Avant de répondre à votre deuxième question, monsieur le président, je tiens à insister sur le fait que le seuil de 1 mSv est davantage une limite politique qu'une limite scientifique. Non que ce seuil n'ait pas été établi sur la base d'une expertise scientifique, mais il nous a été présenté comme un élément indépassable, alors qu'il ne procure aucune certitude. Ce n'est pas nous, Sébastien Philippe et moi-même, qui l'affirmons : d'autres pays ayant été confrontés au même problème en ont fait l'expérience.
S'agissant maintenant du désamour – ou de la désillusion – des Polynésiens, ce n'était pas innocent de ma part de rappeler, au début de l'audition, le taux de rejet des premiers dossiers déposés en 2010 à la suite de la promulgation de la loi Morin. Souvenons-nous de toutes les années qui ont précédé cet aboutissement, marquées par la mobilisation collective des vétérans, de l'association Moruroa e tatou – dont vous entendrez les représentants ce soir –, ainsi que d'une partie de la population civile en Polynésie et dans l'Hexagone. Le déroulement des essais nucléaires n'était pas connu dans le détail, pas plus que leurs conséquences. Le maillage associatif, et singulièrement Bruno Barillot, a beaucoup œuvré pour faire la lumière sur cette période. La loi Morin est l'aboutissement de cette mobilisation.
Les demandes d'indemnisation ont ainsi été nombreuses dès 2010, les chiffres publiés par le Civen dans ses rapports d'activité en attestent, mais elles ont d'abord fait l'objet d'un fort taux de rejet, en raison de l'invocation du risque négligeable. Cela nous a été raconté, et vous imaginerez facilement que cette situation a suscité une forme d'incompréhension, particulièrement chez les populations civiles polynésiennes.
Les choses ont été un peu différentes pour les militaires, sans être faciles. De nombreuses batailles ont dû être menées ; l'Aven en ayant remporté beaucoup, mais leurs dossiers médicaux contenaient des preuves de leur présence sur place, ainsi que, parfois, un suivi radiologique.
Les populations polynésiennes, elles, ont pâti de leur éloignement, du barrage de la langue – tout simplement –, et de la procédure administrative. N'oublions pas que le Civen demande une preuve de résidence à une période précise, ce qui, pour certaines personnes, est déjà compliqué. Je ne prétends pas être un expert de la Polynésie et j'espère ne pas me tromper, mais l'une des conclusions de nos travaux est qu'il ne faut pas sous-estimer combien un processus administratif en apparence simple peut être vécu comme quelque chose d'extrêmement violent. On le dit à propos de la justice : la procédure contradictoire, qui requiert d'être entendu, est bien sûr au service de la manifestation de la vérité, mais, j'y insiste, ce fonctionnement peut être perçu comme violent. C'est ce sentiment qui, me semble-t-il, s'est noué pendant des années.
Enfin, j'alerte sur le déficit d'information indépendante sur ce sujet. L'accident survenu lors de l'essai Centaure, en 1974, était connu et évoqué dans des rapports du CEA de 2006 et du ministère des armées de 2007, mais aucuns travaux, avant ceux de Sébastien Philippe, n'avaient permis de se rendre compte que ce qui s'était passé allait plus loin que ce qu'on avait bien voulu en dire.