophe Leclercq, M. Didier Le Gac, M. Gilles Le Gendre, M. Christophe Lejeune, Mme Sereine Mauborgne, Mme Monica Michel-Brassart, M. Philippe Michel-Kleisbauer, Mme Nathalie Serre, M. Benoit Simian, M. Jean-Louis Thiériot, Mme Sabine Thillaye, Mme Laurence Trastour-Isnart, M. Stéphane Trompille, M. Charles de la Verpillière, M. Stéphane Vojetta

Excusés. - M. Florian Bachelier, M. Olivier Becht, M. Christophe Castaner, M. André Chassaigne, Mme Marianne Dubois, M. Olivier Faure, M. Yannick Favennec-Bécot, M. Richard Ferrand, M. Stanislas Guerini, M. David Habib, Mme Manuéla Kéclard-Mondésir, M. Jean-Christophe Lagarde, M. Jean Lassalle, M. Jacques Marilossian, Mme Catherine Pujol, Mme Isabelle Santiago, M. Thierry Solère, M. Joachim Son-Forget, M. Aurélien Taché, Mme Alexandra Valetta Ardisson

Assistait également à la réunion. - Mme Natale Pouzyreff