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Intervention de Michaël Taverne

Réunion du mercredi 5 juin 2024 à 9h00
Commission de la défense nationale et des forces armées

Photo issue du site de l'Assemblée nationale ou de WikipediaMichaël Taverne, rapporteur :

Nous nous sommes employés à dresser des recommandations visant non seulement à disposer d'une armée efficace, mais aussi à renforcer notre capacité collective à faire face aux crises de demain. À cet effet, trois grands axes nous apparaissent prioritaires. Tout d'abord, il importe de renforcer nos capacités d'anticipation stratégique afin de nous prémunir au mieux contre les surprises stratégiques, mais également ne pas risquer de manquer certaines innovations structurantes pour les conflits de demain. Ensuite, il convient de se préparer aux crises majeures collectivement, dès le temps de paix. Enfin, il faut sensibiliser les citoyens pour les rendre acteurs de la défense nationale.

En effet, face à l'émergence de nouvelles menaces et de crise systémiques, il nous apparaît nécessaire de renforcer nos capacités d'anticipation stratégique et de libérer l'innovation. Pour reprendre les mots du ministre des armées, le défi majeur pour les armées françaises consiste à se préparer à la guerre, mais pas à celle d'hier.

D'une part, anticiper les crises de demain doit permettre de mieux s'y préparer. Si la surprise stratégique semble devenue inévitable, la préparation des crises en amont doit permettre d'en limiter les conséquences, en nous préparant d'abord intellectuellement aux différents types de crise, afin d'éviter tout effet de sidération.

Nous avons constaté au cours de nos travaux que les travaux prospectifs menés par le ministère des armées conduisent à identifier les scénarios multi crises comme parmi les plus redoutés, en raison de la tension qu'ils feraient peser sur les contrats opérationnels de nos armées. Nous invitons à poursuivre les efforts visant à mieux structurer la fonction anticipation dans les forces armées et en interministériel.

Les retours d'expérience des conflits en cours conduisent également à interroger l'équilibre entre masse et technologie. Il ressort de nos auditions qu'il convient de dépasser cette opposition pour s'interroger également sur la nécessité de faire collaborer les systèmes d'armes entre eux, dans une logique de plus en plus intégrée, que les militaires qualifient de réseau multi-senseurs, multi-effecteurs (RM2SE). Il s'agit également d'accroître la capacité à frapper au bon endroit au bon moment.

À ce stade, et compte tenu de la nécessité de moderniser les systèmes d'information, sur laquelle nous avons insisté, la mise en œuvre du compte RM2SE semble limitée à une coordination des effets plutôt qu'être une véritable intégration. Il convient, ici aussi, d'accélérer le tempo. L'enjeu réside résidera ensuite dans la capacité à étendre ce concept, d'abord en interarmées, puis d'y associer les alliés.

D'autre part, il convient d'encourager l'innovation. Cette dernière est clé pour éviter le contournement de la supériorité des forces par des technologies de rupture qui n'auraient pas été anticipées. En particulier, la rapidité des évolutions technologiques met au défi le cycle d'adaptation capacitaire des armées traditionnellement structuré autour de grands programmes d'armement adaptés au temps long. Il s'agit d'adapter la temporalité de ces grands programmes pour y intégrer des évolutions technologiques plus rapidement. Ces efforts passent d'abord par la stimulation de l'innovation, en particulier venant des forces, puis par l'accompagnement du passage à l'échelle de celle-ci.

Par conséquent, il nous apparaît important de généraliser les initiatives visant à associer les industriels aux grands exercices tels que Orion, sur le modèle de l'exercice Capstone aux États-Unis, dans le but de tester et d'expérimenter des innovations plus rapidement et en condition, afin d'accélérer leur éventuelle mise en service dans les forces.

Par ailleurs, il convient de privilégier une approche plus incrémentale permettant d'intégrer l'innovation de manière progressive, par standards, afin de tenir plus rapidement compte des évolutions technologiques. La logique incrémentale devrait s'accompagner de la promotion d'architectures dite ouvertes, afin de renforcer l'évolutivité des capacités et la mise en réseau des systèmes lorsque celle-ci est possible. Il importe enfin de renforcer l'accès des entreprises à la commande publique.

À ce titre, et sans prétendre à l'exhaustivité, je souhaite m'attarder sur deux exemples de ruptures technologiques : les drones et l'intelligence artificielle. Alors que la France souffre d'un certain retard en la matière, nous avons souligné la nécessité d'accélérer la dronisation des armées, en particulier de l'armée de terre.

Cet objectif peut être atteint tout en soutenant la base industrielle et technologique de défense (BITD) française. À ce titre, en nous appuyant sur un récent rapport du groupement des industries françaises de défense et de sécurité terrestres et aéroterrestres (Gicat) et de l'association du drone de l'industrie française (Adif), nous recommandons la création rapide d'un label « drone de confiance » d'ici la fin de l'année 2024, qui permettrait une remontée en puissance en la matière, sans nous départir de notre souveraineté et tout en stimulant l'innovation de BITD française.

Dans la même logique, il nous apparaît nécessaire d'accélérer l'usage de l'intelligence artificielle au profit des opérations. Je salue à cet égard l'annonce de la création de l'agence ministérielle pour l'intelligence artificielle de défense (Amiad). L'intelligence artificielle (IA) pourra en effet révolutionner la manière de faire la guerre. À terme, l'IA devra permettre la mise en œuvre concrète du concept de RM2SE en permettant de décloisonner l'information et d'assurer son partage en temps contraint à l'ensemble des acteurs. Encore une fois, il convient de mieux accompagner les entreprises innovantes du secteur.

Le deuxième axe consiste à se préparer aux crises majeures dès le temps de paix. Nous considérons en effet que l'affermissement des forces morales de la nation, la mise en place d'un cadre juridique adapté aux nouveaux types de crise ainsi que la mobilisation du secteur privé doivent se préparer dès le temps de paix. En revanche, je tiens à souligner que l'impératif de renforcement des forces morales ne doit pas devenir un argument visant à détourner l'attention du nécessaire réinvestissement dans l'épaisseur de nos forces armées et dans le comblement des lacunes capacitaires. Dans ce cadre, il convient de se prémunir du risque d'une banalisation du recours aux forces armées, ces dernières ne devant être mobilisées qu'en dernier recours lorsque l'ampleur de la crise et sa nature le justifient.

Il ressort de nos auditions, et notamment de nos échanges avec l'historienne Bénédicte Chéron, que le recours parfois abusif à la notion de crise ou de guerre n'est pas sans effets délétères sur la perception de la spécificité militaire par les citoyens. Cet effet ne doit néanmoins pas dispenser d'une réflexion à froid sur l'articulation entre défenses civile et militaire sur le territoire national, ainsi que sur la nécessaire modernisation du concept de défense opérationnelle du territoire (DOT).

En un mot, il convient d'être collectivement conscients du fait que l'armée ne peut pas tout, ce qui implique de renforcer la résilience de l'ensemble de la nation. Cela passe notamment par le nécessaire respect de la règle des 4I pour déterminer de la pertinence de l'engagement des armées sur le territoire national, voire de penser sa réversibilité, qui permettrait de renforcer les armées par les forces vives de la nation, en dernier recours, lorsque la situation le justifierait – au moyen d'une réserve opérationnelle entraînée et prête à l'emploi. À ce titre, la transformation de la mission Sentinelle vers une posture plus réactive pourrait être expérimentée puis déployée, afin de redonner des marges de manœuvre à l'armée de terre.

Cela implique également de rénover le concept de défense opérationnelle du territoire, pensé dans le contexte spécifique de la guerre froide, qui apparaît aujourd'hui inadapté aux nouvelles menaces et peu opérant. Cette réflexion doit être menée au-delà du seul périmètre des armées et associer les forces de sécurité intérieure et de défense civile, notamment les sapeurs-pompiers.

Nous avons en effet constaté lors de nos travaux que le concept demeure méconnu et porteur de nombreuses incertitudes relatives à sa mise en œuvre. Il est dès lors nécessaire de clarifier les seuils d'engagement, les zones de compétence, la répartition des missions entre les différentes forces, ainsi que les mécanismes de coordination adéquats, afin de parvenir à une vision partagée en cas de déclenchement des mesures non permanentes de la DOT.

Par ailleurs, il est nécessaire de disposer d'un cadre juridique adapté à l'évolution des menaces et d'un dispositif de réserve opérationnelle mobilisable en cas de besoin pour préparer les crises de demain. Compte tenu du retour d'expérience d'Orion, nous sommes convaincus de la nécessité de clarifier les régimes d'exception existants et les conditions de mobilisation des réserves.

Si la LPM 2024-2030 a permis certaines avancées, des risques de concurrence, voire d'effet d'éviction entre les différentes réserves perdurent. Nous sommes favorables à une plus grande harmonisation des statuts des différentes réserves et à la mise en œuvre sur pied d'une gouvernance plus centralisée qui pourrait être confiée à la garde nationale, et enfin à la mise en place d'une démarche de sensibilisation des effectifs mobilisables, en commençant par la réserve de sécurité nationale.

Il ressort également des auditions menées un véritable besoin, commun aux différents employeurs de réservistes, de disposer d'un système d'information permettant de recenser les compétences civiles des réservistes. La création d'un outil numérique de gestion de l'ensemble des réserves nous apparaît dès lors comme une piste d'amélioration notable. Enfin, s'agissant du cadre juridique, nous souhaitons que la CIDN se voit confier une nouvelle mission visant à établir un référentiel des différents stades d'alertes graduées sur le modèle de Vigipirate. Ce référentiel partagé en interministériel, qui pourrait être appelé « Vigidéfense », associerait à chaque niveau de menace les différents dispositifs mobilisables. Cette nouvelle mission irait de pair avec la rénovation des régimes de mise en garde et de mobilisation générale suggérée par le retour d'expérience d'Orion.

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