. – Je vous remercie de m'avoir conviée à cette audition. Je me présente brièvement : j'étais directrice de recherche à l'Institut national de la recherche agronomique (Inra) en nutrition humaine et j'ai dirigé le Centre de recherches en nutrition humaine d'Auvergne (CRNH). J'ai été responsable au début des années 2000 de la recherche en nutrition du groupe Danone. Depuis une quinzaine d'années, je dirige la société de conseil que j'ai fondée en vue d'apporter un conseil scientifique en nutrition aux entreprises de l'agroalimentaire. Je suis par ailleurs membre correspondant de l'Académie d'agriculture de France dans la section « Alimentation », mais je m'exprime aujourd'hui en mon nom propre.
Dans l'expression « aliments ultra-transformés », nous retrouvons explicitement la notion de « transformation d'aliments », donc de technologie alimentaire. On ne peut que s'étonner de voir à quel point les technologues de l'alimentation, en particulier les chercheurs, sont relativement absents de ces débats. Leur convocation serait souhaitable.
Tous nos aliments proviennent de matières premières transformées et assemblées. Personne ne remet en cause les bénéfices de ces opérations. Néanmoins, et c'est là que réside le problème, l'intensité et la complexité de chacune de ces transformations sont extrêmement variables, notamment pour obtenir des produits standardisés ou ajouter des additifs. Certains aliments peuvent être qualifiés d'« hyper » ou d'« ultra » transformés, mais il s'agit d'un continuum et non d'une catégorisation binaire entre les aliments « ultra-transformés » et les autres.
À ce stade, et contrairement à ce que pourraient suggérer les présentations précédentes, il faudrait à mon sens définir scientifiquement et le plus rigoureusement possible la notion d'aliments ultra-transformés. Cela permettrait de classer ceux-ci en fonction de leur degré de transformation. Du point de vue scientifique, une classification est une méthode qui doit être validée et répondre à des critères de qualité. On peut aujourd'hui s'interroger sur la clarté de la notion, sur le caractère opérationnel de notre définition de l'aliment ultra-transformé, ainsi que sur la validité méthodologique des outils proposés, en particulier pour la classification NOVA – de loin, la plus utilisée.
Nous avons mené avec certains de nos collègues du secteur public un travail spécifique sur cette dernière classification. Nous avons dégagé une grande hétérogénéité parmi les classements opérés par les 170 professionnels de l'alimentation interrogés. Pour l'une des listes testées, les trois quarts des produits ont été majoritairement classés en NOVA 4, ce qui correspond aux aliments ultra-transformés. Surtout, un quart des aliments était classé de manière beaucoup plus hétérogène, parfois en deux classes ou répartis sur les quatre classes. La corrélation entre les évaluateurs s'établit à 0,32, ce qui est relativement faible pour un tel outil. La concordance parfaite serait en effet de 1. On peut s'en approcher si la classification utilisée est fondée sur un algorithme structuré tel que le Nutri-Score. Or les critères de NOVA ne sont pas organisés en algorithmes ou en logigrammes non ambigus. Selon la façon dont on interprète les critères de NOVA, les yaourts nature non sucrés, par exemple, peuvent être classés en NOVA 1 – pas ou très peu transformés –, 3 – légèrement transformés –, ou 4 – transformés.
L'outil utilisé peut être considéré comme non robuste, car la classification dépend de l'opérateur. C'est le cas de toutes les classifications existantes, à l'exception de celle qui est issue du travail actuellement mené par Isabelle Souchon au sein de l'Inrae. Elle est intéressante en ce qu'elle évalue le degré de transformation des aliments et dote chacun d'eux d'un score chiffré selon un algorithme bien structuré. Cette méthode n'est pas encore aboutie, mais elle représente un premier pas en vue d'une validation.
Si l'absence de reconnaissance scientifique ne remet pas en cause l'intérêt des études concernant les effets de la transformation des aliments pour la santé, force est de constater que ces travaux s'appuient sur une classification qui n'est pas assez rigoureuse. Cela peut entraîner des incohérences, comme l'a montré un travail récent réalisé selon une méthodologie voisine de la cohorte NutriNet. L'étude a porté sur l'association entre les marqueurs cardiométaboliques et l'augmentation de 5 % de la consommation d'aliments ultra-transformés, selon qu'ils étaient déterminés par NOVA ou par trois autres classifications similaires. Les résultats posent question, car ils diffèrent de manière significative.
Par ailleurs, cette classification NOVA ne garantit pas une exploration très scientifique d'un lien entre les aliments ultra-transformés et la santé. Si ce lien existe, d'où vient-il ? Est-il lié à la texture des aliments, à la présence d'additifs, au marketing ? Quel élément est prépondérant ? Les classifications actuelles n'aident pas à comprendre le phénomène. Il faudrait améliorer les transformations existantes au lieu de vouloir tout supprimer.
Autre faiblesse de cette classification : elle ne permet pas de rendre compte du continuum dans la transformation. Un score chiffré serait beaucoup plus fin, d'autant que les industriels comme les consommateurs doivent pouvoir s'y fier. On peut mettre un bandeau noir sur le Nutri-Score, mais il sera systématique pour certains produits ! Le risque de confusion augmentera chez les consommateurs et les médias. Le raccourci entre « aliments industriels » et « aliments dangereux pour la santé » me paraît excessif. La seconde partie de cette table ronde abordera, je l'espère, les conséquences économiques et sociologiques de ces points de vue.
Avant d'envisager une réglementation en la matière, il faudra se doter d'un outil plus rigoureux ; à défaut, les contentieux seront sans fin.
En conclusion, il faut effectivement examiner la relation entre les aliments ultra-transformés et la santé. Toutefois, pour ce faire, les outils actuels ne sont pas objectifs et optimaux. Une démarche scientifique rigoureuse garantirait une plus grande sérénité des débats.
Je suis prête à répondre à toutes les questions, en particulier à celles que je n'ai pas eu le temps d'aborder.