Intervention de Jean-Charles Larsonneur

Réunion du mercredi 19 octobre 2022 à 9h00
Commission de la défense nationale et des forces armées

Photo issue du site de l'Assemblée nationale ou de WikipediaJean-Charles Larsonneur, rapporteur pour avis (Environnement et prospective de la politique de défense) :

Je suis heureux de vous présenter mes conclusions sur les crédits du programme 144, l'un des quatre programmes de la mission Défense dont notre commission est saisie pour avis.

Ce programme regroupe les crédits de la direction générale de la sécurité extérieure (DGSE) et de la direction du renseignement et de la sécurité de la défense (DRSD), les crédits dédiés à l'analyse stratégique et à la diplomatie de défense, gérés par la direction générale des relations internationales et de la stratégie (DGRIS) et les crédits consacrés à la recherche et à l'innovation de défense, gérés par l'état-major des armées (EMA) et par la direction générale de l'armement (DGA) par l'intermédiaire de l'Agence de l'innovation de défense (AID).

La ressource du programme 144 pour 2023 s'élève à 1,989 milliard d'euros en autorisations d'engagement (AE), soit une baisse de 7 % qui s'explique essentiellement par des raisons techniques, et à 1,9 milliard d'euros en crédits de paiement, soit une hausse de 7 %.

Le programme 144 finance deux projets immobiliers d'envergure pour la DGSE et la DRSD. Il s'agit du nouveau siège au Fort neuf de Vincennes pour la DGSE, à hauteur de 1,16 milliard d'euros, et du projet de nouvelle direction centrale de la DRSD, pour un total de 80 millions d'euros. Or, le niveau élevé de l'inflation bouleverse le plan de financement initial de ces deux projets et induira inévitablement des surcoûts, compte tenu notamment des prévisions de l'évolution de l'indice de référence dans le secteur du bâtiment. Pour 2022, la stratégie consiste à faire peser ces surcoûts sur le report de charges. Je serai très vigilant sur l'exécution du budget 2023 et sur la bonne intégration, si nécessaire en cours de gestion, de ces surcoûts, car ces deux projets immobiliers revêtent une importance capitale pour l'avenir des deux directions.

En outre, un rapport publié en février dernier sur le projet de réforme des grands corps techniques de l'État distingue trois scénarios d'évolution pour ces grands corps. Le premier consiste en un maintien des quatre corps techniques de l'État – ingénieurs des mines, ingénieurs de l'armement, ingénieurs des ponts, eaux et forêts et administrateurs de l'Insee. Le deuxième scénario envisage la création d'un corps commun des ingénieurs de l'État. Le troisième scénario repose sur l'intégration des ingénieurs des quatre corps techniques dans le corps des administrateurs de l'État, issu de la réforme de la haute fonction publique.

Ces trois scénarios présentent des avantages et des inconvénients. Si la réflexion doit être poursuivie, j'attire toutefois l'attention sur trois éléments. Nous devons d'abord veiller à la militarité et au statut d'officier des ingénieurs de l'armement. Les écarts de rémunération élevés, de 10 à 20 %, entre les ingénieurs du corps des mines et ceux de l'armement doit également appeler notre vigilance. Enfin, le scénario de fusion des corps présente un risque de marginalisation des compétences techniques spécifiques à la défense. Ces trois points de vigilance devraient faire l'objet d'une réflexion approfondie de la part de notre commission.

La partie thématique de mon avis est consacrée à la préparation de l'avenir au prisme de la guerre en Ukraine. À l'issue de mes travaux, j'ai d'abord conclu que l'anticipation stratégique devrait davantage intégrer les biais cognitifs des parties prenantes, voire le caractère relatif et polysémique de la notion de rationalité. En effet, cette dichotomie entre la rationalité des Occidentaux et celle de la Russie explique en partie les divergences d'interprétation quant aux intentions de Vladimir Poutine avant le déclenchement de la guerre. Il sera par ailleurs nécessaire, dans la perspective de la Revue stratégique de défense nationale en cours d'élaboration, de placer encore davantage la réflexion à l'échelle interministérielle pour veiller à l'efficacité de notre prospective. Enfin, notre réflexion devra porter sur le Five Eyes, car les informations dont disposaient les États-Unis quant aux intentions de Vladimir Poutine n'étaient manifestement pas partagées en dehors de ce cercle.

De plus, l'intégration de l'innovation de défense dans les réflexions sur l'économie de guerre ne me paraît pas suffisante. En effet, les réflexions en cours sur la simplification des processus, la reconstitution des stocks ou encore l'établissement d'un agenda de relocalisation n'intègrent pas cet enjeu à la hauteur qu'il mérite. Or, il me semble opportun de réfléchir aux apports potentiels de l'innovation de défense en ces domaines. Je n'en citerais que deux : la maintenance prédictive – car l'économie de guerre ne devrait pas se résumer à l'augmentation et à l'accélération de la production des matériels, mais aussi à leur régénérescence et à leur résilience –, qui est un domaine clé, ou encore l'effort d'innovation dans le domaine des matériaux, afin d'identifier des substituts viables aux matériaux critiques que la France ne pourra pas relocaliser. Nous devrions également réfléchir à la manière dont nous pourrions accélérer les procédures dans le cadre des contrats d'armement en matière d'innovation, notamment celles ayant trait au dérisquage et aux spécifications.

Enfin, les enseignements de la guerre en Ukraine en matière d'innovation de défense sont bien connus. L'AID a intégré les enjeux de l'utilisation intensive des drones, de l'hypervélocité, de la guerre cognitive et informationnelle, du cyber ou encore du spatial en accélérant ses feuilles de route dans ces domaines.

Toutefois, à l'issue de mes travaux, je souhaite formuler deux remarques. D'une part, ces domaines ne sont en réalité innovants que d'un point de vue franco-français : certains États disposent déjà de ces capacités. Il ne s'agit donc pas tant d'innovations à proprement parler que de rattrapages de retards capacitaires par rapport à d'autres États. Par ailleurs, si ces initiatives sont évidemment salutaires, les lacunes mises en évidence par la guerre en Ukraine en masquent en réalité d'autres de la France, encore relativement peu visibles. À cet égard, si je salue le lancement de la stratégie ministérielle de maîtrise des fonds marins – domaine d'innovation absolument capital pour l'avenir, comme le savent les Norvégiens qui ont été victimes d'un sabotage de leurs câbles sous-marins en novembre 2021 – je constate également que certains États disposent d'ores et déjà de capacités avancées en la matière, notamment les États-Unis et la Russie. La France, de son côté, a dû faire l'acquisition de drones sous-marins sur étagère. C'est le retour d'expérience majeur de la guerre en Ukraine pour l'innovation de défense : au-delà du rattrapage des capacités manquantes, il faut nous intéresser dès maintenant aux domaines d'innovation qui nous donneront non pas seulement aujourd'hui, mais également demain, les moyens de nous défendre, ce qui suppose de ne pas négliger les enseignements que nous pouvons tirer des conflits autres que la guerre en Ukraine, en particulier pour la future LPM.

Aucun commentaire n'a encore été formulé sur cette intervention.

Inscription
ou
Connexion