Rien n'aurait été possible sans les documents déclassifiés. On ne cesse de le rappeler mais c'est indispensable. La coopération entre journalistes, chercheurs en physique nucléaire et spécialistes de la modélisation a permis d'enrichir l'approche du sujet. Pour citer Nabil Ahmed , d'Interprt, « tout document est un champ de bataille » : il s'agit d'analyser les archives de manière méthodique et précise, en en tirant le maximum. Sébastien Philippe a mené un travail de réestimation ; pour ma part, je me suis efforcé d'enrichir les données par des témoignages et des éléments complémentaires qui permettent de comprendre ce qui n'est pas couvert par les archives et ce qui s'est produit par la suite.
Sébastien et moi avons conduit des entretiens ensembles, ce qui était plutôt intéressant car nous n'avons pas la même approche, mais c'est surtout moi qui ait conduit des entretiens. Les personnes que nous avons interrogées avaient plutôt envie de parler du sujet, parfois, certes, avec une certaine pudeur ou quelques réticences, comme dans toutes les enquêtes. Je me suis entretenu avec des membres de l'armée, d'associations ou encore de l'appareil politique. La spécificité de notre enquête est que nous nous heurtons au mur de la réalité : nous n'avons pas accès à certaines informations. Si vous n'avez pas les données, vous n'avez pas les données ! De toute évidence, la classification des documents se marie mal avec le journalisme d'investigation…
Il s'agissait aussi de faire un récit plus juste de ce que furent les essais nucléaires, en démontant les idées reçues selon lesquelles ils étaient propres et résultaient d'une mécanique bien huilée, que l'État répondait aux attentes, etc. La mécanique était moins rodée qu'il n'y paraît ; elle a connu des couacs et des erreurs – ce n'est pas surprenant, vu l'ampleur du projet, le nombre de personnes impliquées et l'éloignement des territoires concernés. Certaines personnes auraient dû être protégées mais ne l'ont pas été. Nous tenions à parler avec des témoins et à recueillir leur histoire particulière, loin du récit officiel. L'enquête ne devait pas se résumer à une bataille de chiffres ; elle devait aussi être incarnée et retracer des parcours individuels, car cette histoire est une histoire de gens, de gens qui ont vécu des choses pas faciles et qu'il fallait aussi écouter.