Je suis cheffe de service de médecine de la douleur et de médecine palliative à l'hôpital Necker, mais je suis également membre du comité de vigilance des enfants placés. J'ai moi-même été placée à l'âge de 14 ans en raison de violences intrafamiliales. Ce placement a été salvateur pour moi. En tant qu'ancienne victime et ancienne enfant placée, je suis devenue experte en protection de l'enfance. Je siège également au bureau du Conseil national de la protection de l'enfance (CNPE) et j'ai cofondé la commission « Santé » du CNPE en 2017, que je copréside actuellement.
Je souhaite vous faire comprendre l'impact des violences subies par les enfants sur leur vie d'adulte, qui peut réduire leur espérance de vie de vingt ans. Pour illustrer cela, imaginez que vous croisez un ours dans la forêt. Votre cerveau ordonne alors à vos glandes surrénales de sécréter de l'adrénaline et du cortisol. Ces hormones provoquent une tachycardie, une augmentation de la tension artérielle et une modification de la respiration afin d'acheminer plus de sang vers les muscles, notamment les biceps et les jambes, pour vous permettre de combattre ou de fuir. Votre foie libère du glucose, source d'énergie, tandis que votre système digestif et immunitaire se met au repos. Après avoir combattu ou fui l'ours, un thermostat interne stoppe la sécrétion d'adrénaline et de cortisol, et le corps revient à son état de base. Mais que se passe-t-il lorsque l'ours rentre à la maison chaque soir ? Le thermostat ne fonctionne plus ; l'adrénaline et le cortisol sont sécrétés en permanence. Ce mécanisme explique les conséquences des violences faites aux enfants.
Vous avez deux fois plus de maladies cardiovasculaires, deux à trois fois plus de maladies respiratoires, deux fois plus de cancers, et onze fois plus de démences. Vous allez également souffrir d'asthme et votre tube digestif ne fonctionnera plus correctement, entraînant des troubles fonctionnels intestinaux. Votre système immunitaire sera également affecté, provoquant de nombreuses pathologies auto-immunes. Les violences subies dans l'enfance ont des conséquences graves et multiples chez l'adulte. Ces conséquences ne se limitent pas à la santé physique, mais touchent aussi le métabolisme et l'endocrinologie. L'architecture du cerveau se modifie, notamment avec une amygdale de taille différente, ce qui entraîne une mauvaise gestion des émotions. L'hippocampe, qui contrôle la mémoire, fonctionne mal, provoquant des troubles de la concentration. Les enfants victimes de violences ont plus de troubles des apprentissages et sept fois plus de risques de déscolarisation. Les conséquences épigénétiques sont également notables, avec des télomères raccourcis, ce qui réduit l'espérance de vie.
Le message à retenir est que ces violences ont des conséquences lourdes, coûtant à notre société 38 milliards de dollars par an, soit 1,4 % de notre produit intérieur brut (PIB). Une prise en charge précoce permettrait d'éviter ces coûts humains et économiques. En termes de santé publique, cela représente un million de Daly (disability-adjusted life years), soit le nombre d'années de vie perdues en raison d'un décès précoce ou d'un handicap. Il est donc impératif de prendre en charge précocement les conséquences de ces violences pour assurer la santé des adultes de demain.