Je partage tout ce qui vient d'être dit.
S'agissant du parcours du combattant des victimes, madame la rapporteure, j'évoquerai aussi bien les civils que les travailleurs du nucléaire et les militaires. Je ne jette la pierre à personne, mais ces catégories de population ont été souvent séparées par les journalistes. Or, si des caractéristiques appartiennent plutôt à certains, il s'agit bien d'une expérience commune.
Comme vous, madame la rapporteure, j'ai constaté le sentiment de culpabilité des travailleurs du nucléaire et des personnels civils ayant servi à Moruroa, à Fangataufa, ou à Hao. Faisons appel à l'histoire. Il a été abondamment rappelé aux Polynésiens qu'ils ont aussi bénéficié de cette époque des essais nucléaires, qui a contribué au développement économique de la région. C'est une image que nous avons inscrite en eux. Ainsi, outre la culpabilité évidente d'avoir participé à quelque chose qui a rendu malade leur entourage, il y a cette idée, martelée jusqu'à récemment, qu'il s'agissait d'un mal nécessaire, source de nombreux bénéfices, qu'il ne faudrait donc pas critiquer trop fort.
Une réaction collective comparable s'applique aux militaires : en l'occurrence une réaction éthique et de respect de la classification des informations. Comme il leur a été répété qu'ils avaient eu la chance de participer au grand dessein nucléaire de l'armée, comment les militaires pourraient-ils rompre le secret-défense sans croire qu'ils feraient quelque chose d'illégal ? J'ai perçu ce double sentiment chez de nombreux témoins.
Notons que le temps contribue aussi à faire de l'indemnisation un parcours du combattant. Les événements dont nous parlons remontent à près de soixante ans, ce qui crée évidemment une forme de fatigue face à toutes les barrières qui ont été dressées.
Enfin, l'éloignement de la Polynésie n'est pas que psychique. Il est évident que, quand on réside sur l'île de Mangareva, ce n'est pas une mince affaire que de venir plaider son cas devant le Civen, à Paris. Il faut d'abord prendre l'avion pour Papeete – il n'y en a qu'un par semaine –, puis faire vingt autres heures de vol pour rejoindre l'Hexagone.
À cet égard, je répète que, à l'inverse des populations civiles, qui ont longtemps eu à se défendre seules, les militaires ont eu la chance, entre guillemets, d'avoir le soutien de l'Aven, qui les a beaucoup défendus devant le Civen, et d'avoir fait l'objet d'un suivi radiologique au cours de leur carrière. D'ailleurs, le comité et l'armée ont considéré que même si les dosimètres affichaient le chiffre 0, la valeur 0,2 devait être retenue, sachant que différentes mesures étaient prises au cours d'une même année. La barrière de l'indemnisation a donc été nettement plus facile à franchir pour les militaires que pour les personnels civils.
En ce qui concerne les conséquences environnementales, qui ne sont pas l'objet de notre livre Toxique, sachez d'abord qu'il n'existe pas de catégorisation exhaustive du vivant dans cette partie du monde qui soit antérieure aux essais nucléaires. Seuls quelques rapports, dont un élaboré par le CEA dans les années 1990, portent sur l'impact des essais sur certaines espèces animales, mais nous ne disposons pas d'une vision globale. Vous avez mentionné à juste titre les bénitiers et les mollusques mais, comme l'a indiqué Édouard Fritch dans une lettre adressée aux autorités hexagonales, cet aspect est un trou dans la raquette.
En ce domaine, ayons à l'esprit que les effets néfastes ne sont pas seulement dus à la contamination nucléaire, mais aussi au génie civil. Comme nous l'avons constaté lors de notre enquête, le développement des passes navigables et la construction des aéroports ont produit une maladie assez connue en Polynésie française : la ciguatera. Pour schématiser, et au risque de faire hurler les spécialistes des fonds marins, le corail a été rendu toxique, tout comme les poissons après l'avoir mangé, rendant malades les personnes qui les consomment. Dès les années 1960 et 1970, des instituts, notamment à Papeete, se sont intéressés à ce phénomène après avoir détecté des choses anormales. Je rappelle que la ciguatera est source de déshydratation et qu'elle peut causer jusqu'à la mort de patients déjà affaiblis.
Enfin, les bouleversements environnementaux imputables au CEP s'étendent à la culture. À Moruroa, des zones de contact et d'échanges ont été prises à des populations qui les utilisaient pour la pêche et la culture de la nacre. Nous ne nous y sommes que peu intéressés dans le cadre de nos travaux, mais cela ne veut pas dire que cette dimension n'existe pas, ni qu'elle n'est pas importante.
Je conclurai en disant que le Civen dispose d'une sorte de tableur, au sein duquel figurent les doses de radioactivité, en fonction des années et des lieux. À ma connaissance, il n'a jamais été produit comme élément de preuve pour aucun dossier d'indemnisation, ni même expertisé. De la même manière, il serait intéressant de pouvoir consulter, analyser et décortiquer la note transmise au Civen par l'IRSN au sujet de nos expertises.