Le concept de souveraineté alimentaire me laisse quelque peu perplexe : parvenir à l'autosuffisance est positif, mais si tous les pays font de même, l'horizon est l'autarcie et cette perspective me paraît peu enviable. Je préfère la notion de sécurité alimentaire, qui recouvre en français la sécurité d'approvisionnement – l'un des cinq objectifs fixés par le traité de Rome à la Politique agricole commune (PAC) – et en anglais, sous le vocable safety, la sûreté des aliments distribués aux consommateurs.
Mon propos liminaire s'organisera en deux temps, le premier portant sur l'agriculture et le second sur les accords de libre-échange, même si cette expression de « libre-échange » me semble inexacte.
Il importe de poser le bon diagnostic sur l'état de l'agriculture et des industries agroalimentaires françaises. L'agriculture française souffre d'un problème de compétitivité à l'intérieur de l'Union européenne. Depuis une quinzaine d'années, l'excédent du commerce extérieur agroalimentaire de la France reste stable, à hauteur de 8 milliards d'euros ; en revanche son profil a beaucoup évolué : en 2008, la France enregistrait un excédent de 4 milliards par rapport à l'Union européenne et de 4 milliards par rapport au reste du monde ; en 2023, la France dégage un excédent de 10 milliards sur ce dernier poste mais accuse un déficit de 2 milliards par rapport aux autres pays de l'Union européenne. Au passage, ces chiffres montrent que les accords de libre-échange ne pénalisent pas l'agriculture française.
La perte de compétitivité de l'agriculture française en Europe résulte de plusieurs facteurs. Tout d'abord, la surtransposition des normes de l'Union européenne joue un rôle évident : que l'on pense à l'acétamipride, insecticide autorisé jusqu'en 2035 en Europe et pour lequel l'Autorité européenne de sécurité des aliments (EFSA) recommande une simple baisse des seuils d'utilisation, que la France a interdit dans une loi de 2016 relative à la biodiversité ; cette décision pèse sur la compétitivité de la filière betteravière et sucrière française alors que notre pays devrait être le mieux placé sur le marché du sucre en Europe.
Il se révèle extrêmement compliqué de construire des bâtiments d'élevage, sujet qu'aborde le projet de loi d'orientation agricole actuellement dans la navette parlementaire. Ce problème explique une grande partie des difficultés rencontrées par le secteur de la volaille et il s'étend à l'industrie agroalimentaire, dont les constructions sont empêchées par des délais impossibles à tenir – je pense notamment à la mésaventure vécue par une entreprise française importante, qui a renoncé à s'installer dans la région de Rennes et à y créer des emplois.
Des excès bureaucratiques sont à déplorer en France, même s'il peut également y en avoir à l'échelle européenne : l'exemple des quatorze textes sur les haies est bien connu depuis la crise agricole du début d'année.
Mon opinion va à contre-courant du discours dominant, mais la taille moyenne des exploitations françaises est insuffisante. La version du projet de loi d'orientation agricole adoptée par l'Assemblée nationale fixe un objectif de 500 000 exploitations qui me laisse pour le moins perplexe.
L'instauration des 35 heures a beaucoup dégradé le commerce extérieur de notre pays : les secteurs agricoles riches en main-d'œuvre comme les fruits et légumes ou l'élevage – notamment l'abattage, phase essentielle de la chaîne de production – ont pâti d'une hausse du coût du travail qui a pesé sur leur compétitivité.
La productivité globale des facteurs, travail comme capital, de l'agriculture française stagne alors qu'elle a progressé d'environ 10 % en Europe depuis 2010.
Les réformes de 1992, 2003 et 2009 de la PAC furent positives : le revenu agricole moyen par actif familial dans l'Union européenne est passé de 30 % à 60 % du salaire moyen de l'ensemble de l'économie entre 2005 et 2024 ; en France, ce taux atteint même 90 %. Selon l'Insee, la valeur ajoutée brute réelle par actif a crû d'environ 25 % depuis 2010 et d'environ 50 % depuis 2000, malgré une contraction enregistrée en 2021. Il ne faut toutefois pas oublier que les agriculteurs travaillent beaucoup plus et prennent davantage de risques que le reste de la société. J'émets un avis bien plus nuancé sur la réforme de 2013, qui contient certes des avancées intéressantes mais qui amorce une renationalisation de la PAC.
Enfin, je regarde avec sévérité le Pacte vert et la stratégie « De la ferme à la fourchette », qui ont été très mal calibrés.
Afin d'éviter des répétitions, je reprends totalement à mon compte les propos tenus lors de son audition par Mme Muriel Lacoue-Labarthe, directrice générale adjointe du Trésor, sur les aspects techniques des accords de libre-échange. Il serait opportun de nommer ces derniers « accords de commerce » ou « traités de commerce », comme on le faisait aux XVIIIe et XIXe siècles, car l'expression « libre-échange » fait accroire que tout est ouvert, ce qui n'est absolument pas le cas.
Après l'échec, à mon avis définitif, de la grande négociation multilatérale du cycle de Doha en 2008, l'Union européenne s'est tournée vers la négociation d'accords commerciaux avec des partenaires de grande taille. Ces accords comportent un chapitre méconnu mais très important consacré au développement durable, lequel couvre les principales conventions de l'Organisation internationale du travail (OIT), qui vont au-delà du socle de l'Organisation mondiale du commerce (OMC), ainsi que tous les accords multilatéraux environnementaux, notamment la Convention sur la diversité biologique et l'accord de Paris. Le nouveau modèle de traité de l'Union européenne intègre des clauses essentielles, qui portent sur les droits humains ou sur la non-prolifération des armes de destruction massive : si l'autre partie ne les respecte pas, l'Union peut décider de la suspension de l'application de l'accord, en vertu de la Convention de Vienne sur le droit des traités. Depuis 2020, tous les traités signés par l'Union européenne doivent faire de l'accord de Paris une clause essentielle : là encore, la violation caractérisée de celui-ci pourrait entraîner la suspension de l'application de l'accord commercial.
Plusieurs accords – l'Accord économique et commercial global (CETA), qui est entré en vigueur, ou celui avec le Mercosur, dont le processus de négociation est suspendu – ont défrayé la chronique. Pourtant, les accords de libre-échange – que j'ai négociés pour plusieurs d'entre eux – ont beaucoup profité à l'agriculture et à l'industrie agroalimentaire européennes, puisque l'excédent commercial de l'Europe a progressé de 10 milliards à environ 70 milliards dans ce secteur, cette augmentation ayant suivi une courbe continue. Ces accords sont venus opportunément corriger la perte de compétitivité de l'agriculture française par rapport à ses partenaires européens. Contrairement à ce que l'on entend, l'agriculture ne joue jamais le rôle de variable d'ajustement ; les négociateurs prennent toujours le plus grand soin des produits européens sensibles, voire très sensibles : il y a des contingents tarifaires extrêmement limités et, au-delà, des droits de douane dissuasifs qui fonctionnent comme des plafonds ; en outre, on prévoit un plafond implicite cumulé pour l'ensemble des contingents tarifaires et des accords commerciaux passés, présents et futurs pour ces produits sensibles.
Les négociateurs sont très prudents, si bien que les effets catastrophiques annoncés ne se produisent pas, même pour le CETA ; d'ailleurs, si l'Europe avait importé de la viande bovine au niveau prévu par l'accord, le total n'aurait jamais représenté que 0,6 % de la consommation européenne.