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Intervention de Pr Céline Greco

Réunion du mardi 21 mai 2024 à 18h00
Commission d'enquête sur les manquements des politiques de protection de l'enfance

Pr Céline Greco, cheffe du service de médecine de la douleur et palliative de l'hôpital Necker-enfants malades, présidente de l'association Im'pactes :

J'ai l'impression, et d'ailleurs j'en avais parlé au ministre Bruno Le Maire, que la société tout entière pense que les violences intrafamiliales n'affectent que les milieux sociaux défavorisés. Lorsque l'on interroge les gens, c'est souvent ce que l'on entend. Or, ces violences touchent tous les milieux. Les cantonner aux milieux sociaux défavorisés, c'est entretenir une sorte de confusion entre pauvreté et délinquance. J'ai l'impression que ces enfants n'intéressent pas. Notre société ne les connaît pas. Ce sont des invisibles.

Nous avons accompli un travail de visibilité des violences faites aux femmes. Aujourd'hui, ce sujet est devenu une question de société ; ces violences sont désormais visibles et ne sont plus tolérées. Nous connaissons le nombre de femmes tuées chaque semaine, chaque jour. En revanche, nous n'avons pas de chiffres pour les enfants. Parfois, c'est un enfant par jour, parfois un tous les trois jours, puis on estime que c'est un tous les cinq jours. En vérité, nous n'avons pas de chiffres précis. Pourquoi n'avons-nous pas de chiffres ? C'est un problème. Nous manquons de travaux de recherche dans ce domaine. Regardez les budgets de la recherche alloués à la protection de l'enfance. Ils sont dix à vingt fois inférieurs, par exemple, à ceux consacrés à la recherche sur l'autisme, alors qu'il y a dix fois plus d'enfants concernés. Je ne dis pas qu'il faut diminuer la recherche sur l'autisme, mais il serait nécessaire d'allouer davantage de budgets à la recherche sur la protection de l'enfance pour obtenir des chiffres fiables. Je fais toujours le parallèle avec la sécurité routière. Lorsque l'on connaît le nombre de tués et de blessés sur les routes, on peut mettre en place des politiques de prévention : radars, tests d'alcoolémie, système antidémarrage des voitures... Tant que nous n'avons pas de chiffres réels sur le nombre d'enfants tués et sur les violences qu'ils subissent, nous ne pouvons pas instaurer de politiques de prévention efficaces.

Il faut donc sortir de cette invisibilité en investissant massivement dans la recherche. La recherche sur le nombre d'enfants concernés et sur les conséquences à long terme de ces violences est essentielle. D'autres pays la réalisent, mais pas la France, faute de budgets. Cependant, il ne s'agit pas seulement d'une question budgétaire. La communauté internationale utilise un langage commun que nous ne partageons pas. Par exemple, la communauté internationale parle des adverse childhood events (ACE), qui sont au nombre de dix : violences physiques, sexuelles, psychologiques, toxicomanie d'un parent, séparation des parents, etc. En France, nous n'abordons pas les ACE, alors que tous les pays s'accordent sur des chiffres et réalisent des études montrant que plus de quatre ACE augmentent les risques d'infarctus et de cancer. La France est quasi-absente des congrès internationaux sur la protection de l'enfance, tels que l'Intercap (International course on child abuse paediatrics) ou l'Ipscan (International society for the prevention of child abuse and neglect). Nous devons commencer par parler le même langage et introduire la culture des ACE en France pour travailler à l'international avec les autres pays. C'est un point majeur, car sans normes communes, nous ne pouvons pas mettre en place les mêmes recherches, ni comparer nos résultats. Le point de départ est donc le développement de la recherche pour obtenir des chiffres fiables et éviter des estimations imprécises qui diluent la réalité du problème.

Par ailleurs, il est erroné de penser que tout ce qui se passe dans l'enfance est guéri à l'âge adulte. En tant que médecin spécialisée dans la douleur, je rappelle qu'avant 1987, on opérait les enfants sans anesthésie, car on pensait qu'ils n'avaient pas de système nerveux développé.

Ce que j'essaie de faire comprendre, c'est que si, en 2024, vous croisez un survivant du Bataclan qui a encore du mal à sortir de chez lui, qui sursaute au moindre bruit de voiture, jamais vous ne lui direz que c'était en 2015 et qu'il faudrait peut-être passer à autre chose. Vous pouvez vous identifier à lui et comprendre la peur qu'il a subie. On oublie souvent que les enfants victimes de violences psychologiques, physiques et sexuelles vivent un Bataclan tous les soirs. Quand je rentrais chez moi le soir, je me demandais si je serais encore vivante le lendemain matin. Et si je n'étais pas à l'école le lendemain matin, est-ce que quelqu'un allait appeler la police ou les pompiers ? À l'âge adulte, on nous dit : « Écoute, c'était quand tu étais enfant, il faudrait peut-être passer à autre chose ». Cette attitude contribue à minimiser les violences faites aux enfants. On considère à tort que la plasticité cérébrale et le développement de l'enfant effaceraient ces violences subies. Il est essentiel de sensibiliser les personnalités académiques, les politiques et la société tout entière à cette réalité. Ces enfants vivent un Bataclan chaque soir.

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