Le tir Centaure a eu lieu en 1974. Le Président de la République, Valéry Giscard d'Estaing, décida en juin de cette année-là, juste avant le début des essais nucléaires, que l'année suivante, les essais seraient souterrains. On voit dans les documents déclassifiés – c'est plus ou moins écrit noir sur blanc, je pourrai vous communiquer la citation exacte – que le calendrier est tellement chargé qu'on pousse à bout les limites du système de sûreté et de sécurité, parce qu'on veut faire beaucoup d'essais avant de passer au souterrain. Centaure va toucher les îles du Vent, dont Tahiti, et les îles Sous-le-Vent. J'ai partagé une carte où vous pouvez voir la trajectoire du nuage.
Ce n'est pas la première fois que Tahiti est directement touchée par les retombées d'un essai nucléaire. La première fois, ce sera en 1966 avec l'essai Sirius. Il existe des rapports de ce tir des deux entités responsables de la mesure de la radioactivité dans l'environnement et dans les aliments, mais, à ma connaissance, ils ne sont malheureusement toujours pas publics. Il y a aussi eu l'essai Pallas en 1973, qui a connu le même scénario : le vent pousse le nuage radioactif vers le nord-ouest, mais, à la dernière minute, il tourne et pousse le nuage sur les îles Australes. Ce n'est donc pas un scénario unique en son genre : c'est quelque chose qui est soit déjà arrivé, soit presque arrivé.
Toutefois, il est arrivé quelque chose d'unique en juillet 1974. Avant chaque essai, des calculs météorologiques sont faits afin de prévoir la direction des retombées. Juste avant le tir, la retombée est censée partir vers le nord et toucher potentiellement Tureia et Hao, mais à des niveaux considérés comme acceptables. L'ordre du tir est donné. On ne sait pas si les vents tournent ou si c'est la hauteur du champignon atomique qui n'atteint pas la hauteur minimum de sûreté, mais, à la hauteur à laquelle il s'élève, les vents sont très rapides et poussent le nuage directement en direction de Tahiti. Il y a une première île – je crois que c'est Tematangi, mais je vérifierai mes notes avant de le confirmer dans nos réponses écrites – où une équipe de militaires chargés de réaliser des mesures d'ambiance radioactive de l'environnement est évacuée en hélicoptère. Le nuage va se diriger doucement vers Tahiti pendant presque deux jours. Il y arrive de plein fouet et il se met à pleuvoir. Les particules radioactives contenues dans l'air de ce nuage tombent alors sur Tahiti et d'autres îles du Vent, mais aussi sur les îles Sous-le-Vent. La pluie accélère, car elle nettoie ce qui est dans l'atmosphère et fait tomber la radioactivité de manière encore plus forte sur certaines parties de l'île.
La diapositive que vous pouvez voir compare deux cartes des retombées sur l'île de Tahiti. Celle de gauche est la carte originale de 1974. Le service mixte de sécurité radiologique (SMSR) s'étant rendu compte des retombées, on suppose qu'il a envoyé une voiture avec un compteur gamma de radiation pour faire le tour de l'île afin d'établir la cartographie des retombées en s'arrêtant au bord de la route. Cette cartographie relativement précise de 1974 a été publiée pour la première fois par la France en 1997. Elle fait partie de documents fournis par la France à l'Agence internationale de l'énergie atomique après la fermeture du CEP. Cette carte a été légèrement modifiée : certaines valeurs hautes ont été enlevées et des valeurs, qui semblent être parmi les plus basses et qui concernent la majorité des habitants de Tahiti, ont été modifiées. Dans la région la plus peuplée, au nord de l'île, vous pouvez voir le chiffre 1 entouré d'un cercle, à Mahina : il signale ce qu'ils appelaient le PCR, le poste de contrôle de radioactivité, où se trouvaient les instruments les plus précis. Ils ont essayé de faire le tour de l'île pour vérifier le rapport entre la mesure d'un endroit en bord de route et celle de la station de Mahina. On voit que ce rapport varie entre dix fois plus et dix fois moins. Pour la partie la plus peuplée, on voit un arc allant de 0,1 à 0,3 sur la carte originale de 1974 et de 0,1 à 0.2 sur la carte de 1997, reprise par le CEA en 2006 dans ses rapports de reconstruction dosimétrique, que l'AIEA n'a jamais validés, mais qui sont utilisés par le Civen comme base partielle des reconstructions de doses.
Il y a aussi quelque chose d'assez étonnant. Des documents que nous avons rendus publics – ils sont disponibles à l'identique, certains présentant encore mes commentaires, sur le site Mémoire des hommes du ministère de la défense – contiennent des mesures de la station de Mahina sur plusieurs jours. Ces mesures doivent être additionnées correctement, en prenant la décroissance radioactive en compte. On peut ainsi calculer des doses de rayonnement au niveau du sol sur une durée de six mois. Or le CEA a commis une autre erreur en ne prenant en compte que le tout début de la retombée. Une dernière erreur potentielle concerne les mesures sur le bord de la route. Un document nous dit en effet que les mesures peuvent potentiellement augmenter de 30 % si on s'éloigne de la route, ce que le CEA n'a pas pris en compte sans ses calculs.
En additionnant toutes ces erreurs, on se rend compte que les doses censées avoir atteint la population de cette zone, qui est la plus importante de Tahiti – 70 000 à 75 000 personnes –, ont été sous-estimées d'un facteur de deux fois et demie. Par conséquent, toutes les classes d'âge, d'un bébé à un adulte, ont pu recevoir une dose supérieure au seuil d'indemnisation actuel. C'est ce qui est détaillé dans l'article scientifique et tout le monde peut le vérifier car les documents sont, pour la première fois, publics et les calculs ne sont pas très compliqués puisqu'il s'agit de corriger des multiplications. Nous nous sommes également rendu compte que les documents déclassifiés montraient qu'il y avait aussi eu des retombées à Moorea et aux îles Sous-le-Vent. Des cartes indiquent que les services du SMSR ont mesuré les dépôts au sol au bord de la route. Il n'y a toutefois jamais eu d'analyse pour ces îles, pas même en 2006. Au vu des taux de retombées par rapport à la station de référence de Mahina, on ne peut pas conclure à l'absence d'impact potentiel – exprimé en mSv – du même ordre de grandeur. Même si les incertitudes liées à ce genre de calcul avaient été prises en compte, ce qui n'a pas été le cas, il est impossible de démontrer que tous ces gens n'ont pas reçu une dose de 1 mSv cette année.
Apparemment, pourtant, tout cela est faux… Je ne suis toutefois pas le seul à le dire. Une équipe de l'Inserm a constaté des écarts de doses allant jusqu'à 2,5 par rapport aux valeurs de dépôt. L'IRSN dit exactement la même chose en soulignant que, en prenant en compte l'ordre de grandeur d'impact, les incertitudes liées à ce genre de calcul et le très faible nombre de données, il est impossible de dire si les gens se trouvent juste au-dessus ou juste au-dessous du seuil. Or le Civen doit pouvoir établir exactement qu'ils sont absolument au-dessous du seuil pour refuser l'indemnisation, ce qui, aujourd'hui, devrait être impossible et qui est, en tout cas, scientifiquement faux, si telle est la charge de la preuve.