C'est un honneur de m'exprimer devant vous et de répondre à vos questions, aux côtés de mon très cher collègue Tomas Statius, trois ans après la sortie de notre livre Toxique. Cette enquête sur les conséquences des essais nucléaires français en Polynésie, publiée en mars 2021, est le fruit d'un partenariat inédit entre les médias d'investigation Disclose, l'agence de recherche Interprt et le Program on Science and Global Security de l'université de Princeton, dont je suis membre. Ensemble, nous avons démontré méthodiquement, documents, témoignages et calculs à l'appui, comment certaines autorités françaises ont caché, parfois menti et souvent minimisé, l'exposition et la contamination des populations civiles et militaires à la suite des essais nucléaires que la France a réalisés entre 1966 et 1996 en Polynésie française.
Toxique était tout d'abord une enquête innovante, mêlant travail académique et pluridisciplinaire, recherche scientifique et journalisme d'investigation sur une période de plus d'un demi-siècle qui inclut trente ans d'essais nucléaires en Polynésie française, des décennies d'une lutte associative acharnée, qui a abouti à la loi Morin, et dix ans d'application de ce texte, dont Toxique révèle non seulement les coulisses mais aussi les limites. Notre fil conducteur a été l'exploitation de 2 000 pages de documents militaires, qui concernent principalement la période des essais nucléaires atmosphériques. Déclassifiés en 2013, ils ont été très peu exploités et jamais rendus accessibles au plus grand nombre. J'ai fait la connaissance de ces documents grâce à Interprt et à Disclose en 2019, alors que j'étais post-doctorant à l'université de Harvard. Après les avoir parcourus rapidement, j'ai compris leur valeur historique et scientifique.
Ingénieur de formation et docteur de l'université de Princeton, je vis avec les armes nucléaires depuis ma naissance, à Brest, d'un père sous-marinier qui patrouillait à bord d'un SNLE (sous-marin nucléaire lanceur d'engins). Après mon diplôme d'ingénieur, j'ai eu la chance de rejoindre la direction générale de l'armement (DGA) en tant qu'expert technique en sûreté nucléaire des systèmes d'armes de dissuasion. J'ai alors passé mes journées à étudier et à contribuer à garantir la sûreté nucléaire de nos missiles balistiques M51, aujourd'hui pierre angulaire de la dissuasion française. C'est l'attrait de la recherche universitaire de haut niveau qui m'a ensuite amené aux États-Unis, où j'ai fait ma thèse, à l'intersection de la physique appliquée, des sciences et techniques nucléaires et de la cryptographie.
Du fait de mes expériences professionnelles, j'ai été formé à la radioprotection, à la simulation et à la manipulation des sources de rayonnement gamma et de neutrons en France, à l'École des applications militaires de l'énergie atomique de Cherbourg-en-Cotentin, et aux États-Unis, à l'université et au laboratoire de physique des plasmas de Princeton. Cette connaissance du nucléaire, y compris militaire, je l'ai mise au service de notre projet, avec toute la rigueur qu'il méritait. Pendant deux ans, j'ai ainsi lu, analysé et extrait les données des documents déclassifiés. J'ai également reconstruit avec des logiciels de pointe les trajectoires des retombées radioactives de plusieurs essais, notamment Aldébaran, le tout premier à avoir un impact sur l'archipel des îles Gambier, en 1966, et Centaure, qui se dirigera tout droit vers Tahiti en juillet 1974 – j'ai partagé avec vous une carte. Surtout, j'ai ainsi compris sur quelles bases scientifiques et quelles données le Comité d'indemnisation des victimes des essais nucléaires, le Civen, créé par la loi Morin, en 2010, décide qui peut ou non prétendre au statut de victime et obtenir une indemnisation.
Ce que nous avons découvert, avec Thomas, a été un choc. Depuis 2010, le Civen prend des décisions d'indemnisation des populations civiles qui sont basées sur des reconstructions de doses produites par le CEA. Elles n'ont jamais été validées jusqu'alors de manière indépendante et surtout pas par l'Agence internationale de l'énergie atomique, l'AIEA, comme le Civen l'a écrit dans des lettres de rejet. Nous avons vérifié ces données du CEA, calculées en 2006. Nous avons décortiqué sept rapports couvrant les conséquences de six essais nucléaires atmosphériques et recoupé une à une leurs données avec celles contenues dans les documents déclassifiés. Nous avons trouvé des erreurs et relevé des omissions que nous avons corrigées. Nos conclusions, publiées dans une revue scientifique à comité de lecture, sont sans appel : les doses ont été sous-évaluées pour six essais, d'un facteur de deux à dix. En tout, plus de 110 000 personnes, soit 90 % de la population polynésienne de l'époque des essais atmosphériques, ont pu recevoir une dose de radiations supérieure au seuil actuel d'indemnisation et de limite d'exposition du public, soit 1 millisievert (mSv).
Ces résultats sont le fruit d'un travail simple de validation qui est fondamental dans toute discipline scientifique et que le Civen, malgré la présence d'experts en son sein, depuis sa création, n'avait jamais entrepris. Ce travail aurait pu être fait il y a déjà dix ans. La méthodologie du Civen, présentée comme une démarche scientifique, reposant sur des données sérieuses et validées par les plus hautes autorités, est tout bonnement une farce.
Pour renverser la présomption de causalité inscrite dans la loi Morin, le Civen doit aujourd'hui établir que la dose annuelle reçue par un demandeur est inférieure à 1 mSv. S'il ne le démontre pas, la demande doit être acceptée. Pour faire cette démonstration, le Civen ne cesse de dire qu'il privilégie une approche permettant de garantir que la limite de dose, 1 mSv, n'a pas été dépassée. Nos travaux montrent qu'il n'en est rien. Les doses retenues par le Civen, qui sont qualifiées d'enveloppe ou même, par certains, de maximalistes, ne le sont pas. Pour un essai comme Centaure (1974), qui concerne le plus grand nombre, les doses reçues par la population locale sont de l'ordre de 1 mSv ; mais, compte tenu des incertitudes associées, qui sont en grande partie irréductibles, il est impossible de prouver que les gens n'ont pas été exposés à une dose supérieure : je le répète depuis trois ans, et c'est la troisième fois que je le dis à l'Assemblée nationale. L'IRSN (Institut de radioprotection et de sûreté nucléaire) vous l'a aussi confirmé lors de son audition la semaine dernière. C'est la preuve, mesdames et messieurs les députés, que votre commission commence déjà à porter ses fruits.
Je vous souhaite de pouvoir mener vos travaux à bout, en toute transparence, avec le concours de tous les services de l'État concernés, même ceux qui ont parfois refusé, jusqu'ici, de se remettre en question à la suite de nos révélations. Que les institutions de l'État aient pu passer des éléments sous silence, mentir ou faire preuve de négligence face aux conséquences des essais nucléaires dans les années 1960 et 1970 est une chose, qui est grave et, bien sûr, regrettable. Que ces pratiques puissent continuer est tout simplement inacceptable. Je me tiens donc à votre disposition, non seulement pour répondre à vos questions, mais aussi, si vous le souhaitez, pour vous donner mon avis indépendant sur tout document ou rapport scientifique qui vous serait remis au cours de vos travaux.