Je me suis rendu compte de l'étendue des violences dès octobre 2017.
À l'époque, j'étais critique aux Inrocks, un journal culturel. J'ai fait une première enquête avec deux autres journalistes à la suite du #MeToo américain. J'étais déjà en contact avec plusieurs comédiennes que j'avais pu approcher en tant que critique et journaliste. Nous avons commencé une espèce d'enquête, avec les moyens du bord puisque Les Inrocks ne me proposaient pas – ils ne le font d'ailleurs toujours pas – de mener de vraies enquêtes sur ces sujets.
J'ai rencontré plusieurs comédiennes à ce moment-là ; elles ont mentionné plusieurs noms, qui se recoupaient. Nous étions donc en octobre 2017 et l'un de ces noms est sorti dans la presse la semaine dernière. Cela fait cinq ans que j'attends que ces noms sortent. Nous ne les avions pas publiés parce que les comédiennes ne le voulaient pas et que je ne m'en sentais pas les épaules, n'ayant aucune formation pour en parler en tant que journaliste et ne me sentant pas protégée par mon média – il faut rappeler que Les Inrocks, la semaine d'après, mettaient Bertrand Cantat en couverture ; en outre, j'étais pigiste.
Mais parler à ces comédiennes m'a permis de me rendre compte de l'étendue du problème, de comparer ce qui se passait en France et aux États-Unis et de comprendre que les comédiennes ne se sentaient pas protégées en France, notamment parce qu'elles n'y ont jamais accès au titre de productrice. Aux États-Unis, le fait qu'elles puissent avoir un pouvoir au sein de l'industrie leur donne un autre accès à la parole. J'ai aussi compris que les agents et agentes ne les protégeaient pas, les producteurs et productrices non plus. J'ai surtout compris qu'elles ne se parlaient pas entre elles.
Je suis entrée dans le collectif 50/50, qui s'appelait à l'origine Le Deuxième Regard et pour lequel j'écrivais des critiques tous les mois. Je m'intéressais notamment à la représentation des femmes dans le cinéma, à l'occasion des sorties hebdomadaires, mais aussi aux femmes de l'industrie qui essayaient de changer les choses. À la suite de cela et de tout ce qui s'est passé dans ce collectif, j'ai opté pour une autre manière de faire : j'ai organisé de manière informelle des dîners chez moi pour que les comédiennes se parlent. C'était très émouvant : elles se rencontraient, se parlaient, échangeaient des expériences similaires.
Au moment où je suis devenue réalisatrice, je me suis dit que ces dîners ne pouvaient plus avoir lieu en ma présence et chez moi. L'ADA, l'Association des acteur.ices, s'est alors constituée, ces réunions ont continué sans moi et l'association a grandi. Ce qui était essentiel était que les comédiennes partagent leurs expériences entre elles et se sentent moins isolées, pour comprendre le système et comprendre que ce n'était pas de leur faute.
Pendant ces dîners, j'ai entendu beaucoup de témoignages de harcèlement, d'agressions sexuelles, parfois de viols. Ils n'étaient pas toujours présentés avec ces mots-là. C'est l'un des problèmes, qui nous ramène à la culture du viol : comment reconnaître ce qui nous arrive quand le harcèlement, les agressions et les viols ne sont pas représentés comme tels dans nos fictions ? Comment mettre des mots sur ce qui nous arrive quand on n'est pas exactement sûre de la nature des violences ?
Là où les choses s'imbriquent, c'est qu'en tant qu'universitaire et théoricienne – en parallèle de mes activités de critique et de militante, je suis docteure en cinéma –, j'ai commencé à étudier la représentation des sexualités féminines dans les séries télévisées américaines. Il me semblait en effet qu'il y avait eu dans les années 2010, avec l'accession de femmes à des postes de pouvoir, un tournant qui permettait de nouvelles narrations et représentations de ce que peut être une sexualité, et que l'objet sériel, comme forme longue, était susceptible de nous montrer que la sexualité n'est pas forcément figée, mais peut évoluer avec la protagoniste ou l'héroïne.
Dans mon deuxième ouvrage, Le Regard féminin, je me suis intéressée à la manière dont le corps de la femme était majoritairement filmé comme un objet de désir et dont, par ce que j'ai proposé de nommer le regard féminin, on pouvait accéder à d'autres narrations.
Dans le troisième ouvrage, La Culture de l'inceste, que j'ai codirigé avec Juliet Drouar, j'ai écrit un chapitre sur la manière dont le cinéma participe à la culture de l'inceste.
Majoritairement, la manière dont les viols et les agressions sexuelles sont filmés dans nos fictions en fait des moments érotiques. L'exemple sur lequel je me suis beaucoup fondée est la série Game of Thrones, qui a été vue par des millions de personnes. Les viols des héroïnes – parce qu'elles sont toutes violées – y sont filmés comme des moments érotiques. C'est-à-dire que les codes visuels vont nous mettre dans la position du voyeur ou du violeur et nous inviter à prendre du plaisir en regardant une femme qui se fait violer.
Certaines de ces scènes jouent aussi de la confusion au sujet de ce qu'un viol. Je vais spoiler pour celles et ceux qui n'ont pas vu la série – mais ne la regardez pas, il y en a beaucoup d'autres plus intéressantes. Cersei Lannister est amoureuse de son frère jumeau avec qui elle a eu un enfant – donc, déjà, c'est de l'inceste – qui est mort. Devant l'enfant mort, Cersei pleure et Jaime Lannister a une soudaine envie de coucher avec sa sœur. Au début de l'acte, on entend Cersei qui dit « non, non », et à la fin de l'acte, elle dit « oui, oui ». Dans les interviews du réalisateur et du comédien qui joue Jaime Lannister, quand on leur demande si c'est une scène de viol, ils répondent « oui et non ». C'est là toute l'ambiguïté et c'est aussi ce qui est problématique.
En tant que spectateur, on a appris à être excité quand on regarde une scène montrée comme érotique. Le problème n'est pas que cela existe, mais que c'est partout et tout le temps. Le livre Watching Rape, qui ne porte que sur les productions états-uniennes, montre que la majorité des scènes de viol sont filmées du point de vue non de la victime, mais de l'agresseur.
Voici pourquoi cela participe à la culture du viol. Dans nos productions cinématographiques, les viols sont présentés soit comme extrêmement violents – un homme arrive dans une ruelle tard le soir et vous viole, ce qui peut arriver mais ne représente pas la majorité des cas –, soit, quand ils arrivent au sein de la famille ou de la part de quelqu'un que l'on connaît – ce qui, statistiquement, est le cas le plus fréquent –, non comme une violence mais comme un acte érotique. Ces codes visuels brouillent la distinction entre ce que l'on peut reconnaître comme agression et ce que l'on peut reconnaître comme rapport consenti et consentant.
Quant à la culture de l'inceste, en faisant des recherches sur la manière dont le corps des enfants et des jeunes filles était érotisé dans le cinéma, je me suis aperçue que le film Lolita de Kubrick représentait un vrai tournant, qui a opéré un changement de paradigme et un changement sociétal. Contrairement au livre de Nabokov, où Lolita est une fille violée par son beau-père, l'adaptation de Kubrick montre une jeune fille responsable du fait que son beau-père est excité par elle. La responsabilité lui en incombe et le mot « lolita » va être utilisé dans le langage commun pour dire que ce sont les jeunes filles qui sont responsables de l'excitation que ressentent les hommes, les pères et les beaux-pères face à elles.
Cela va créer un autre imaginaire cinématographique où le corps de très jeunes filles est filmé et sexualisé par des mouvements de caméra. C'est ce que Laura Mulvey appelle le male gaze dans un article de 1975 où elle utilise l'appareil théorique de la psychanalyse pour parler d'identification. Pour simplifier, la caméra, œil du réalisateur, filme les femmes comme des objets en morcelant leur corps, et nous, spectateurs et spectatrices, nous identifions au regard de la caméra, donc du héros. Nous sommes ainsi positionnés à la place du héros qui prend du plaisir en regardant le corps des femmes « morcellisées », parcellées, objectifiées.