. – Je me focaliserai pour ma part sur les conséquences de l'industrialisation de l'alimentation sur les préférences et les comportements alimentaires des enfants.
Dès la naissance, le nourrisson peut sentir les arômes et différencier les saveurs. Il dispose de capacités de succion et de déglutition qui lui permettent de téter, mais il devra développer des compétences afin de consommer d'autres aliments que le lait, en apprenant progressivement à les mâcher et les avaler. Ses préférences alimentaires sont simples : appréciation du goût sucré, aversion pour le goût amer, auxquelles peut s'ajouter l'appréciation des odeurs des aliments consommés par sa mère durant la grossesse et l'allaitement, qui peut durablement influencer ses préférences alimentaires. L'alimentation de la mère pendant la grossesse constitue ainsi un facteur d'influence des préférences de l'enfant. Des travaux conduits sur l'origine développementale de la santé et des maladies indiquent en outre que le statut nutritionnel des deux parents est susceptible d'influencer les paramètres de croissance de l'enfant et, hélas, parfois, de programmer le développement de son obésité. Les conséquences sur la santé de la consommation de produits ultra-transformés chez l'adulte peuvent donc avoir des répercussions chez l'enfant par cet effet de programmation métabolique.
En matière de comportements et de préférences alimentaires – ce que l'on mange, à quel moment, avec qui et dans quelles quantités –, tout doit être appris par l'enfant de manière postnatale sous la guidance de ses parents, par expériences successives, par imitation du comportement des adultes responsables et par observation de l'environnement.
L'Organisation mondiale de la santé (OMS) recommande, pour tous les pays du monde, un allaitement exclusif jusqu'à l'âge de six mois, âge à partir duquel l'enfant doit commencer à manger d'autres aliments que le lait, alors que l'allaitement devrait se prolonger jusqu'à deux ans.
Malheureusement, en France, la réalité est très éloignée de ces préconisations. Seules 70 % des mères commencent l'allaitement à la naissance, et seules 3 % allaitent exclusivement leur enfant à six mois, selon les données issues de l'Étude longitudinale française depuis l'enfance (Elfe) et de l'étude « Épidémiologie en France de l'alimentation et de l'état nutritionnel des enfants pendant leur première année de vie » (Epifane). La santé publique a beaucoup à faire pour espérer combler les 97 % manquants. Or, en substitution du lait de leurs mères, l'on donne à manger aux enfants des préparations pour nourrissons ou « préparations de suite ».
Examinons leur étiquette d'un peu plus près : ces produits présentent toutes les caractéristiques des aliments ultra-transformés. Le lait de vache n'est pas adapté aux besoins nutritionnels du nourrisson humain. En effet, il est bien trop riche en protéines. Il est donc dégraissé, coupé, puis enrichi en différentes huiles pour approcher au mieux la composition du lait humain. Les étiquettes font ainsi apparaître lactose, huiles végétales – tournesol, coprah, colza –, lait écrémé, lactosérum déminéralisé, concentré de lactosérum, lécithine de soja et j'en passe, sans oublier de nombreux minéraux et vitamines. Tout cela se fait au prix de nombreuses opérations de transformation – à cet égard, les aliments pour bébés n'ont rien à envier aux produits destinés aux adultes –, comme le craking du lait, l'ajout de matières grasses et d'additifs directs, le séchage ou encore la pulvérisation, pour produire la poudre de lait, forme la plus économique à transporter.
Ces produits répondent à une réglementation stricte et conviennent aux besoins nutritionnels des nourrissons, lesquels sont très spécifiques ; mais il s'agit d'un NOVA 4 dans toute sa splendeur. Pour agir sur le front de la transformation et de l'ultra-transformation des aliments, il faut être prêt à relever ce défi immense : promouvoir l'allaitement en France. Tel devrait être le sujet de préoccupation majeur, compte tenu de la fragilité du nourrisson.
Le marché des préparations pour nourrisson pesait 1,4 milliard d'euros en 2021. Au total, 40 % des volumes dont il s'agit sont consommés en France, soit près de 90 000 tonnes. En englobant les autres produits destinés à l'alimentation infantile, on estime le marché de cette industrie à 200 kilogrammes par bébé et par an.
Toutes ces préparations trouvent leur origine dans une découverte majeure qui a marqué l'histoire mondiale de l'alimentation : celle des germes, par Pasteur, qui a conduit à l'invention de la pasteurisation et à de nombreuses innovations, comme le lait en poudre ou les boîtes de conserve.
Les aliments préparés industriellement ont connu une croissance fulgurante à l'ère industrielle, décrite par l'historien Martin Bruegel. Cette mutation a accompagné le développement du travail des femmes, qui se sont ainsi éloignées des fourneaux.
Ce rappel étant fait, revenons au XXIe siècle. Mon équipe a développé une manière de conceptualiser le plaisir alimentaire en trois dimensions qui se complètent mutuellement.
Premièrement, le plaisir sensoriel est directement lié aux propriétés organoleptiques des aliments – gras, salé, sucré, craquant, croustillant, etc. –, ainsi qu'à leur densité énergétique, c'est-à-dire la quantité de calories apportées pour 100 grammes. Avec l'apprentissage, un aliment devient d'autant plus apprécié qu'il est riche en calories.
Deuxièmement, le plaisir commensal est celui que procure le partage. Le poulet du dimanche n'est-il pas d'autant plus savoureux qu'il est dégusté en famille ou avec des amis ?
Troisièmement, et enfin, le plaisir cognitif est provoqué par certaines caractéristiques du produit qui ne sont pas directement liées à sa composition nutritionnelle, comme les idées que l'on peut s'en faire ou les valeurs que l'on y associe. Ce sont là toutes les dimensions liées à l'imaginaire.
C'est au gré de ses expériences alimentaires que l'enfant développe ces trois formes de plaisir. Or, du point de vue sensoriel, les aliments ultra-transformés sont fabriqués par des entreprises qui s'assurent a minima que leurs produits sont appréciés du consommateur, voire déploient des investissements substantiels pour que lesdits produits arrivent au plus près possible du bliss point, ou point de félicité. Il s'agit là du point de satisfaction maximal : une fois qu'il est atteint, toute modification de la formulation ne peut que conduire à une réduction de l'appréciation du produit.
Le rôle de nombreux additifs – colorants, émulsifiants, agents de texture, arômes, etc. – entrant dans la composition des aliments ultra-transformés consiste à renforcer ces propriétés organoleptiques. Dans ces conditions, les produits plus bruts peinent à être compétitifs. De plus, les aliments ultra-transformés présentent souvent une forte densité énergétique et des propriétés de texture qui les rendent faciles à consommer. Ces facteurs sont notoirement associés à une absorption plus rapide, facilitant un risque de surconsommation encore maximisé par une forte densité énergétique.
Enfin, les aliments industriels sont très standardisés dans leur process, ce qui limite fortement les variations organoleptiques et habitue les consommateurs à attendre toujours le même goût pour un produit donné, à l'opposé des subtiles variations que la nature nous prodigue. Comme le relève M. Longuet, les pommes d'un même arbre n'ont pas toutes le même goût.
J'en viens à l'enjeu de la commensalité, qui dépasse la seule qualité nutritionnelle des aliments ultra-transformés. Les emballages industriels ouvrent la voie à de nouveaux usages des aliments. Ainsi, le fait de portionner un aliment permet une consommation individuelle, y compris dans le cadre d'un repas partagé. Le développement de ces usages ne peut qu'isoler les consommateurs les uns des autres. Ce phénomène peut aussi se révéler dérégulateur, car le comportement alimentaire est sous contrôle social.
L'imitation sociale est l'un des moteurs des apprentissages, mais elle ne peut jouer pleinement son rôle que si les convives consomment la même chose – je vous renvoie aux travaux que la psychologie du comportement a consacrés à cette question. Ainsi, l'individualisation des consommations permise par les aliments ultra-transformés peut vite être associée à une perte de commensalité, de culture culinaire et, partant, de compétences culinaires.
Enfin, d'un point de vue cognitif, les aliments ultra-transformés sont associés à des imaginaires publicitaires dont les slogans ont tôt fait de s'imposer dans nos têtes. Telle image ou telle musique peut faire surgir en nous des noms d'aliments par la magie de l'encodage mémoriel, qui fond en nos souvenirs diverses composantes liées aux émotions contribuant à faire désirer un produit.
Ce phénomène, qui pourrait n'être qu'amusant, est en fait on ne peut plus inquiétant. Une méta-analyse des données de la littérature scientifique conduite récemment montre que le marketing alimentaire est lié à une augmentation significative des quantités consommées et à une orientation différentielle des choix et des préférences des enfants en faveur de produits promus par la publicité. Cette étude précise qu'il reste difficile d'établir une association avec la santé dentaire et le statut pondéral des enfants. Néanmoins, elle interpelle. Comment lutter sur le front de la santé publique quand on sait que les publicités télévisuelles sont, en majorité, dédiées à des produits à faible qualité nutritionnelle, présentant un Nutri-Score D ou E, lesquels sont majoritaires dans l'offre de produits destinés aux enfants et plus souvent vus dans les foyers des catégories socioprofessionnelles moins favorisées, où le surpoids est plus prévalant ?
On a donc assisté à l'arrivée massive d'aliments industriels, ultra-transformés ou non, à destination de la population enfantine. Le succès de cette offre tend clairement à prouver l'adéquation à une « demande » : c'est bien l'art du marketing de créer cette dernière. Sur ce plan, l'industrie alimentaire s'est révélée très efficace. Au Royaume-Uni, plus de 65 % des calories consommées par les enfants proviennent d'aliments ultra-transformés.
Même si nous nous croyons libres, notre comportement est soumis à de nombreuses influences. Comme tout comportement, le comportement alimentaire dépend ainsi très largement de l'environnement dans lequel il s'exerce. Il dépend au premier chef de la disponibilité des aliments.
Les modes de vie actuels étant ce qu'ils sont, il est illusoire de vouloir revenir au temps où chacun se nourrissait d'aliments issus de son potager. Mais, dans ce contexte, il faut porter une attention toute particulière aux aliments que nous consommons. Dans le pays qui se targue d'être celui de la gastronomie, la qualité ne saurait être réservée aux assiettes des grands chefs. À l'inverse, elle doit être offerte à tous et toutes. Pour garantir cette attention à la qualité des produits, l'on peut recourir aux outils de profilage nutritionnel classiques, comme le Nutri-Score. On peut encore passer par l'examen des additifs et des procédés de transformation. On peut enfin porter un regard critique sur la publicité dédiée aux produits alimentaires.
En résumé, la question est la suivante : comment protéger les enfants de la séduction immédiate que présentent les aliments ultra-transformés ? Comment faire pour qu'ils gardent le goût d'aliments plus bruts, non marketés, qu'ils auraient plaisir à partager entre générations ? Faute de moyens, l'éducation alimentaire patauge en France, pays qui l'a pourtant inventée. Plutôt que de rééduquer, mieux vaut prévenir en évitant une surexposition des enfants à de tels aliments.