Je tiens d'abord à remercier les membres de cette commission d'enquête parlementaire de nous recevoir. Être entendus par les membres de la représentation nationale est un honneur dont nous mesurons la portée. Je ne crois pas que nous aurions rêvé d'un tel dénouement quand nous nous sommes embarqués dans ce travail, il y a un peu plus de quatre ans : je le dis avec d'autant plus de solennité que vous pouvez changer les choses, je pense sincèrement, dans cette histoire qui reste méconnue.
Je veux avant tout rappeler que Toxique, nom de l'enquête en français, ou Moruroa Files en anglais, est une aventure collective. Nous avons bien sûr joué, tous les deux, un rôle moteur et c'est pourquoi nous avons signé le livre Toxique, mais nous ne sommes pas les seuls à avoir travaillé sur ce projet. Certains ne sont pas parmi nous cet après-midi : je pense au rédacteur en chef de Disclose, média au sein duquel est née l'idée de cette enquête, et à l'équipe d'Interprt, que vous avez évoquée, monsieur le président, autour du chercheur Nabil Ahmed, dont le travail en science criminalistique a été un des moteurs et un des fils directeurs du travail. L'idée était de faire dire à des documents déclassifiés sur les essais nucléaires des choses qu'on ne leur avait jamais fait dire, ou plutôt qu'on n'avait jamais voulu leur faire dire, avec les conclusions qu'on connaît – Sébastien les a rappelées –, à savoir une sous-estimation, allant jusqu'à un facteur dix, de l'exposition des populations civiles lors des six essais les plus contaminants. Sébastien pourra y revenir plus longuement et dans des termes bien plus savants que moi.
J'aimerais rappeler quel était plus largement, au-delà de ces estimations, l'objet de Toxique. Il s'agissait de raconter un choc technologique, environnemental et sanitaire provoqué par le développement d'une arme dont la puissance dépassait tout ce qui était connu, face à une population civile qui, il faut le souligner, n'avait pas vraiment son mot à dire. C'est aussi pour cela, il faut également le rappeler, que l'histoire du nucléaire est si vivace en Polynésie française – j'ai pu le constater sur le terrain. Le pays, tel qu'il est structuré aujourd'hui, l'enchevêtrement de ses rues, l'agencement des bâtiments, le tracé des routes, le maillage entre les poussières d'îles, étendues sur plusieurs dizaines de milliers de kilomètres, date en large partie de la période des essais nucléaires. À Papeete, Mangareva, Hao, Tureia ou Mooera, les essais nucléaires sont une histoire intime, et j'en dirais de même pour les travailleurs hexagonaux, les militaires ou les ingénieurs qui ont travaillé au Centre d'expérimentation du Pacifique (CEP) : je ne les oublie pas. Je sais non seulement quelle importance ils ont eue pour la visibilité de cette cause mais aussi que certains d'entre eux sont morts sans vouloir parler.
Raconter ce choc, c'est raconter comme l'État français a traité la Polynésie comme un territoire vide, tout destiné à son dessein atomique, comment parfois il a négligé les risques, comment à d'autres occasions il n'a pas jugé nécessaire d'appliquer à tous les précautions qu'il appliquait à certains, comment les uns disposaient d'un abri et les autres non, comment certains disposaient de protections et d'un suivi radiologique et d'autres non, là aussi, comment l'État a façonné le territoire à sa guise, élargi les passes des atolls, bousculé la géographie. C'est aussi cela, le choc des essais nucléaires. Tous ces éléments qui forment le quotidien d'une vie rappellent aussi à tous les citoyens français d'aujourd'hui les longues années de mensonge que Sébastien a rappelées.
Oui, certaines autorités françaises ont menti, longtemps, avec persistance et obstination. Toxique le raconte aussi. Le livre rappelle les interviews au cours desquelles on jurait que tout était sous contrôle, que rien ne permettait de dire que les populations étaient en danger, alors que dans le secret d'un laboratoire ou d'une salle de réunion on alertait sur la contamination, on observait sa dissémination à petit feu dans toute la population, on mesurait les niveaux de radioactivité dans des citernes d'eau de pluie consommée par des habitants, sans rien faire, sans rien dire. Toxique parle des militaires à qui on demandait de brosser les contours des atolls atomiques à coups de balai pour faire descendre la radioactivité et respecter le calendrier de tir, les aviateurs qui passaient dans les nuages pour prélever des poussières nécessaires à une meilleure compréhension de la bombe, les appelés du contingent qui lustraient les ponts des bateaux et les amiraux qui se félicitaient que leurs équipages soient passés dans une zone où la radioactivité était plus importante que prévu, comme un galon que l'on porte au revers de sa veste, peu importe la contamination et les conséquences.
Mais Toxique n'est pas uniquement un essai d'histoire. Notre enquête raconte l'actualité, la façon dont on empêche toujours la possibilité d'une expertise indépendante sur ce qui s'est passé il y a près de soixante ans. On a longtemps peu débattu des effets néfastes des expérimentations atomiques, il faut le rappeler ici. Cet écran de fumée est d'autant plus insupportable quand il s'agit d'estimer à quel point les habitants de Polynésie française et les militaires, comme tous les contractants du CEA, ont été contaminés par les essais. En 2010, par la loi Morin, le législateur a prévu de reconnaître le préjudice vécu par les témoins, bien malgré eux, de la bombe et par tous ceux qui ont travaillé à sa mise en œuvre et de les indemniser. Un budget a été provisionné et malgré tout, les premières années, plus de 95 % des demandes ont été rejetées. Pourquoi ? De nombreuses demandes le sont encore sans que les autorités compétentes produisent les éléments de preuve qui permettraient aux requérants de contester l'analyse. Aujourd'hui encore, c'est le Commissariat à l'énergie atomique qui livre les estimations de dose permettant de dire, en vertu du mécanisme de compensation, qui est une victime et qui ne l'est pas, à partir de documents qu'il est souvent le seul à pouvoir voir. Ce n'est pas rien de dire qui est une victime et qui ne l'est pas. Ce n'est pas juste une question d'argent, même si c'est souvent à cela qu'on a voulu limiter le débat. Dire qui est une victime est une grande responsabilité, un grand pouvoir, mais c'est aussi être en mesure de faire beaucoup de mal, je pense qu'on ne l'a pas assez souligné.
Voilà, à mon sens, la tâche qui est la vôtre, mesdames et messieurs les membres de la commission d'enquête, monsieur le président, madame la rapporteure : aider à faire la lumière sur une histoire encore brumeuse et surtout introduire un peu de contre-pouvoir, vous qui êtes élus par les citoyens pour agir au nom de l'intérêt général. C'est une tâche large et complexe, mais j'ai de l'espoir – je pense qu'il le faut.
J'aimerais aussi rappeler que Sébastien et moi n'avons jamais prétendu être partis d'une page blanche. Nous avons, bien sûr, bénéficié de l'expertise des gens, témoins, associatifs et chercheurs qui nous ont précédés et qui, à leur niveau, avec les outils et les accès qui étaient les leurs ont aidé à faire naître ce sujet dans le débat public. Je pense évidemment aux Polynésiens, à l'association 193, à Moruroa e tatou, à John Doom, à Roland Oldham, à Bruno Barillot et à Patrice Bouveret, aux membres de l'Aven ( Association des vétérans des essais nucléaires), en particulier à Jean-Luc Sans, et aux avocats ici et là-bas, Cécile Labrunie, Philippe Temauiarii Neuffer, Jean-Paul Teissonnière et François Lafforgue.