Intervention de Hervé Bléjean

Réunion du mercredi 5 janvier 2022 à 9h05
Commission de la défense nationale et des forces armées

Hervé Bléjean, vice-amiral d'escadre, directeur général de l'état-major de l'Union européenne :

Madame la présidente, mesdames et Messieurs les députés, c'est un honneur et une joie de m'adresser à vous. Permettez-moi de vous présenter mes vœux pour cette année électorale qui marque aussi la présidence française de l'Union européenne.

C'est en ma double qualité de directeur général de l'état-major de l'Union européenne et de directeur de la capacité militaire de planification et de conduite (MPCC selon son acronyme anglais) que je m'adresse à vous. J'ai été élu par les chefs d'état-major des armées (CEMA) des États membres à cette passionnante responsabilité et j'ai pris mes fonctions le 1er juillet 2020, après un délai dû au covid. Je souhaite en premier lieu vous en rappeler les contours et les spécificités.

L'EMUE a été créé il y a vingt ans, en même temps que le Comité militaire, avant même la création formelle de la politique de sécurité et de défense commune (PSDC) par le traité de Lisbonne. La greffe d'éléments comportant un chromosome militaire dans un organisme qui en était initialement dépourvu est donc récente, et a été réalisée quand l'OTAN avait déjà un demi-siècle d'existence. Cela explique les interrogations liées à l'évolution d'un ordre sécuritaire établi en Europe, dans un collectif d'États aux ADN fort différents – membres de l'OTAN ou non-membres, opérationnels ou neutres, du Sud, du Nord et avec des approches totalement différentes, le consensus étant la règle.

L'état-major de l'Union européenne, composé de 200 personnes représentant l'ensemble des États membres, est chargé d'apporter au sein des institutions européennes l'expertise militaire. Il est organiquement attaché au Service européen pour l'action extérieure (SEAE). Je dépends dans ce cadre de l'autorité directe du haut représentant Josep Borrell, mais en réalité je travaille au quotidien avec le secrétaire général du SEAE et surtout, de façon très fluide, avec le secrétaire général adjoint pour la PSDC, notre compatriote l'ambassadeur Charles Fries, ainsi que pour le Conseil, en appui du Comité militaire de l'UE et du comité politique et de sécurité.

Dans le domaine capacitaire, l'EMUE entretient une relation étroite et indispensable avec l'Agence européenne de défense (AED), chacun dans ses responsabilités respectives, mais aussi avec la direction générale de l'industrie de défense et spatiale (DG DEFIS) de la Commission européenne, sous l'autorité de Thierry Breton.

Je pourrai revenir sur le développement capacitaire si vous le souhaitez, c'est un élément de compréhension clé dans le débat stérile sur d'éventuels doublons entre l'OTAN et l'UE. Je reviendrai dans un second temps sur les travaux et perspectives de l'EMUE, en particulier concernant la boussole stratégique et les évolutions possibles de la structure de commandement de l'UE. Mais avant cela je voudrais endosser ma seconde casquette, tout aussi importante, de directeur de la capacité de planification et de conduite (MPCC) de l'UE.

La MPCC est une jeune structure, qui date de 2017, rendue possible à l'issue du référendum du Brexit. Sa réelle concrétisation a débuté en juin 2019. Sa raison d'être est de fournir l'embryon d'un état-major à Bruxelles qui aurait une véritable capacité de conduite des missions, et qui reprendrait le commandement direct des missions de formation de l'Union européenne (EUTM), permettant ainsi aux commandants de forces de rester sur le terrain plutôt que d'être aspirés par la comitologie bruxelloise.

À ce titre, elle s'avère une véritable plus-value. Elle devrait prochainement permettre, en théorie, d'assurer le commandement d'une opération moyenne. Son évolution future dépendra ensuite de la volonté des États membres, qui devrait s'inscrire dans l'ambition exprimée par la boussole stratégique.

En tant que directeur de la MPCC, je relève du Comité politique et de sécurité. Je suis donc commandant des quatre missions de formation européennes, EUTM Mali, étendue au G5 Sahel, EUTM République centrafricaine (RCA), EUTM Somalie et, depuis le 12 juillet, EUTM Mozambique. Il est utile de rappeler que je ne suis pas dans la chaîne de commandement des trois opérations de l'UE, Atalante, Althea et Irini, qui sont commandées depuis leurs quartiers généraux respectifs et depuis l'OTAN pour Althea, et rendent compte directement au COPS. Elles font toutefois l'objet d'un suivi très attentif de mon état-major, qui fournit une expertise permanente au Conseil et au Comité militaire à leur sujet.

Dans le jargon européen, les quatre missions que je commande sont dites non exécutives, c'est-à-dire qu'elles excluent tout engagement armé en substitution des États aidés ; elles sont purement des actions d'entraînement, de formation et de conseil. Elles sont déployées dans quatre pays.

Au Mozambique, d'abord, où je me suis rendu à la fin de l'année, la situation sécuritaire s'est beaucoup améliorée depuis juillet dans la zone nord de Cabo Delgado, suite à l'intervention coordonnée des forces rwandaises et du contingent de la Communauté de développement de l'Afrique australe (SADC), l'organisation sous-régionale d'Afrique australe. Toutefois, et comme c'est souvent le cas concernant les mouvements armés terroristes en Afrique, on ne peut parler d'éradication de cette menace très volatile, ni par conséquent de retour à la normale pour les populations du Cabo Delgado. Cette région septentrionale est touchée depuis quatre ans par une insurrection islamiste affiliée à Daech et catalysée par une crise sociale liée à la pauvreté de la zone et, il faut le dire, à un certain abandon du pouvoir étatique.

L'Union européenne ne s'inscrit pas dans ce temps court de l'intervention, mais dans celui, complémentaire, de la formation et de l'entraînement. C'est sur ce créneau que se déploie la dernière-née des EUTM. Elle a pour tâche de former onze compagnies d'unités commando des forces spéciales mozambicaines de la marine et de l'armée de terre, deux par deux, sur des périodes de quatre mois, pour obtenir in fine une force de réaction rapide destinée à intervenir dans le Cabo Delgado ou toute autre zone décidée par les autorités mozambicaines.

Le mandat a été volontairement dimensionné pour être court dans le temps – deux ans à partir de la pleine capacité opérationnelle, que j'envisage de déclarer au printemps – et pragmatique dans les objectifs, pour éviter toute dérive. Ainsi, il n'y aura pas de volet conseil au niveau stratégique et opératif.

Une aide matérielle sera fournie, pour la première fois, dès le début de la mission. La Facilité européenne pour la paix (FEP) sera utilisée pour fournir des matériels non létaux à ces troupes entraînées, à hauteur d'environ 80 millions d'euros, étalés sur trois ans, dont la première moitié a été acceptée pour 2022. Il s'agit d'équipements individuels du combattant, de matériels de vie en campagne, de véhicules légers, de drones, de dispositifs de vision nocturne, de zodiacs... Une première tranche de 4 millions sera délivrée en urgence ce mois-ci.

En Somalie, ce sont les frictions politiques, récurrentes, qui dominent. L'EUTM, qui est dans son septième mandat, poursuit ses activités d'entraînement, de conseil et de mentoring au profit des forces nationales de l'État central, sous réserve qu'elles ne prennent pas parti dans ce jeu politique compliqué entre le Président et son Premier ministre. L'objectif est de concentrer les efforts sur les capacités de protection de forces, y compris au niveau matériel grâce à la Facilité européenne de paix, et sur l'autonomisation de la planification et de la conduite, grâce au développement de postes de commandement opérationnel. Pour le moment, la situation sécuritaire ne permet pas d'envisager des actions en dehors de la zone plus ou moins sécurisée de Mogadiscio.

En République centrafricaine, où je me suis rendu juste avant ma visite au Mozambique, la situation est particulièrement préoccupante. Depuis la considérable dégradation sécuritaire amorcée au moment de l'élection présidentielle l'an dernier, le pays cherche péniblement à retrouver un peu de stabilité. Le dialogue républicain entre les composantes politiques, qui doit aboutir à un retour concerté à la paix, se met en route lentement. Ce dispositif est d'ailleurs suivi très attentivement par les États membres. Je ne peux pas me prononcer sur ce qui en sortira, mais je ne suis guère optimiste.

J'ai pu redire au président Touadéra que des évolutions résolues étaient attendues sans délai par l'UE. En particulier, l'influence de la société militaire privée russe Wagner doit absolument cesser. Vous connaissez l'intolérable emprise qu'exerce cet instrument proche de Moscou sur les forces armées centrafricaines, mais aussi sur d'autres segments de l'administration, comme les douanes. Leur départ des emprises où sont présentes les troupes européennes, ou qui ont été financées par l'Union européenne, est aussi une exigence. Je lui ai enfin dit que le mécanisme de la FEP ne pourrait être utilisé en RCA que sous réserve de gages sérieux. Cet outil est aussi pour nous une manière de ne rien céder aux Russes, en réaffirmant notre engagement, y compris pour des dépenses d'infrastructures conséquentes si les conditions le permettent, ce qui n'est pas le cas aujourd'hui.

Les signaux donnés par le pouvoir en place ne vont pas dans la bonne direction. Sur proposition du général français Langlade de Montgros, commandant actuel de la force, j'ai ordonné le 29 décembre dernier, avec le soutien du COPS, une suspension provisoire et réversible du pilier « entraînement » de la mission, les piliers « conseil » et « éducation » étant maintenus. Il s'agit d'envoyer un signal fort aux autorités centrafricaines et de protéger la mission et l'UE d'un risque réputationnel important, en raison de l'influence de Wagner sur les troupes entraînées par la mission et des allégations d'exactions associées. À titre d'exemple, sur les 15 à 40 exactions documentées par l'ONU en RCA, la moitié sont le fait des groupes armés et l'autre moitié des forces armées centrafricaines appuyées par Wagner.

Il convient également de souligner l'importante désinformation ciblant le camp occidental. À ce sujet, plusieurs États membres, dont la France, souhaitent que l'UE et le SEAE opposent un discours plus musclé au narratif anti-UE soutenu en RCA et ailleurs par nos compétiteurs. Il faut mener une communication stratégique dynamique et sans naïveté à destination des autorités, de nos compétiteurs, du public local et du public européen. Les récentes sanctions adoptées par l'UE contre le groupe Wagner vont dans cette direction.

Concernant le Sahel, où je me suis rendu en septembre puis à l'occasion du changement de commandement de la force à la fin de l'année, je souhaiterais insister sur le repositionnement de l'EUTM qui va forcément accompagner l'évolution du dispositif français, une revue à mi-mandat devant se faire au printemps de cette année. Je pense que l'EUTM au Sahel, quelle que soit sa forme future, centralisée ou décentralisée, avec un accompagnement éventuellement plus robuste, doit tenir un rôle prépondérant dans le partage du fardeau avec l'opération Barkhane, la force Takuba, la MINUSMA (mission multidimensionnelle intégrée des Nations unies pour la stabilisation au Mali) et les forces du G5 Sahel, et donc dans la prise en compte de certains nouveaux segments d'accompagnement de ces forces, en accord avec ces partenaires.

Je voudrais faire ici une digression ici pour souligner les limites de notre mandat. Nous pouvons nous sentir enfermés dans ces missions dites non exécutives, un cadre dont il faut, selon moi, arriver à sortir. Ce qu'on nous demande, en accompagnant les unités que nous formons, c'est d'aller voir au plus près ce qu'elles font sans prendre aucun risque : à un moment donné, l'équation devient insoluble.

Nous sommes d'ailleurs en train d'élargir l'action de l'EUTM Mali au Burkina Faso et au Niger, où j'ai présidé en septembre l'intégration de la mission bilatérale d'assistance germano-néerlandaise Gazelle dans l'EUTM. Cet élargissement accompagne la régionalisation, encouragée par la PSDC depuis 2016, et traduit l'effort d'aide à plus de membres du G5. Nous avançons ainsi vers un dispositif régional et articulé avec celui de Barkhane : ouverture à deux États aux besoins immenses, Burkina Faso et Niger, dont la situation politique n'est pas celle du Mali.

À propos de la situation politique malienne, je veux réaffirmer la position européenne fermement assumée dans le cadre de la PSDC : une arrivée du groupe Wagner, dont nous avons certaines indications qu'elle est en train de se produire, serait évidemment un signal extrêmement négatif pour de nombreux États membres. Nous surveillons ce dossier. L'impact qu'aurait un tel choix du pouvoir en place reste encore à mesurer, mais les premiers signaux sont inquiétants, surtout si la feuille de route de la transition dérive, ainsi que les dernières déclarations le laissent présager, vers une prolongation du régime en place jusqu'à cinq ans.

Concernant le groupe Wagner, l'approche est différente selon les pays : dans un raccourci maladroit, je dirais qu'en République centrafricaine, c'est déjà trop tard alors qu'au Mali, nous pouvons et nous devons accepter la confrontation. Nous devons occuper le terrain, aussi bien physiquement que dans l'ensemble de nos activités de formation, entraînement et équipement, face à nos compétiteurs.

À propos de notre soutien à la Task Force Takuba, l'Union européenne s'apprête à engager là encore la Facilité européenne pour la paix (FEP), afin de fournir 6 millions d'euros de matériel d'entraînement non létal aux unités légères de reconnaissance et d'intervention maliennes, formées et accompagnées au combat par les forces spéciales européennes. Cet engagement financier est évidemment soumis dans la durée à l'évolution de la situation politique. Vous voyez donc que l'articulation de nos efforts avec ceux de la France est déjà une réalité palpable, que l'on peut à mon sens encore accentuer.

J'ai beaucoup mentionné la FEP. Ce nouvel outil est susceptible de changer la donne, pour peu qu'il soit utilisé de façon pragmatique.

Après avoir détaillé ces missions, car je connais votre intérêt pour l'investissement de l'UE dans les actions opérationnelles et le soutien de ceux qui y sont déployés, permettez-moi de basculer dans ma fonction de directeur général de l'EMUE pour vous faire partager ma vision des grands sujets qui vont dimensionner le paysage de la sécurité et de la défense de l'UE dans les années qui viennent et surtout les quelques mois de la présidence française.

Après vingt années d'évolution dans le domaine de la défense et de la sécurité, le rythme s'est accéléré ces dernières années avec l'émergence d'outils propres à ce domaine, inimaginables il y a seulement cinq ans : la revue annuelle coordonnée de défense (CARD), véritable exercice de sincérité opérationnelle et capacitaire de la PSDC ; les projets développés dans le cadre de la coopération structurée permanente (CSP) ; le Fonds européen de défense (FED), géré par la Commission ; la DG DEFIS, placée sous l'autorité du commissaire Thierry Breton.

Toutes ces initiatives du bas vers le haut ont créé un « momentum » sur la PSDC. C'est le moment de fédérer ces approches dans une vision collective des États membres pour définir notre ambition dans le domaine de la défense et de la sécurité pour l'UE. Les défis à nos frontières, les crises extérieures et plus globalement l'évolution du contexte géostratégique mouvant, pour nos compétiteurs comme nos partenaires, nous y incitent. C'est l'objet de la boussole stratégique. Nous avons un moment unique, presque historique, pour déclarer que nous souhaitons collectivement que l'Union européenne soit un acteur global de la paix et de la sécurité mondiale, en défense de ses intérêts et de ceux de ceux de ses citoyens – bref, que l'Union européenne soit une puissance. Si nous ratons cette occasion, qui doit se concrétiser pendant la présidence française, avec l'adoption du texte en mars prochain, nous serons renvoyés à nos travaux de routine progressive pour les dix années à venir.

La question est : comment voulons-nous traduire notre ambition, qui est le reflet de notre devoir ?

Pour y répondre, nous devons d'abord comprendre notre environnement. L'Union européenne doit élaborer une vision commune des menaces et des défis auxquels elle a à faire face.

Dans ce cadre, un travail d'analyse de la menace et des défis a été réalisé, comme préalable à la boussole stratégique. Ce document de la communauté du renseignement, finalisé en décembre 2020, est une première que je juge réussie. Il est exemplaire par le nombre de contributions – près de 50 agences de renseignement représentant 26 États membres – par la qualité des contributions, dont celle de la France, et par les règles du jeu imposées : c'est un document de l'UE, classifié, non agréé, ce qui permet de ne pas l'édulcorer, et donc non politisé et sans priorité. Il a permis, je pense, aux États membres de fonder la discussion politique de la boussole stratégique sur une base objective. C'est un travail de sincérité qui devrait permettre aux États membres de définir ce qu'ils attendent de l'UE, donc d'eux-mêmes, pour répondre aux menaces et défis dans les dix années à venir.

Ces défis sont nombreux et la naïveté n'est plus de mise : lien transatlantique et positionnement des États-Unis, éclairés récemment par la crise afghane mais aussi l'affaire AUKUS ; décomplexion des compétiteurs stratégiques dans nos zones d'intérêts immédiates ou élargies, tels que la Russie mais aussi la Turquie ; tensions en Indopacifique alimentées par la Chine. S'y ajoute tout le domaine hybride, terme couramment utilisé auquel je préfère la définition qui a été donnée par un ancien commandeur de l'OTAN : selon lui, c'est un domaine où l'on est sous le seuil de la guerre conventionnelle mais au-dessus du seuil de l'action. Nous sommes déjà entrés en guerre dans ce domaine.

Nous devons ensuite nous doter des moyens pour répondre à nos ambitions. En la matière, nous sommes à la croisée des chemins. Les travaux réalisés cette année sur la revue annuelle de défense et la revue stratégique de la coopération structurée permanente sont aussi des exercices de sincérité. Les données factuelles que nous produisons démontrent le peu d'investissement des États membres dans les opérations et missions de l'UE – 7 % sur le total de leurs investissements opérationnels – et le déséquilibre patent, sans vouloir opposer les deux, entre l'investissement pour l'OTAN et celui pour l'Union européenne.

Un nouveau cycle du processus capacitaire du niveau d'ambition de l'UE, appelé « Headline Goal Process », a débuté, avec la CARD. Les États membres remplissent leurs questionnaires capacitaires et les dialogues bilatéraux ont commencé en décembre. Ce cycle, aligné avec celui de l'OTAN, s'achèvera en 2022. Le cycle suivant, débutant en 2023, sera alimenté par les conclusions de la boussole stratégique. Il est de notre intérêt de les intégrer le plus rapidement possible sans laisser les délais bruxellois s'imposer.

Ces éléments permettront d'intégrer si nécessaire de nouveaux besoins capacitaires liés aux discussions sur la capacité rapide d'intervention. À ce propos, certaines déclarations ont pu brouiller un tant soit peu les pistes. Pour clarifier les choses, il ne s'agit pas d'une force, mais d'une capacité à décider et à agir rapidement, dans un milieu éventuellement non permissif, à l'horizon 2025, en déployant 5 000 combattants dans le cadre d'une opération conjointe, fondée sur des scénarios. Il ne s'agit pas de créer une force en attente qui ne serait consacrée qu'à l'Union européenne au risque de ne jamais être employée. Nous faisons beaucoup de pédagogie vis-à-vis de nos alliés de l'OTAN et en particulier des États-Unis, où je me suis rendu en décembre dernier. J'ai eu le sentiment d'être un VRP de la boussole stratégique, mais je crois que la discussion avec notre grand partenaire transatlantique est apaisée sur ce sujet.

J'en profite pour vous donner mon point de vue sur une éventuelle compétition OTAN-UE. Ayant passé quatre ans en fonction d'autorité dans les états-majors de l'OTAN, j'ai coutume de dire que je suis croyant et pratiquant des deux religions. En effet, ce débat est stérile : nous sommes tellement liés que chercher à nous dissocier ne sert que les intérêts de ceux qui sont hostiles aux deux organisations.

Tout développement capacitaire opérationnel dans le domaine de la PSDC renforce le pilier européen de l'OTAN. Quels que soient les mécanismes de financement capacitaires mis en jeu, qu'il s'agisse par exemple du Fonds européen de défense ou des projets de la coopération structurée permanente, les États membres restent propriétaires des capacités acquises et peuvent décider sans entrave de les mettre à disposition de leurs intérêts nationaux, de leur engagement dans l'OTAN ou de leur engagement, que je souhaite le plus solide possible, dans l'UE.

Rappelons enfin que 21 États membres sont aussi des membres de l'Alliance. Croyez-moi, ils veillent au grain en permanence, et certains encore plus que les autres. Le jour où la boussole stratégique sera signée par l'ensemble des États membres, la signature de ces 21 États apportera une garantie suffisante sur la non-duplication et l'absence de dommages collatéraux pour l'Alliance.

Pour entrer un peu plus dans le détail, l'EMUE continue de fournir une expertise militaire collective aux institutions et aux décideurs de l'UE, à travers sa capacité de planification au niveau politique et stratégique, mais aussi dans le domaine capacitaire.

Par exemple, la CARD représente une plateforme d'échange d'informations permettant aux États membres de transmettre des informations dans le domaine capacitaire. Associée à nos autres travaux, la CARD nous permet une évaluation claire de la contribution des États dans les opérations en cours et sert nos efforts de planification capacitaire afin d'atteindre le niveau d'ambition de l'UE, fixé dans la stratégie globale de 2016 mais qui sera nécessairement révisé avec la boussole stratégique. Cet effort devra se poursuivre. Les missions et les moyens de l'EMUE devront être adaptés afin de prendre en compte les conclusions de la boussole stratégique. Je souhaite en particulier développer sa capacité d'anticipation stratégique dans le domaine opérationnel, notamment avec une planification à froid fondée sur des scénarios.

La coopération structurée permanente (CSP), qui vise également à renforcer la capacité militaire de l'Europe à agir pour atteindre son niveau d'ambition, est un outil puissant, pour peu qu'il soit bien cadré dans une vision pragmatique. Il doit nous permettre d'augmenter les investissements utiles en renforçant le développement conjoint des capacités. Les projets de la CSP doivent contribuer à améliorer l'environnement de défense de l'Europe. Elle doit centrer ses futurs projets sur les déficits de capacités critiques de l'UE. La dernière revue stratégique de la CSP va dans ce sens en proposant de s'inspirer des conclusions de la CARD pour présenter de nouveaux projets. Vingt-six projets sur quarante-sept doivent aboutir avant la fin de la phase de la CSP 2021-2025. De surcroît, plusieurs projets proposés par les États membres cet été ont été examinés par le secrétariat de la CSP et seront proposés au Conseil, qui décidera de la liste finale. La France a été locomotive dans ce domaine.

Par ailleurs, il convient de souligner que la CSP comme la CARD ont permis de démontrer la bonne entente entre l'AED, le SEAE et l'EMUE. Je précise que cela ne va pas de soi : dans le domaine capacitaire il y a plusieurs logiques qui sont toutes nécessaires mais dont les objectifs et la temporalité ne sont pas forcément alignés.

Enfin, nous devons nous doter de l'organisation militaire adaptée à notre ambition. Cela passe par l'évolution des seules structures militaires des institutions de l'Union européenne : l'EMUE et la MPCC.

Au moment où je vous parle, la MPCC a validé sa place, qui est modeste, en tant que capacité militaire permanente de commandement et de contrôle au niveau militaro-stratégique. Force est de constater que nous pouvons encore faire mieux. Dans sa phase actuelle, alors que la capacité opérationnelle pleine n'a toujours pas été déclarée – qui consiste à être capable d'assumer cinq EUTM et une opération mineure terrestro-centrée – la MPCC continue à souffrir de sous-effectif. La structure permanente n'est forte que de 60 personnes, dont il me manque, après deux ans d'activation, encore un quart. Pour mettre les choses en perspective, les nations alliées de l'OTAN ont accepté d'augmenter la structure permanente de commandement de 1 200 personnes ; mais les États membres, dont une grande majorité en font partie, ne sont pas en mesure de me fournir 1 % de ce nombre… Ce n'est pas très sérieux et je le rappelle régulièrement aux CEMA. Sans mésestimer les difficultés en ressources humaines des forces armées des États membres, il y a là un acte de foi qu'il faut concrétiser.

L'EMUE quant à lui doit se tourner davantage vers la planification et l'anticipation stratégique afin d'asseoir son positionnement à l'articulation entre le niveau politique et militaire, avec l'objectif de fournir une expertise éclairant et facilitant la prise de décision.

L'évolution de l'EMUE et donc de la MPCC est inévitable si nous voulons afficher un niveau d'ambition crédible. Je travaille dans cette perspective, à la demande des chefs d'état-major des armées des États membres et sous la direction du président du Comité militaire mais aussi du haut représentant.

Je voudrais enfin évoquer rapidement l'action de l'EMUE lors de la crise afghane d'août dernier, comme exemple de l'évolution de son positionnement. On peut légitimement se demander quel type d'action l'EMUE est en mesure d'engager dans une situation d'urgence aussi intense, précipitée et non préparée. Elle a été à la fois modeste et efficace.

Modeste : vous l'aurez compris, la structure militaire de l'UE n'a pas, par construction, les moyens d'une action autonome dans l'urgence. Nous avons donc fait au profit des États membres ce que nous pouvions : informer, coordonner, jusqu'à un certain point, et donner de la visibilité aux demandes des plus petits d'entre eux.

Mais efficace, puisque nous avons agi tant à partir de Bruxelles que directement à Kaboul, où j'ai envoyé un officier général et une équipe réduite. Ils ont pu conseiller la délégation de l'Union européenne, assurer la coordination avec les Américains et organiser avec les États membres l'extraction de plusieurs dizaines d'Afghans liés à l'UE.

Aussi modeste soit-elle, cette action a permis de rappeler aux États membres, dont certains n'ont pas ce réflexe, la plus-value militaire en gestion de crise. Cette situation a bien entendu montré des limites institutionnelles et opérationnelles, mais a utilement relancé le débat sur l'opportunité de disposer d'un panel d'outils de réaction rapide en cas de crise. C'est toute la question de la capacité d'action rapide actuelle évoquée par le haut représentant Josep Borrell.

En conclusion, je dirai qu'il faut donner de la cohérence à la vision PSDC. Tous les travaux menés devraient venir en soutien de la vision de l'Union qui sera exprimée dans la boussole stratégique, dont j'attends beaucoup. Elle doit apporter une vision d'ensemble et définir réellement l'ambition militaire de l'Union, bref, redéfinir notre ambition.

Si le dialogue engagé entre les États membres porte ses fruits, nous devrions progresser vers plus de rapidité, de capacité et de souplesse dans les décisions, nous doter de la capacité de mener des opérations y compris en milieu non permissif – sortir du soft power en quelque sorte – tout en renforçant l'approche intégrée qui fait la force de l'UE, mettre en cohérence notre cheminement capacitaire, augmenter notre résilience dans l'espace hybride de ce temps de non-paix, où la guerre fait déjà rage et invente chaque jour de nouveaux modes d'action, comme la crise migratoire instrumentalisée par la Biélorussie, et renforcer nos partenariats avec nos alliés, au premier rang desquels l'OTAN et les États-Unis, mais aussi l'ONU, l'Union africaine (UA) et l'Association des nations de l'Asie du Sud-Est (ASEAN) entre autres.

Soyons à la hauteur de l'ambition qui s'offre à nous, ne ratons pas cette occasion de montrer que l'Union européenne, en cohérence avec les organisations partenaires et alliés, est capable aussi de parler de puissance.

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