Intervention de Frank Giletti

Réunion du mercredi 19 octobre 2022 à 9h00
Commission de la défense nationale et des forces armées

Photo issue du site de l'Assemblée nationale ou de WikipediaFrank Giletti, rapporteur pour avis (Préparation et emploi des forces dans l'armée de l'air et de l'espace) :

J'ai été autrefois élève-officier de réserve de la marine ; j'habite non loin de la rade de Toulon ; ma circonscription abrite un atelier de l'aéronaval à Cuers. Le moins que l'on puisse dire est que je n'étais pas prédestiné à devenir rapporteur du budget de l'armée de l'air et de l'espace. J'ai découvert, dans le cadre de mes travaux, une armée mobilisée sur tous les fronts, menant des missions variées et hautement stratégiques, riche d'hommes et de femmes passionnés et engagés au service de notre nation, de notre sécurité et de la défense de nos intérêts.

Comme vous le savez, derrière les chiffres, il y a surtout des hommes, des soldats en l'occurrence, qui ont décidé de consacrer leur vie à nous défendre, au prix souvent de nombreux sacrifices, et c'est à eux que je souhaiterais ici rendre hommage. Je crois que la plus belle façon de le faire, c'est, pour nous, représentants de la nation, de dire la vérité sur la situation de nos armées, pour alerter, à l'heure du retour de la guerre en Europe, sur notre capacité ou non à faire face à un conflit de haute intensité.

Vous le savez, le général Burkhard, dans une lettre à ses officiers, au début de l'année, a qualifié l'armée russe d'« armée du mensonge ». Il signifiait par là qu'une partie de l'échec russe en Ukraine tenait au fait que personne n'osait dire la vérité sur la situation. Aujourd'hui, cette exigence de vérité et ce devoir d'alerte s'imposent d'autant plus qu'on perçoit une tentation de l'exécutif de museler la liberté de parole de nos chefs d'état-major. On l'a vu notamment lors de cette mise en scène quasi « nord-coréenne », comme l'ont qualifié certains, à l'occasion de la dernière audition du ministre.

S'agissant de l'armée de l'air et de l'espace, je voudrais partager avec vous trois constats. Le premier est que cette armée a subi de plein fouet la déflation de nos capacités militaires au titre des prétendus dividendes de la paix, de la RGPP (révision générale des politiques publiques) et des autres réformes dites structurelles.

Trois chiffres illustrent la réduction drastique des moyens de l'armée de l'air : depuis 2008, celle-ci a connu une réduction de moitié du format de sa flotte de chasse, a perdu 30 % de ses effectifs et a subi la fermeture, en moyenne, d'une base aérienne par an. Voilà d'où l'on vient. D'aucuns se gargarisent de la marche de 3 milliards – ramenée à 1,5 milliard par l'inflation : c'est mieux que rien, naturellement, mais il faut remettre les choses en perspective.

Mon deuxième constat, c'est que l'armée de l'air et de l'espace n'a pas, à l'heure actuelle, les moyens de satisfaire l'ensemble de ses contrats opérationnels. Plus précisément, compte tenu du format des flottes, dans l'hypothèse où la tension monterait avec un pays doté de l'arme nucléaire, l'armée de l'air ne serait pas en mesure d'assurer à la fois sa mission permanente de dissuasion nucléaire et la pleine exécution de ses missions conventionnelles, comme l'engagement dans des combats aériens. En effet, en cas de renforcement de la posture de dissuasion nucléaire, une partie significative – pour ne pas dire plus – de nos Rafale et de nos avions ravitailleurs MRTT (Multi Role Tanker Transport) seraient sanctuarisés et ne pourraient plus participer aux autres missions.

Voilà où nous en sommes réduits en raison de décennies de déflation et de sous-investissement dans nos armées, et notamment dans l'armée de l'air et de l'espace. Le format de notre aviation de chasse, par exemple, a atteint son étiage. Cela a des conséquences directes sur nos aviateurs puisque les taux d'activité opérationnelle sont en chute libre. Un pilote de chasse devrait voler 180 heures par an, conformément à la norme de l'Otan, qui est reprise dans la LPM « pour des forces aptes à être engagées en missions opérationnelles ». Or, en 2022, nos pilotes auront effectué en moyenne 162 heures de vol, et il est prévu qu'ils en fassent 147 en 2023, en raison de la réduction du format de l'aviation de chasse, due notamment aux livraisons de 24 Rafale d'occasion à la Grèce et à la Croatie.

Certes, pour la première fois depuis plus de cinq ans, des Rafale seront livrés à l'armée de l'air – 42 devraient l'être en 2023 –, mais cela ne permettra pas d'atteindre les objectifs de la LPM. L'Ambition 2030 prévoit en effet que l'armée de l'air dispose, dans huit ans, de 185 avions polyvalents – autrement dit, de Rafale. Or, en l'état des commandes, elle n'en aura que 159. De surcroît, l'Ambition 2030 a été établie dans un contexte stratégique très différent de celui que l'on connaît aujourd'hui : l'attrition de l'aviation ne constituait pas, alors, un véritable enjeu.

Mon troisième constat est un peu plus positif : l'armée de l'air et de l'espace a de nombreux atouts pour monter en puissance rapidement, pour autant qu'il y ait une volonté politique et que l'on se donne les moyens, notamment financiers, qu'exige le contexte stratégique. Les atouts de l'armée de l'air sont bien sûr ses aviateurs, des facultés de projection et d'allonge très importantes grâce, notamment, aux avions A400M et A330 MRTT, des capacités d'entrée en premier comme l'a montré l'opération Hamilton en Syrie, et une industrie aéronautique qui constitue un fleuron national.

Comment opérer cette remontée en puissance ? En premier lieu, il faut revoir le format de nos flottes, et plus particulièrement de notre flotte d'aviation de chasse. J'estime qu'il faudrait disposer au minimum de 225 Rafale dans l'armée de l'air et de l'espace pour être en mesure d'assumer pleinement l'ensemble de nos missions, nucléaires comme conventionnelles.

J'ajoute qu'il ne suffit pas d'avoir des avions, encore faut-il qu'ils soient équipés pour mener à bien des missions de haute intensité : je pense ici aux équipements missionnels – notamment les radars Aesa (Active Electronically Scanned Array) et les nacelles de désignation laser – qui sont essentiels au combat mais dont on manque cruellement. Je pense également aux munitions – les missiles Meteor, Mica (missile d'interception, de combat et d'auto-défense) ou Scalp (système de croisière conventionnel autonome à longue portée) –, dont le recomplètement doit constituer une priorité.

En second lieu, il nous faut combler nos lacunes capacitaires, mises en exergue par le Retex (retour d'expérience) de l'Ukraine, et évoquées par le chef d'état-major, lors de sa dernière audition, en matière de capacité de destruction des défenses antiaériennes ennemies (Sead). Nous devons également consolider notre système de défense sol-air, bien trop clairsemé pour faire face aux défis actuels.

En troisième lieu, il faut oser faire le pari de notre autonomie stratégique. Grâce à la compétence de nos militaires, de nos ingénieurs, de nos industriels, nous construisons de façon autonome des sous-marins nucléaires et des porte-avions. Alors, oui, nous serons capables de construire de façon autonome le futur système de combat aérien, qu'il s'agisse de l'avion, des effecteurs déportés ou du système de systèmes. Cessons de tergiverser avec des industriels allemands qui n'ont qu'un seul objectif dans le cadre de ce programme : nous prendre nos savoir-faire, nos trésors industriels nationaux, pour monter en compétence. Nous sommes capables de bâtir ce système, mais cela suppose deux choses qui nous font cruellement défaut actuellement : une volonté politique et une ambition financière.

J'ai choisi de consacrer le thème de mon avis au maintien en condition opérationnelle (MCO) aéronautique. C'est un sujet essentiel pour nos armées, puisqu'il s'agit de faire en sorte que nos avions soient en capacité de voler. Une grande réforme, lancée en 2018, a introduit le principe de « verticalisation des contrats », qui vise à responsabiliser les industriels sur la disponibilité des flottes. Les enjeux financiers sont considérables : pour l'armée de l'air et de l'espace, l'entretien programmé des flottes représentera près de 1,8 milliard de CP en 2023.

Je suis cependant incapable de vous dire si la politique menée donne des résultats, car on refuse de me fournir les chiffres de la disponibilité technique des aéronefs. On m'a uniquement communiqué les chiffres relatifs à la disponibilité technique opérationnelle (DTO), qui figurent dans les documents budgétaires, mais ceux-ci ne permettent pas de déterminer le nombre d'avions disponibles sur l'ensemble du parc. À toutes les questions de mon questionnaire budgétaire qui demandaient des chiffres précis – sur la disponibilité, l'évolution du coût de l'heure de vol… –, on m'a répondu que c'était classifié, alors même que ces chiffres étaient publics il y a encore quelques années et que certains ont été divulgués début 2022 lors d'une conférence de presse du ministère.

Cette opacité revient à me priver de mon droit constitutionnel de contrôler l'action du Gouvernement et d'évaluer la politique publique du MCO aéronautique, alors que les enjeux financiers et opérationnels sont majeurs.

Par conséquent – je vous le dis solennellement, mes chers collègues, et j'espère être entendu à l'hôtel de Brienne –, si, l'année prochaine, les taux de disponibilité technique des aéronefs ne me sont toujours pas communiqués, j'userai de mes pouvoirs de contrôle sur pièces et sur place, au ministère des armées ou à la direction de la maintenance aéronautique, et j'irai chercher moi-même l'information s'il le faut.

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