Les grands fonds, espaces immenses couvrant 88 % du plancher océanique, encore largement inconnus, sont l'objet de multiples enjeux : ils méritent toute notre attention et s'imposeront sans doute dans un avenir proche comme des espaces stratégiques de premier plan. Ils le sont tout d'abord en raison de la spécificité de leurs écosystèmes, riches et uniques, dont les stratégies d'adaptation à un environnement hostile pourraient trouver, à court terme, des applications dans les domaines médical, industriel et cosmétique. Aujourd'hui, 10 % des tests PCR utilisés sont constitués de molécules marines provenant des grands fonds. Demain, ce seront peut-être des anticancéreux, des antidouleurs et des antibiotiques qui seront fabriqués grâce aux molécules et aux organismes des grands fonds marins. Ensuite, ils sont stratégiques en raison des nombreuses ressources qu'ils abritent : ressources minérales, terres rares et hydrocarbures attisent déjà l'intérêt des États et des compagnies privées, dans un contexte de raréfaction des gisements terrestres. Enfin, à l'heure où 90 % du commerce mondial s'effectue par voie maritime, la maîtrise des grands fonds pourrait menacer, à l'avenir, le respect de la liberté en haute mer, y compris la liberté de circulation des forces navales de chaque État. Les fonds marins sont désormais considérés par la doctrine militaire comme un nouveau champ de conflictualité.
S'ils ne manquent pas d'atouts, les grands fonds voient leur avenir menacé par les risques inhérents à la possible exploitation de leurs ressources, aussi bien dans les zones économiques exclusives et les plateaux continentaux des États placés sous leurs juridictions, que dans les eaux de la zone internationale, qui relèvent du contrôle de l'Autorité internationale des fonds marins (AIFM). Comment douter que la formation de panaches liés au ramassage et au concassage des minerais, que la diffusion de nutriments et de métaux lourds ou que les émissions acoustiques et électromagnétiques générées, ne perturberont pas ces milieux – sans même mentionner les risques d'accident ou d'introduction d'espèces invasives ? Les conséquences d'une telle exploitation seront d'autant plus dramatiques que les grands fonds sont des espaces fragiles, interconnectés et pourtant indispensables, notamment pour le stockage du carbone absorbé par les océans. À travers eux, c'est toute la biodiversité mondiale qui est menacée.
Pourtant, l'exploitation de leurs ressources est une perspective bien réelle. Plusieurs États se sont déjà engagés sur ce chemin, comme la Chine, Nauru et la Norvège, qui envisagent l'ouverture d'une partie de leurs plateaux continentaux aux activités minières, en 2023 et en 2024. La France elle-même mène une politique ambiguë : sans faire de l'exploitation sa priorité, elle poursuit un objectif d'exploration et d'exploitation durables des grands fonds, à court et moyen termes. Face à ce constat alarmant, faut-il se contenter d'accompagner l'exploitation des ressources, en tentant d'encadrer cette pratique par des règles environnementales, dont tout laisse à penser qu'elles pourraient s'avérer insuffisantes ? C'est bien le chemin qui semble être aujourd'hui privilégié, y compris par la France, qui soutient la rédaction, sous l'égide de l'AIFM, d'un règlement d'exploitation des ressources minérales dans les eaux internationales : il devrait aboutir d'ici à 2025.
Pour ma part, je souhaite que la France aille plus loin et renoue, sur ce sujet, avec une politique écologique et environnementale ambitieuse. Promouvoir l'instauration d'un moratoire sur l'exploitation des grands fonds marins à l'échelle internationale, mobiliser davantage l'Union européenne, partisane d'une politique de protection assumée, clarifier la doctrine française en écartant le recours à des activités extractivistes néfastes à l'environnement et octroyer le statut de personnalité juridique aux grands fonds : telles sont les quelques propositions concrètes que j'aimerais défendre devant vous. La France s'est proposée pour organiser, avec le Costa Rica, la prochaine conférence des Nations unies sur l'océan, en 2024. Notre pays doit profiter de cette formidable occasion pour soutenir avec force et détermination une politique éclairée de protection assumée et exigeante des grands fonds…