La perte, réelle ou supposée, de la souveraineté alimentaire de la France est un vaste sujet aux contours multifactoriels, polysémiques et protéiformes.
Sans chercher à dresser un tableau général de la souveraineté agricole française, je m'en tiendrai à une approche qui est liée à mes fonctions de président-directeur général de la SEMMARIS et qui est fondée sur l'observation de deux évolutions : celle des rapports de force au sein de la distribution de produits alimentaires d'une part, celle de la consommation des vraies gens d'autre part. Ma conviction est qu'il ne peut y avoir de souveraineté alimentaire sans l'existence de services publics alimentaires tels que Rungis et les marchés de gros.
Créé par le général de Gaulle il y a une cinquantaine d'années dans le but de réunir dans un même lieu l'offre et la demande de produits alimentaires frais de façon structurée, organisée et planifiée, Rungis est le plus grand marché de gros du monde.
D'une manière générale, les MIN valorisent les productions agricoles de qualité dispersées dans nos terroirs, favorisent l'accès au marché des agriculteurs et distribuent des produits frais au juste prix. Le regroupement des acteurs du commerce de gros et des produits alimentaires en un même lieu permet la libre concurrence et offre une diversité de débouchés aux producteurs. C'est un modèle complètement différent de celui de la grande distribution, dont l'objectif premier est d'obtenir les prix les plus bas possible sans se préoccuper de l'origine et de la qualité des produits, de leurs conditions de production ni du revenu des agriculteurs qui en découle.
À Rungis, 3 millions de tonnes de produits alimentaires transitent chaque année et sont consommées par 18 millions de personnes, principalement en Île-de-France. Près de 60 % des produits alimentaires frais consommés dans la région Île-de-France passent par le marché avant d'arriver au consommateur final. Toutes les filières sont représentées : fruits et légumes, produits de la mer et d'eau douce, produits carnés, produits laitiers et gastronomiques, produits horticoles et autres. Près de 10 % des produits agricoles qui transitent par le MIN sont vendus à l'export ; cela concerne principalement des produits laitiers et gastronomiques. Sur le plan économique, le MIN de Rungis représente un atout considérable pour notre pays : il engendre environ 12 milliards d'euros de chiffre d'affaires et permet le maintien de 100 000 emplois dans toute la chaîne agroalimentaire.
Il joue un rôle important dans la souveraineté alimentaire du pays en permettant de valoriser toutes les productions françaises qui se mangent directement, sans transformation. Sorte de courroies de transmission reliant le champ à l'assiette, les grossistes constituent un maillon essentiel entre des milliers de producteurs et des milliers de détaillants. À Rungis, 25 000 acheteurs négocient chaque nuit avec 1 200 entreprises différentes ; les prix sont fixés chaque jour ; les cours, transparents et publiés par l'État, résultent de l'offre et de la demande. Cette transparence, qui est l'ADN des marchés de gros, permet d'atteindre le tarif le plus juste et le plus équilibré pour l'ensemble de la chaîne alimentaire.
Être souverain, pour nous, c'est avant tout ne pas dépendre. C'est être capable de nourrir la ville en toutes circonstances, qu'il y ait une pandémie ou un siège. C'est être en mesure de trouver les produits dont les Français ont besoin ou envie, car ce sont eux qui choisissent. C'est aussi cela, notre obligation de service public. Pour reprendre l'analogie tirée de la science politique, on se tourne vers la souveraineté lorsqu'elle a disparu. En la matière, c'est d'abord une souveraineté populaire avant d'être une souveraineté nationale.
L'objectif n'est pas seulement de garantir un approvisionnement suffisant en produits de base agricoles tels que le blé, la betterave, les oléagineux, le lait ou le sucre. Il s'agit aussi de préserver la diversité, la qualité et la traçabilité des produits bruts qui se consomment sans être transformés, ainsi que de promouvoir des filières durables, au sens originel du terme, avec leurs indications géographiques protégées (IGP) et leurs savoir-faire. Véritables acteurs de la souveraineté alimentaire en France, les marchés de gros fournissent près de 70 000 acheteurs indépendants, majoritairement des commerces de proximité qui valorisent les produits plutôt que de les placer en tête de gondole et de lancer des campagnes promotionnelles assourdissantes, avec des chefs d'entreprise qui se critiquent les uns les autres à la radio.
L'écosystème des marchés de gros permet de valoriser la diversité de la production française et de réduire la standardisation de l'offre développée dans l'agroalimentaire et la grande distribution. Pour défendre la souveraineté alimentaire, on ne peut pas se contenter de réguler les rapports de plus en plus conflictuels entre la Fédération du commerce et de la distribution (FCD) et l'Institut de liaisons et d'études des industries de consommation (ILEC), les agriculteurs étant pris en otage.
Cet écosystème offre aussi l'occasion de maintenir toutes les typologies d'exploitations agricoles, dont l'existence est une spécificité et un atout de l'agriculture française. Le MIN de Rungis est d'ailleurs un débouché majeur pour la production agricole et alimentaire française : 61 % des produits – toutes saisons confondues – sont d'origine française, dont 100 % du fromage, 95 % du cochon, 70 % des produits de la mer et 60 % des fruits et légumes en saison, hors agrumes et produits exotiques. C'est remarquable ! La France importe surtout des produits qui n'existent pas sur son sol ou dont nous avons besoin en contre-saison.
À mon sens, le maintien d'un réseau de marchés de gros est structurant pour répondre aux enjeux de souveraineté alimentaire. Je pense même qu'il faudrait obliger les producteurs et les distributeurs à négocier sur les MIN afin d'assurer la transparence et des rapports de force équitables. Solution alternative à la grande distribution en matière d'approvisionnement, ces marchés valorisent et structurent l'offre locale. C'est le cas de Rungis, où toutes les coopératives agricoles sont représentées, où les grossistes – parfois eux-mêmes producteurs – sont très souvent mandataires d'exploitants agricoles français et au sein duquel le carreau des producteurs de fruits et légumes d'Île-de-France réunit une centaine d'exploitations.
La contractualisation annuelle entre les petits producteurs et des mégacentrales d'achat est une loi d'airain pour les agriculteurs : ceux-ci ne peuvent pas peser à égalité dans ces discussions annuelles obscures qui s'apparentent souvent à un interrogatoire musclé. Dans le système actuel, la partie agricole n'a pas son mot à dire : de ce point de vue, rien n'a changé. Le législateur doit favoriser une négociation tripartite transparente qui repose sur la loi de l'offre et de la demande. On pourrait s'inspirer de la pratique anglo-saxonne de la construction du prix par marche en avant (pricing forward) : on constaterait très vite que les prix de marché remédient aux insuffisances des discussions bilatérales.
Au-delà des mots, j'ai voulu apporter une contribution concrète au renforcement de notre souveraineté alimentaire au moyen du projet Agoralim, que j'ambitionne de construire dans le Val-d'Oise. Alors même que son rôle dans la souveraineté alimentaire française est primordial, le marché de Rungis fait face à de nombreux enjeux, en particulier les besoins alimentaires croissants des Franciliens, la saturation immobilière et la complexification des flux logistiques soumis aux défis environnementaux. Ces facteurs nécessitent de repenser l'organisation de la distribution en créant une nouvelle place en Île-de-France pour le commerce de gros alimentaire. Complémentaire de Rungis, le projet Agoralim permettra de renforcer nos capacités productives et d'optimiser la distribution des produits alimentaires frais.
Si nous renonçons à ce projet, la part de marché du service public alimentaire faiblira puisque la population augmente et que les besoins alimentaires vont croissant. Les centrales d'achat de la grande distribution, nos concurrentes directes, remplaceront notre offre par des produits bon marché et importés de pays où les conditions de production et les normes sociales ne sont pas les mêmes qu'en France. Agoralim permettra de répondre aux besoins alimentaires croissants des Franciliens et à leur appétence de plus en plus marquée pour les produits locaux. Un écosystème intégrera des activités de production agricole dans le triangle de Gonesse. Il sera respectueux de l'environnement et ses débouchés seront assurés et pérennisés : vente sur le carreau, restauration collective, transformation, valorisation des invendus par le biais d'une cantine solidaire pour limiter le gaspillage alimentaire.
Les MIN sont le seul outil public permettant d'alléger notre dépendance alimentaire vis-à-vis de l'extérieur. Mais l'unique moyen de parvenir à une plus grande indépendance à long terme passe par une compréhension de la manière dont notre modèle agricole rencontre les besoins des consommateurs. Pour comprendre les enjeux de souveraineté alimentaire, il importe d'analyser en détail la structuration de la production française, mais également l'évolution de la consommation des Français.
S'agissant de la production, rappelons quelques chiffres. Longtemps appelée le grenier de l'Europe, la France dispose d'une agriculture séculaire riche de savoir-faire. Dans le classement européen, notre pays occupe la première place pour le blé, le maïs, la betterave à sucre et les oléagineux, et la deuxième pour le lait et les ovins. En revanche, il n'arrive qu'en troisième position pour les fruits et légumes, qui constituent le premier poste de consommation des ménages, soit 26 % des produits alimentaires consommés par les Français – ce qui représente 126 kilogrammes en moyenne par an et par habitant. Nous avons donc une marge de progression concernant la production de fruits et légumes sur notre territoire. Ce constat apparaît de manière encore plus nette lorsque l'on s'intéresse aux exportations de produits alimentaires. Notre pays reste un grand exportateur de vin – les recettes, en la matière, ont atteint 19 milliards d'euros en 2022 – et il est très présent dans le commerce des céréales, des produits d'épicerie et des produits laitiers. En revanche, la France n'a exporté que pour 5,7 milliards d'euros de fruits et légumes en 2022.
Riche et reconnue, notre agriculture doit donc progresser dans ce domaine pour répondre aux enjeux de souveraineté. Nous ne produisons plus assez de fruits à noyau tels que les pêches, les abricots, les cerises ou les prunes. Ces productions étaient relativement stables dans les années 1990. La récolte s'était élevée, en 1990, à 450 000 tonnes pour les pêches et à 200 000 tonnes pour les abricots. La situation a évolué sous l'effet du changement climatique, des maladies, des ravageurs et des réglementations phytosanitaires. En 2020, la récolte était tombée à 200 000 tonnes pour les pêches et à 100 000 tonnes pour les abricots. Et ne parlons pas des cerises !
Or la demande est toujours là. De fait, pour répondre aux enjeux de souveraineté alimentaire, il convient d'analyser l'évolution de la consommation. La restauration hors domicile (RHD) occupe désormais une place déterminante : 88 % des Français consomment des produits alimentaires en dehors de chez eux ; nos concitoyens prennent un repas sur cinq hors de leur domicile. Cette consommation conditionne les marchés amont, notamment la formation des prix. Lorsque le coût matière n'excède pas 2 euros par repas à l'hôpital, il est évident que les intendants doivent jongler avec les prix : ceux-ci resteront la variable d'ajustement, quand bien même on changerait les règles des marchés publics. Quant aux 85 % de Français qui achètent des produits alimentaires frais en grande distribution, ils sont mécaniquement à la recherche de produits importés.
Il ne faut pas confondre souveraineté et autarcie. Le commerce, le négoce, les échanges internationaux ne datent pas d'hier. C'est grâce à eux que, tous les matins, nous pouvons déguster un thé, un café, un chocolat, ou que nous pouvons consommer des fruits exotiques – dont les Français raffolent. Nous sommes devenus dépendants de productions importées qui peuvent être soumises à des chocs externes – tels que des crises sanitaires ou climatiques – et à des décisions politiques susceptibles de conduire, du jour au lendemain, à des pénuries ou à de fortes hausses de prix.
Je voudrais vous livrer quelques pistes qui pourraient nous permettre de renforcer notre souveraineté alimentaire, même si elles sont étroites et incertaines.
D'abord, il faut réfléchir à la fois à une politique de la demande et à une politique de l'offre. Il convient de faire en sorte que la production soit adaptée à la demande des consommateurs. La compréhension des besoins de ces derniers et de leurs pratiques d'achat est structurante pour une bonne organisation de la chaîne en amont. L'exemple de la viande bovine me frappe. Nous sommes fiers de notre Salon de l'agriculture et de son ring, qui nous poussent à développer des usines à viande tournées vers le steak haché, mais celles-ci sont de moins en moins adaptées à la restauration traditionnelle. Notre goût immodéré pour la viande rouge nous oblige à exporter la moitié de la bête vers le Maghreb.
Il nous faut aussi une agriculture de l'offre : le renforcement des capacités de production agricole constitue un axe majeur de la consolidation de notre souveraineté alimentaire. Il faut reterritorialiser nos capacités de production et nos outils de transformation. Il faut aussi assurer des débouchés pérennes à cette production relocalisée dont tous les intervenants de la chaîne alimentaire doivent être acteurs et solidaires.
À cet égard, le système coopératif offre une solution adaptée aux difficultés des exploitations de très petite taille et la politique des projets alimentaires territoriaux (PAT) doit être poursuivie. Mais les marchés de gros ont aussi un rôle majeur à jouer : il faut les rendre incontournables dans les négociations commerciales entre agriculteurs et distributeurs, qui doivent devenir permanentes au lieu d'être annuelles. C'est le moyen de sortir de ce colloque singulier entre des producteurs de plus en plus désarmés et des mégacentrales d'achat surconcentrées qui exercent parfois à l'échelle de l'Union européenne et non à celle de la France.
Les tiers de confiance, tels les grossistes, apportent de la valeur ajoutée ; s'ils étaient inutiles, ils auraient disparu depuis longtemps. La loi devrait, me semble-t-il, permettre à la restauration collective de faire appel à l'Union des groupements d'achats publics (UGAP) pour ses achats sur les marchés de gros. C'est la seule manière de permettre aux cantines, aux hôpitaux et aux maisons de retraite de réintroduire de la qualité, du bio et du local conventionnel de qualité dans leurs repas.
Le renouvellement des générations d'agriculteurs, autre défi à relever, passe par le rétablissement de l'attractivité des métiers agricoles et, par conséquent, par la juste rémunération des agriculteurs. Je serais favorable à un réaménagement des transferts de la Politique agricole commune (PAC) de façon à rémunérer autrement la contribution des agriculteurs aux paysages, à la biodiversité, à la décarbonation et à la préservation du patrimoine gastronomique français. Il n'est pas normal que l'Italie parvienne à faire classer plus d'IGP que la France – il y a là un enjeu d'efficacité administrative et d'incitation.
L'accroissement de notre souveraineté alimentaire passera aussi par l'amélioration de la compétitivité des filières agricoles, qui garantira à nos concitoyens le bénéfice d'une alimentation à un prix accessible, diversifiée et de qualité. Quelque 77 % des Français considèrent que le prix est le principal facteur de choix des produits, ce qui incite à réfléchir aux différentes formes d'exploitation et à l'utilisation du foncier. La rentabilité et le prix dépendent de la taille des entreprises agricoles, de l'innovation et de l'accès à la ressource, mais aussi des exportations, relais de croissance indispensable pour maintenir un équilibre global sur le marché intérieur.
La souveraineté alimentaire ne se décrète pas mais suppose des actes. Elle consiste à ne pas dépendre, ce qui implique de renforcer notre capacité à fournir et à se fournir.