Les déclarations de Charlize Theron ne sont pas surprenantes ; on a entendu récemment Juliette Binoche raconter comme elle avait frôlé la noyade pendant le tournage des Amants du Pont-Neuf ou Uma Thurman expliquer les conséquences, qu'elle subira à vie, d'un accident de voiture survenu pendant le tournage de Kill Bill – il existe des vidéos qui n'ont jamais été montrées. Le corps des femmes est régulièrement mis en danger sur les plateaux de cinéma.
On peut parler d'un continuum des violences : de manière générale, le corps des femmes n'est pas considéré comme ayant de la valeur ; on peut le traiter comme un objet, le manipuler, voire le briser, sans penser aux conséquences de ces gestes sur la psyché et sur le corps.
Comment se sortir de là ? Je ne sais pas. Il faudrait que les producteurs, les productrices, les réalisateurs et réalisatrices considèrent les personnes avec qui ils travaillent non pas comme de la matière, mais comme des humains. La prise de risque devrait rester mesurée : le métier des régleurs et régleuses cascades comme des coordinateurs et coordinatrices d'intimité est précisément de mesurer le risque en amont, et de s'assurer au moment du tournage – pas seulement pendant certaines scènes – que les personnes sont protégées. Si de telles choses peuvent arriver à Uma Thurman, à Juliette Binoche ou à Charlize Theron, vous imaginez ce qui arrive aux autres : elles arrêtent de travailler. C'est un métier fondé sur le désir du corps féminin et qui maltraite le corps des comédiennes : je ne sais pas comment répondre à votre question sur les moyens de faire cesser cela.
Il faudrait sans doute réfléchir au patriarcat. Nous avons très peu parlé d'inceste, mais c'est là le berceau des dominations. Il faut savoir que les agressions sont commises à 98 % par des hommes, et se demander pourquoi les hommes pensent qu'ils peuvent violer le corps des enfants, puis des femmes. Tout cela, ce sont les mêmes réflexions.
Quant à l'éducation, j'ai moi aussi l'impression qu'une nouvelle génération pose, dans les écoles de cinéma, la question du corpus, qu'elle interroge cette notion de génie masculin, et qu'elle éprouve un vrai désir d'autres récits, d'autres voix, d'autres représentations.
S'agissant des spectateurs et des spectatrices, il me semble qu'il faut faire confiance à l'intelligence des personnes face à une œuvre d'art. Il me semble aussi qu'il faut mettre en valeur ce qu'on ressent face à un film. Dans la culture française, on met toujours l'intellect au-dessus du corps : on se dit qu'il est important de comprendre les références à la Nouvelle Vague tout en méprisant le fait de pleurer ou de s'évanouir dans un cinéma. Quand j'ai voulu écrire Le Regard féminin, je venais d'avoir mon doctorat et, venant de l'université, j'avais l'impression de devoir sans cesse prouver aux hommes que je connaissais le canon et que j'avais compris le cinéma. Mais je me suis débarrassée de cette logique et j'ai décidé de partir de tout autre chose : mon corps. Je me suis demandé ce qu'il ressentait devant une image : du malaise, de l'excitation, une envie de vomir, une envie de s'évanouir, une envie de fondre en larmes… Il faut interroger les hiérarchies du savoir, se demander quels savoirs la société met en valeur.
Il faut aussi réfléchir au savoir situé : il faut savoir d'où je parle et pourquoi je fais cela. C'est quelque chose qui est mis en valeur dans les textes des théoriciennes aux États-Unis, beaucoup moins en France ; il me semble pourtant crucial de comprendre que notre savoir est situé, que nous parlons d'un point de vue, et que cela influence la façon dont nous théorisons. Si j'avais été un homme blanc hétérosexuel, je n'aurais pas écrit Le Regard féminin ; j'ai écrit ce livre parce que je suis une femme, lesbienne, violée dans l'enfance, qui a envie de voir autre chose. Il faut réfléchir aux représentations qui arrivent jusqu'à nous, aux images auxquelles on a accès et auxquelles on peut s'identifier, aux images que l'on peut ressentir.
Il est aussi important que les hommes arrêtent de dire qu'ils ne peuvent pas s'identifier aux héroïnes – nous nous sommes identifiées aux hommes pendant des siècles ! Il est important qu'ils puissent comprendre et partager nos expériences, car c'est peut-être là la seule solution pour limiter les violences : les mettre à notre place le temps d'un film ou d'une série, afin qu'ils comprennent les cicatrices, les sentiments qui nous traversent, ce que nous n'avons pas envie de reproduire.
Quand je parle aux comédiennes qui me disent que c'est une urgence pour elles, un problème de santé, je le comprends profondément. Je remercie Judith Godrèche et toutes les autres qui nous alertent sur cette profession. Pour revenir au début de notre discussion, on a l'impression que le cinéma est un secteur coupé du monde, mais ce n'est pas le cas : c'est le miroir de notre société. Nous devons nous demander pourquoi nous sommes si nombreux et si nombreuses à entrer en sexualité par la domination et par la violence, et donc réfléchir à des modèles qui seraient plus joyeux et où le consentement pourrait faire partie de notre apprentissage et de notre quotidien.