. – Merci de votre invitation. Je voudrais commencer par déclarer mes liens d'intérêts. Je suis membre de plusieurs comités scientifiques qui m'ont sollicité pour mes travaux, fondés sur une approche holistique d'une alimentation saine, durable, éthique : tout d'abord, des comités privés, comme Siga ; ensuite, des comités publics, comme Érasme-Centre d'excellence Jean Monnet sur le développement durable, ou le projet alimentaire territorial du Grand Clermont et du parc Livradois-Forez ; enfin, des comités associatifs.
La définition d'« aliment ultra-transformé » (AUT) provient de la classification brésilienne NOVA. Le concept est né en 2009. Il est globalement en phase, d'une part, avec la définition d'un aliment sain pour la santé globale, c'est-à-dire le moins transformé possible, d'autre part, avec l'attente des consommateurs, lesquels recherchent de plus en plus des aliments naturels.
Un aliment ultra-transformé est un aliment qui contient au moins un des marqueurs d'ultra-transformation (MUT), dont la finalité est principalement de modifier les propriétés sensorielles, à savoir le goût, la couleur, l'arôme et la texture.
On distingue quatre MUT : les additifs cosmétiques qui désignent les texturants, modificateurs de goût et colorants, qui représentent moins de 40 % du total des MUT ; les arômes qui touchent à l'aspect sensoriel olfactif ; les nutriments ultra-transformés que sont les glucides, lipides, protéines et fibres ultra-transformés (isolats de fibres, graisse hydrogénée, amidon, etc.) ; enfin, datant des années 1970 ou 1980, les procédés technologiques très dénaturants qui permettent de modifier nombre d'aliments et dont les plus connus sont la cuisson-extrusion, que l'on retrouve dans les galettes de riz soufflées ou dans les céréales du petit-déjeuner à destination des enfants.
Le point commun de ces marqueurs est qu'ils sont tous associés à une matrice très dégradée ou artificialisée. Additifs, arômes et nutriments ultra-transformés sont principalement issus de la « fragmentation » alimentaire : l'on craque des aliments, à l'image du pétrole, pour en isoler les briques élémentaires. Cela dépasse les procédés classiques, thermiques, mécaniques et fermentaires, d'où le mot « ultra ». Les briques alimentaires ainsi isolées peuvent être recombinées dans de nouveaux aliments ou ajoutées à de vrais aliments pour en modifier les aspects sensoriels, en tant qu'agents cosmétiques.
Les MUT sont un concept empirique et holistique : la classification NOVA part du réel, par empirisme, pour élaborer, par induction, de nouvelles théories, dites unificatrices ou « holistiques ». En suivant une telle approche, nous avons constaté qu'il existait dans les cuisines quatre groupes d'aliments.
Le groupe n° 1 comprend les aliments peu ou pas transformés, mono-ingrédients, tels que les fruits frais ou le lait.
Le groupe n° 2 comprend les ingrédients culinaires utilisés de longue date, comme le sucre, les épices, le sel, le poivre, les huiles, etc.
Le groupe n° 3 comprend les aliments transformés, issus de l'ajout des ingrédients culinaires (groupe n° 2) aux aliments simples du groupe n° 1. Ces aliments permettent d'accroître tant la conservation à petite échelle que la palatabilité, c'est-à-dire les propriétés sensorielles. Ce groupe n° 3 comprend les plats faits à la maison, le fromage, le pain traditionnel, ainsi qu'environ 30 % des aliments industriels. L'industriel peut donc être de qualité !
Le groupe n° 4, enfin, ressemble au groupe n° 3, mais comprend une liste d'ingrédients bien plus longue, lesquels ne se retrouvent normalement pas en cuisine, du fait de leur origine strictement industrielle. Citons les ingrédients additifs, purifiés, cosmétiques qui permettent d'améliorer les propriétés sensorielles et d'avoir des durées de conservation très longues et à grande échelle.
Ces aliments du groupe n° 4 tendent à se substituer aux aliments du groupe n° 3. Le pain de mie et les céréales destinées au petit-déjeuner des enfants remplacent le vrai pain, le soda en Amérique du Sud remplace l'eau, les arômes peuvent remplacer les vrais fruits. Le danger est de détourner des aliments du groupe n° 3 au profit d'aliments qui les imitent.
Le concept d'ultra-transformation est fondé sur la preuve de concept que la matrice alimentaire, c'est-à-dire la structure de l'aliment, est le vecteur des nutriments, gouvernant de ce fait leurs effets sur la santé.
Il est important de distinguer les causes et les effets. Les matrices alimentaires dégradées et artificialisées sont les causes : elles s'étudient selon une approche holistique en préventif. Les effets secondaires, quant à eux, s'étudient davantage selon une approche réductionniste, c'est-à-dire en se focalisant sur des parties de l'ensemble.
Commençons par les causes. À en croire la littérature scientifique, consommer beaucoup de ces aliments ultra-transformés peut entraîner une consommation en excès de calories de 20 %, provenant principalement des sucres et graisses ajoutés, d'une moindre mastication et satiété et, par conséquent, d'une consommation calorique par minute plus importante. Cela se traduit par un excès de sel et, pour les féculents ultra-transformés, par un index glycémique plus élevé.
Toutes les études montrent que les aliments ultra-transformés sont en général plus pauvres en micronutriments protecteurs. Ils peuvent contenir de nombreux xénobiotiques, c'est-à-dire des composés étrangers au corps humain, que ce dernier n'avait donc pas l'habitude d'ingérer avant que ne se développe leur consommation en masse depuis quarante à cinquante ans : mentionnons, par exemple, les résidus de pesticides, les additifs de synthèse, les amidons modifiés, les graisses hydrogénées, qui n'existent pas dans la nature. Qui plus est, les composés bioactifs peuvent entrer en synergie ; les additifs peuvent dès lors présenter un potentiel effet cocktail, hypothèse encore guère étudiée. Des perturbateurs endocriniens en puissance peuvent être présents.
Voilà autant de causes pouvant former un cocktail idéal pour faire le lit des premières dérégulations métaboliques : surpoids, obésité, diabète de type 2, stéatose hépatique, dite « maladie du foie gras humain ». Peuvent s'ensuivre des maladies chroniques plus graves encore.
Passons à présent aux effets. L'approche réductionniste est utile, mais elle relève d'un plus long terme. Aura-t-on le temps de décortiquer tous les mécanismes à l'œuvre ? Additifs, arômes, xénobiotiques : les combinaisons peuvent être des millions !
Dès lors, privilégions l'action en amont. Il suffit de s'attaquer à la cause, c'est-à-dire à l'aliment ultra-transformé, pour s'attaquer aux conséquences. Ce qui pose problème, c'est un ensemble, non une partie. La question est multidimensionnelle : la santé est seulement la partie émergée de l'iceberg. La partie immergée est le système socio-économique qui sous-tend l'ultra-transformation et qu'il faut questionner.
La consommation globalisée et massive des aliments ultra-transformés est liée à de multiples enjeux de sécurité : alimentaire, sanitaire, nutritionnelle santé, socio-économique et environnementale.
Deux de ces sécurités sont assurées, avec efficacité, par ces aliments : la sécurité alimentaire, en fournissant des calories plutôt bon marché et accessibles au plus grand nombre, et la sécurité sanitaire, car il s'agit d'aliments sûrs d'un point de vue toxicologique, pouvant se conserver très longtemps et être transportés sur des milliers de kilomètres.
Ces aliments contreviennent cependant aux trois autres sécurités : environnementale, nutritionnelle santé, socio-économique.
Du point de vue environnemental, posons la question : d'où sont issus les MUT ? La majorité d'entre eux provient d'élevages très intensifs, associés à de la maltraitance animale, ou de monocultures très intensives, à savoir une agriculture pauvre en biodiversité. Les MUT sont aussi associés à une pollution plastique, avec le suremballage ; ils sont également liés à l'utilisation massive d'engrais, de pesticides, d'herbicides, mais aussi à la déforestation, par exemple pour produire du soja servant à nourrir des animaux en feed-lots en Amérique du Nord. Les produits animaux ultra-transformés, du fait de leur lien avec une agriculture très intensive, représentent une menace pour l'agriculture paysanne.
Du point de vue nutritionnel santé, les aliments ultra-transformés sont associés à des risques accrus de maladies chroniques multiples et ils entraînent une stagnation de l'espérance de vie en bonne santé. Par conséquent, leurs coûts cachés sont très importants : ils procurent des calories bon marché à court terme, mais dont le coût à long terme est lourd tant pour l'environnement que pour la santé. Pour un euro d'aliments achetés en Europe, le coût caché est estimé à deux euros !
Du point de vue socio-économique, enfin, la menace vient du fait que ces aliments ont plutôt vocation à être consommés de manière isolée. Ils sont dès lors associés à une vie sociale fragmentée, qui ne favorise pas le partage du repas entre amis, en famille ou en groupe. En outre, les plus pauvres, dans les pays occidentaux, consomment davantage de ces aliments ; l'ultra-transformation est donc associée à des inégalités sociales de santé. Les AUT peuvent même menacer les traditions culinaires et éloigner les plus jeunes de leurs plats locaux et traditionnels, en proposant des aliments hyperstandardisés à l'échelle de la planète, des goûts faciles d'accès exacerbés, éloignant de ceux, subtils, des vrais aliments.
J'en viens à quelques points de conclusion fondés sur mes travaux.
Premièrement, les approches holistique et réductionniste sont complémentaires et doivent absolument coexister, formant une pensée complexe. Cependant, il faut commencer par le global et choisir ses aliments selon le degré de transformation, et non, à l'inverse, opérer une sélection selon les nutriments et la composition.
Deuxièmement, au vu de l'urgence actuelle, peut-on prendre le temps de tout décortiquer, en suivant une approche réductionniste ? Les enjeux de causalité au sens strict, et non de simple association, sont évidemment très importants, mais il s'agit d'une démarche scientifique différente, utile, mais sur du plus long terme. Elle ne me paraît pas indispensable pour encourager d'ores et déjà à réduire la part d'aliments ultra-transformés dans l'alimentation, comme l'indique le dernier programme national nutrition santé (PNNS), dont les auteurs proposent une réduction de 20 % de cette consommation. De toute manière, quand bien même l'on identifierait une partie délétère de ces aliments, quelles seraient les améliorations pour la société ? S'agirait-il seulement de remplacer un additif par un autre marqueur ? Le problème vient du tout, pas d'une partie ; le temps perdu ne sera pas rattrapable.
Troisièmement, il existe à l'heure actuelle des preuves ou des convergences d'indices suffisantes pour appliquer le principe de précaution. Il existe plus de cent études épidémiologiques, dont plus de 25 % sont robustes, c'est-à-dire longitudinales. L'effet ubiquitaire est intéressant à souligner : les conséquences, délétères, des aliments ultra-transformés sur les maladies chroniques sont les mêmes quelles que soient les populations sur la planète, dès lors qu'ils sont consommés en quantité, et ce de manière presque générique, au-delà des facteurs environnementaux.
Quatrièmement, on observe la mise en place d'initiatives concrètes, par les transformateurs, artisans ou industriels, de la restauration collective, les professionnels de santé et les consommateurs, pour reconnaître, les aliments ultra-transformés et réduire leur consommation. Je participe à un tel projet depuis 2017 : l'indice Siga. Suivant la définition voulant qu'un aliment sain soit le moins transformé possible, il faut pour les technologues prendre la voie d'aliments moins transformés, en respectant les matrices alimentaires et la complexité de l'aliment.
L'ensemble de mon propos a été conceptualisé pour le grand public au travers de la règle des 3V, qui a fait l'objet d'une dizaine d'articles : « vrai, végétal, varié ».