Nous avons constaté que, entre les institutions de formation, la circulation de l'information est défectueuse. L'opacité règne. Il n'est pas rare qu'un enseignant ou un intervenant extérieur faisant l'objet d'une plainte exerce quelques semaines ou quelques mois plus tard dans une autre école.
La circulation de l'information entre écoles est déterminée par leur financement. Certaines sont financées par le ministère, d'autres par telle ou telle collectivité territoriale ; entre elles, l'information ne circule pas. Il manque une direction globale permettant de diffuser une information claire et un protocole précis. À défaut, les élèves s'autofédèrent dans le cadre de groupes informels et les informations circulent sous le manteau.
Adopter des protocoles de référence permettrait aussi de décharger de leur responsabilité les personnes qui doivent prendre des décisions lorsque surviennent les problèmes, dans la mesure où elles ne sont pas nécessairement formées pour ce faire. Être nommé à la tête d'une institution culturelle n'exige pas d'être formé à la détection des violences sexistes, sexuelles et homophobes (VSSH), ni d'être avocat ou psychologue familier des chocs traumatiques provoqués par l'état de sidération.
Nous sommes effarées de constater à quel point le système D règne. Nous y suppléons tant bien que mal, mais nous n'avons pas même une raison sociale. Nous ne sommes que des personnes devenues référentes, censées être partout alors même que l'information dont nous disposons est parcellaire. Cette situation est délétère.
La spécificité des VSS subies dans le milieu du théâtre est de deux ordres.
La première découle de la structuration verticale des institutions théâtrales. La façon dont les œuvres sont produites, les compagnies financées et les conventionnements attribués en dépend. Les VSS sont liées aux représentations, donc à la parité. Depuis plusieurs années, des associations telles que HF font des comptages pour établir un état des lieux en matière de parité et de financement.
Certes, la parité progresse ; toutefois, si 46 % des CDN sont dirigés par des femmes, ils ne représentent qu'un tiers des moyens de production. Le pouvoir et la violence s'exercent en raison de la précarité des personnes appartenant à une minorité. Les femmes en font partie, même si elles ne sont pas en minorité. Ouvrir les plateaux et les imaginaires à d'autres corps, à d'autres histoires et à d'autres origines est une façon de réduire et de combattre la violence. Une chaîne globale mène à la violence et lui permet de s'exercer.
Lorsque j'ai commencé le théâtre, il y a quelques années, les œuvres travaillées dans les écoles, indépendamment de leur qualité, avaient pour point commun de réduire les femmes au statut d'adjuvante ou à celui d'ornement. Il est rare, sur les plateaux, que les femmes soient maîtresse de l'action. Elles en sont l'objet, au mieux sujet passif. Elles sont instrumentalisées et utilisées. Sur les plateaux, le seul espace ménagé aux femmes pour exister est la sexualisation du corps.
Moi-même, j'ai longtemps désiré cette place, la seule possible pour moi. Nous avons intégré la culture du viol, qui est un problème à tiroirs et qui sévit dans d'autres sphères de la société que le milieu artistique. De surcroît, je suis une femme non blanche, ce qui me place à la croisée de plusieurs biais de violence, notamment la sexualisation par l'exotisation, qui est une forme de fétichisation raciale.
Les questions qu'il faut se poser sont les suivantes : qui façonne le monde ? Comment ? Les violences du monde ont-elles leur place sur scène ou faut-il les déjouer ? Comment les déjouer ? La violence du monde n'est-elle pas façonnée au contraire par la scène et par la culture en général ? L'œuf ou la poule ?
J'en suis arrivée à la conclusion que la violence et la stigmatisation que je subis au quotidien dans l'espace public sont celles que je vis sur les plateaux. Bien souvent, ce monde qui aimerait se penser comme une conscience humaniste ne fait que reproduire les violences contre lesquelles il prétend lutter.
La seconde spécificité est la fameuse zone grise, qui sert à légitimer toutes sortes de violences. Les choses sont pourtant simples : la zone grise n'existe pas. Il est simple de demander à un individu son consentement afin de déterminer ce qu'il ou elle est capable de produire sur scène.
On raconte volontiers que la confusion entre le personnage joué par l'acteur et l'individu qu'il est est possible, mais ce n'est pas parce que nous travaillons avec nos corps que nos corps sont à disposition. Il n'y a aucune zone floue. Travailler dans des conditions de sécurité pour tous les individus composant les équipes n'a rien de compliqué. Il faut dissiper ce fantasme et le conscientiser de façon globale. Il n'y a pas de zone grise ; travailler dans des conditions de sécurité sans nuire à la créativité des individus est facile.