En préambule, je me dois de vous dire que je regrette l'usage par le Gouvernement, une nouvelle fois, de l'article 49, alinéa 3 de la Constitution. Cette décision nous privera de la possibilité d'examiner les crédits de l'enseignement supérieur et de la recherche comme il l'aurait pourtant fallu, car je ne partage pas le point de vue que vous avez exprimé. Avant de détailler le budget 2023 concernant l'enseignement supérieur et la vie étudiante, je soulignerai les enjeux du partage des savoirs. Je rappellerai d'abord que le partage des savoirs étant intimement lié à leur production, il n'est pas souhaitable de dissocier les deux missions ; c'est pourquoi je suis attaché au statut des maîtres de conférences.
L'Université n'est pas simplement le lieu de formation des étudiants à un portefeuille de compétences qui augmenterait leur employabilité : c'est le lieu de la production et du partage du savoir scientifique, qui présente des spécificités. D'abord, il permet de produire des savoirs de verisimilitudes croissantes, ce qui détermine son efficacité, matérielle comprise, sans laquelle aucune innovation technique ni sociale n'est possible. Ensuite, il s'élabore par un processus social spécifique de sélection des savoirs de verisimilitude croissante par falsification. La pensée critique est au cœur de la méthode scientifique et l'apprentissage de cette méthode au cœur de la formation par la recherche.
En rappelant ces évidences, j'explique pourquoi donner des moyens à l'Université, ce n'est pas uniquement produire des innovations qui nous permettraient d'augmenter les profits de nos entreprises ou d'être des leaders dans l'économie de la connaissance. La production des savoirs scientifiques est essentielle, car ils contribuent à trouver des solutions aux défis écologiques auxquels nous sommes confrontés. La production des savoirs scientifiques en sciences sociales est tout aussi essentielle, car ils contribuent à l'émancipation de toutes et tous en décryptant les mécanismes sociaux qui produisent et entretiennent les oppressions telles que le sexisme, le racisme ou l'homophobie.
Former plus d'étudiants à l'Université permet le partage des savoirs et de la pensée critique ; c'est donc une des conditions de l'exercice de la démocratie, dans un monde de plus en plus complexe. Nous ne pouvons donc que nous féliciter de l'augmentation du nombre d'étudiants, passé de 2,3 millions en 2010 à près de 3 millions en 2022, car l'Université constitue un pilier essentiel de notre démocratie – à condition que soient préservées deux caractéristiques essentielles du champ scientifique : la liberté pédagogique des enseignants et la liberté épistémique des chercheurs, qui doivent pouvoir construire leur programme de recherche en toute autonomie. Or le champ scientifique a été percuté depuis de nombreuses années par l'austérité et par le nouveau cours néo-libéral du management de la science.
Dans leur livre Gouverner la science, anatomie d'une réforme 2004-2020, Joël Laillier et Christian Topalov expliquent que l'autonomie des universités s'est faite contre l'autonomie des universitaires. C'est pourquoi j'ai voulu dresser dans ce rapport un bilan du processus d'autonomie des universités lancé il y a quinze ans ; mais je commencerai par analyser les programmes 150 et 231 du PLF 2023.
Le programme 150 Formations supérieures verrait ses crédits augmenter en valeur de 4,9 %, mais cette hausse doit être fortement relativisée. D'abord, une part importante de l'augmentation va à la revalorisation du point d'indice de la fonction publique à compter de juillet 2022 ; 403 des 694 millions d'euros supplémentaires prévus par le PLF pour le programme 150 y seraient consacrés. De plus, cette mesure indispensable est tout à fait insuffisante pour contrebalancer la perte de près de 20 % de la valeur des salaires des fonctionnaires durant les deux décennies écoulées. De surcroît, la compensation du coût de cette mesure pour les établissements est prévue par le PLF 2023, mais il n'en a pas été de même jusqu'à présent pour l'année 2022.
Ensuite, les crédits qui figurent dans le PLF sont libellés en euros courants. Le Gouvernement estimant l'inflation à 5,2 % en 2022 et à 4,2 % en 2023, l'augmentation de 4,9 % des crédits de paiement correspond en vérité à une baisse des dépenses. De tous les postes de dépenses des établissements, celui de l'énergie est appelé à connaître la plus forte hausse. Pour les universités, le surcoût atteindrait 200 millions d'euros en 2022 et serait compris entre 200 et 400 millions en 2023. Madame la ministre, vous avez annoncé la création d'un fonds d'intervention doté de 275 millions pour faire face aux besoins de l'enseignement supérieur et de la recherche en matière énergétique ; vous engagez-vous à compenser intégralement l'augmentation du coût de l'énergie ?
Pour le programme 231 Vie étudiante, le PLF prévoit une légère augmentation des crédits en valeur par rapport à la loi de finances initiale pour 2022, les crédits de paiement passant de 3,08 milliards à 3,13 milliards d'euros cette année. Mais il est plus pertinent de prendre pour point de comparaison les crédits établis dans la loi de finances rectificative adoptée en août dernier, qui prévoyait la revalorisation des bourses à hauteur de 4 %. Si l'on tient compte des 85 millions d'euros engagés à partir de la rentrée à cette fin, les crédits prévus par le PLF 2023 sont en réalité en baisse d'environ 38 millions en autorisations d'engagement par rapport à 2022. Comment expliquez-vous cette diminution des crédits alors que les effets de la revalorisation des bourses se feront sentir pour la première fois durant une année complète et que l'on s'attend à voir augmenter de 0,54 % le nombre d'étudiants boursiers ? Par ailleurs, la revalorisation des bourses est toujours limitée à 4 %, alors que l'inflation a atteint 6,2 % en octobre. En d'autres termes, le Gouvernement semble accepter que les étudiants les plus pauvres voient leurs revenus diminuer en termes réels.
J'en viens aux conclusions de mon rapport sur le bilan des réformes de l'enseignement supérieur et plus particulièrement de l'autonomie des universités. Depuis 2007, les crédits exécutés du programme 150 ont certes augmenté de 3,3 milliards, mais cette hausse n'a pas suivi celle du nombre d'étudiants. En conséquence, la dépense par étudiant a baissé de près de 10 % depuis 2009 et le taux d'encadrement est passé d'un enseignant pour 38 étudiants en 2012 à un enseignant pour 47 étudiants en 2019 ; les chiffres sont implacables. Taux de réussite et taux d'encadrement étant corrélés, ces transformations ont échoué à améliorer la réussite des étudiants, si bien qu'entre le milieu des années 2000 et 2020, la proportion d'étudiants sortis sans diplôme de l'enseignement supérieur six ans après avoir été reçus au baccalauréat – indicateur plus intéressant que le taux de réussite au baccalauréat – est passée de 20 % à 28 %.
Les incessantes restructurations des établissements ont réduit la lisibilité du paysage de l'enseignement supérieur et de la recherche français. J'ai dressé la liste exhaustive des initiatives d'excellence et des processus de regroupement ; elle donne le vertige ! Le rapport le montre : les réformes successives ont surtout abouti à aggraver les inégalités de moyens entre établissements sous l'effet de leur mise en compétition pour l'accès aux ressources. Vous aviez insisté devant nous sur le besoin de disposer de données objectives. Voici donc quelques chiffres qui m'ont été communiqués par vos services : le taux d'encadrement varie du simple au triple d'un établissement à l'autre – il est par exemple de 4,2 enseignants pour 100 étudiants à Nice, contre 14,4 à Paris-Saclay. Quant à la subvention pour charges de service public rapportée au nombre d'étudiants, elle varie de 1 à 7 selon les établissements : elle est de 4 200 euros à Nîmes, de 14 000 euros à Paris-Saclay et de 30 000 euros à l'École nationale supérieure de chimie de Paris. Ces disparités sont d'autant plus préoccupantes que ces calculs ne tiennent pas compte des financements des CPER, du programme d'investissements d'avenir (PIA) et de l'ANR. Il résulte de cette situation que les étudiants issus des établissements expérimentaux et qui viennent des milieux les plus favorisés bénéficient de conditions d'études plus favorables et d'un investissement plus fort de l'État ; les classes populaires sont donc une nouvelle fois perdantes. Cet écart dans la répartition des ressources est inacceptable.
Même s'il augmente en valeur, ce budget ne permet pas de répondre aux enjeux et de stopper le décrochage de la France en matière d'enseignement supérieur et de recherche puisque, une fois prises en compte la revalorisation du point d'indice et l'inflation, il est en réalité en baisse de 2,15 % en euros constants. Par ailleurs, la logique néo-libérale de management est confirmée par le développement du PIA3 et la hausse de 8,64 % du budget de l'ANR. Ces dynamiques ont augmenté les disparités entre universités, et la logique managériale accroît la bureaucratie – tous les chercheurs et tous les maîtres de conférences vous le diront – et la souffrance des personnels.
Pour tendre vers un budget plus ambitieux et une allocation des moyens plus juste et plus efficace, nous avions déposé des amendements qui, hélas, ne seront pas examinés. Pour les raisons dites, j'aurais exprimé un avis défavorable à l'adoption des crédits de la mission Recherche et enseignement supérieur, mais la décision prise par le Gouvernement de recourir à l'article 49, alinéa 3 de la Constitution nous prive de débat et de vote. Je vous engage donc à voter la motion de censure déjà déposée, seul moyen désormais de rouvrir le débat sur les crédits de la mission, lequel s'impose, puisqu'il est indispensable de prévoir davantage de moyens pour l'enseignement supérieur et la recherche et de les répartir autrement.