Intervention de Yannick Chenevard

Réunion du mercredi 19 octobre 2022 à 9h00
Commission de la défense nationale et des forces armées

Photo issue du site de l'Assemblée nationale ou de WikipediaYannick Chenevard, rapporteur pour avis (Préparation et emploi des forces de la marine) :

« L'oracle avait dit : défends ta cité par une muraille de bois inexpugnable. Thémistocle lança la construction d'une flotte » (Hérodote). Les empires sont de retour, les trente dernières années n'ont été qu'une parenthèse. Ces empires, que certains pensaient disparus, n'étaient qu'endormis. La guerre en Ukraine, attaquée par un membre permanent du Conseil de sécurité, à deux heures d'avion de Paris, en témoigne. Les équilibres du monde, dont notre vision hexagonale, parfois naïve, très continentale, métropolitaine, nous incite à ne pas toujours percevoir qu'ils se transforment, doivent nous rappeler à nos devoirs de grande nation.

En Indo-Pacifique, la France, avec ses départements et collectivités d'outre-mer, et quelque 9 millions de kilomètres carrés de zone économique exclusive (ZEE) sur les 11 millions qu'elle possède, a des responsabilités. Nos trois armes y sont présentes sur terre, en l'air et sur mer. La République populaire de Chine, pour sa part, y développe sa marine et poursuit un objectif stratégique – disposer de forces militaires de premier plan en 2035 – et un objectif politique – qu'elle qualifie de « rêve chinois » – d'ici à 2049. La Chine nourrit aussi, à l'instar de la fédération de Russie, des ambitions sans retenues en Afrique. La Turquie conduit des efforts importants depuis dix ans pour s'imposer comme une puissance régionale majeure. L'Iran continue à chercher à se doter d'une capacité nucléaire. Ce sont là quatre théâtres d'opérations – l'Europe, le golfe Persique, l'Afrique et l'Indo-Pacifique – sur lesquels des événements pourraient survenir simultanément. Voilà qui nous rappelle avec force à nos devoirs diplomatiques et militaires, et qui nous fait nous souvenir qu'il n'y a pas de diplomatie sans puissance, pas de puissance sans constance et pas de constance sans efforts.

Pour la première fois depuis bien longtemps, le budget de la défense et des forces armées ne sert pas de variable d'ajustement. La loi de programmation militaire 2019-2025, exécutée à l'euro, permet au budget de la défense de progresser année après année : celui-ci s'accroît, cette année encore, de 3 milliards. C'est heureux, car nous avions atteint, en 2017, les limites de l'exercice. C'est par la persévérance que se bâtit une armée, que se construisent ses équipements, que se pensent nos bâtiments de surface, nos avions, nos porte-avions et nos sous-marins pour les trente à quarante années à venir.

Il faut dès aujourd'hui recruter, former, faire monter en compétence les officiers et officiers mariniers qui armeront le ou les futurs porte-avions, les équipages des nouveaux sous-marins nucléaires d'attaque (SNA) ou lanceurs d'engins (SNLE). Il faut poursuivre l'adaptation de nos infrastructures portuaires outre-mer afin d'y accueillir des bâtiments plus gros, plus nombreux et pourquoi pas un SNA présent par des rotations régulières avec la métropole dans l'Indo-Pacifique.

Le temps des drones est venu, dans l'air, sur l'eau ou sous les mers. Ils révolutionnent certaines pratiques et imposent d'en posséder en nombre et de s'en défendre. N'oublions pas que 98 % des communications internet transitent par des câbles sous-marins à des profondeurs où l'humain n'opère pas. Les derniers développements ne font qu'illustrer l'impérieuse nécessité de protéger ces infrastructures.

Enfin, les armes hypervéloces confèrent pour le moment un avantage tactique qu'il ne faut pas négliger.

L'Europe découvre que les peuples n'ont pas d'amis mais des intérêts. Nous devons être prêts à défendre nos intérêts et protéger notre souveraineté au-delà des mers, partout dans le monde, face aux menaces croissantes qui pèsent sur notre ZEE.

On a créé un fonds européen de défense doté de 7 milliards pour la période 2021-2027. Pour la première fois, la notion de BITD existe à l'échelle européenne. Notre BITD, héritière d'un savoir-faire séculaire, est toujours en mesure de produire pour nos forces ce qui se fait de meilleur et ce, malgré des années de reports de programmes, ou de trop faibles volumes de commandes jusqu'en 2017. C'est un exploit !

L'importance de l'effort budgétaire, qui portera à 50 milliards le budget de la défense en 2025, démontre la place que le Président de la République et le ministre des armées accordent à nos forces, à notre BITD. La démocratie a besoin d'être défendue, au besoin militairement, pour demeurer. La marine bénéficiera donc, comme les autres armées, d'un surcroît de crédits de 9 % au titre du programme 178, à 3,088 milliards en CP, auquel il faut ajouter les 2,733 milliards d'euros en CP (soit plus 6 %) au titre des dépenses de personnel relevant du programme 212.

Nous ne pouvons que saluer cet effort de la nation, qui permettra une remontée en puissance de l'outil naval et financera, notamment, deux domaines traditionnellement négligés : d'abord, les infrastructures, hors dissuasion, où les besoins sont immenses, voient leurs crédits augmenter de 219 % en AE, à 212,9 millions d'euros, et de 12 % en CP, à 146,1 millions d'euros ; ensuite, les munitions bénéficient d'un abondement en hausse de 53 % en AE, ce qui permet de commencer à passer les commandes et à regarnir des stocks réduits.

Par ailleurs, l'augmentation des crédits affectés au programme 212 permettra d'améliorer les conditions de rémunération des marins, effort lui aussi bienvenu dans un contexte d'inflation.

J'en viens à l'avenir de la marine dans la perspective de la prochaine LPM, ainsi qu'à la région Indo-Pacifique, à laquelle j'ai consacré la parte thématique de mon avis.

La guerre en Ukraine est la cause ou l'illustration d'une triple rupture stratégique. La première est le retour de la guerre de haute intensité sur le continent européen, incluant la menace du recours à l'arme nucléaire, alors qu'on la croyait définitivement bannie de notre histoire. La deuxième est la prise de conscience de notre dépendance à la mer, par laquelle transitent les biens mais également – de manière croissante avec l'embargo sur les exportations russes – l'énergie. La troisième est la résurrection de l'Otan, vers qui tous les États européens se sont tournés face à la menace russe.

Ces trois ruptures s'accompagnent d'une transformation de la menace en mer. Celle-ci est redevenue un espace de compétition et de confrontation entre les puissances, particulièrement en Indo-Pacifique, sous la pression chinoise. La menace est désormais partout, sur toutes les mers de la planète mais également en dessous et au-dessus.

Généralisée, la menace est également plus intense. Le réarmement naval est massif dans le monde, particulièrement, une fois encore, en Indo-Pacifique ; nos marins, avec le retour du combat naval, connaîtront probablement le feu à la mer.

Enfin, cette menace se nourrit de notre propre faiblesse. Demain, toute faiblesse réelle ou supposée d'un État sera considérée par ses compétiteurs comme une occasion de remettre en cause les situations acquises, y compris par la force, alors même que l'on fait face à un risque de désagrégation de l'ordre juridique international.

Face à ces nouvelles menaces, les moyens de notre marine doivent continuer à croître. Déjà déployée sur de multiples théâtres, elle est à la limite de ses capacités. Ce qui est en jeu, c'est l'accroissement de son format – et non sa modernisation à taille constante –, d'abord grâce à un deuxième porte-avions. En effet, la France ne dispose pas aujourd'hui d'un porte-avions mais de 65 % d'un porte-avions, puisqu'un tiers du temps, celui-ci est en entretien. Un deuxième porte-avions – et non pas un deuxième groupe aérien – permettrait de disposer en permanence de cet outil puissant, prêt à être déployé sur un théâtre lointain comme l'Indo-Pacifique, voire sur deux théâtres en cas de menace exceptionnelle. Nous avons encore un peu de temps pour décider mais il semble indispensable d'y penser dans la perspective de la future LPM.

L'accroissement du format passe aussi par un plus grand nombre de frégates de premier rang. Le Livre blanc de 2013 fixait un objectif de quinze frégates pouvant être déployées sur deux ou trois théâtres simultanément. Ce nombre est clairement insuffisant alors même que notre marine est aujourd'hui engagée sur quatre théâtres. Le risque d'épuiser les hommes et le matériel est réel. Il faut donc revenir, au minimum, au format des 18 frégates qui prévalait avant.

Enfin, la marine doit relever pleinement le défi de la dronisation, levier permettant de dépasser à la fois les limites humaines et les contraintes financières, tout en maîtrisant les risques.

Mais la marine, ce sont avant tout des équipages, qui devraient connaître, à défaut d'une évolution quantitative, une transformation en profondeur. Avec le retour du combat naval et du risque du sacrifice ultime en mer, face à des États comme la Russie ou la Chine, puissamment armés et aux valeurs situées à l'opposé des nôtres, adapter la doctrine et la préparation opérationnelle des marins à la haute intensité est une nécessité.

Face à ce nouvel environnement stratégique, notre pays est à la croisée des chemins : soit il affiche ses ambitions et dote la marine des capacités nécessaires pour qu'elle puisse tenir son rang, soit il les réduit, acceptant un lent déclassement qui se paiera, dans les prochaines décennies, par la perte de la maîtrise de notre destin et de notre capacité à peser sur la marche du monde.

Le temps de la marine, et celui de la défense en général, est un temps long. Les décisions qui sont prises aujourd'hui nous engagent pour des décennies. Face à tant de menaces et d'incertitudes, le principe de précaution doit s'appliquer et notre pays se préparer au pire pour mieux le prévenir.

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