Votre première question relève du débat traditionnel sur les causes de la dette qui seraient à chercher soit du côté de la dépense, soit de celui de la recette. Il me semble qu'à la lumière de la théorie économique, la dette française est soutenable sur un critère, mais insoutenable sur au moins trois autres.
Le premier est le critère de stabilité forte, c'est-à-dire quand la charge d'intérêt de la dette publique couvre le solde primaire. Cette soutenabilité forte a disparu depuis 1981, la littérature a d'ailleurs montré que les gouvernements de gauche sont en général plus favorables à la dette que les gouvernements de droite.
Ainsi, le déficit du solde primaire est de plus en plus important et la charge d'intérêt est de 50 milliards d'euros en 2023 : l'écart se creuse et selon la littérature économique, la dette n'est alors pas soutenable.
Le deuxième critère est celui de la soutenabilité faible, c'est à dire la différence entre les recettes et les dépenses. Ici aussi, l'écart s'est creusé même si c'est dans une moindre proportion.
Le troisième critère concerne l'effet « boule de neige » ; et je pourrai à ce titre mettre à votre disposition les statistiques de la Commission européenne. Il est vrai que la politique monétaire permet aux gouvernements de s'endetter à bas prix et que la dette n'est pas entretenue par la hausse des taux. Cependant, cela ne relève pas de la responsabilité des gouvernements français, mais de la responsabilité de l'Union européenne. L'Allemagne a su profiter de la baisse des taux pour se désendetter, quand la France s'en est servie pour augmenter sa dépense. Il ne s'agit pas là d'un effet « boule de neige », mais d'un effet d'opportunisme.
Le quatrième critère a trait à l'impossibilité d'augmenter les impôts, que j'ai précédemment évoquée. Il est possible de réformer la structure des impôts sans toucher aux taux, comme de nombreux pays l'ont fait.
Ensuite, vous m'avez demandé s'il s'agit de la crise de la dépense ou de la crise de l'impôt. Pour que l'effet « boule de neige » se matérialise, il faut que le taux d'intérêt nominal (« r » pour rates ) soit supérieur au taux de croissance (« g » pour growth ). Or puisque la France est une économie ouverte, son taux de croissance est très dépendant du taux de croissance mondial. Cependant, il existe des leviers internes, qui sont de trois ordres pour les finances publiques : la dette, la recette et la dépense. À ce titre, il existe un débat chez les économistes pour établir le rôle que peut jouer la dépense, en considérant avec toutes les écoles de pensée – classiques ou keynésiennes – que l'impôt est un frein, parce qu'il crée des effets d'inactivité : son coût de perception est élevé. Une équipe d'économistes de Montpellier estime ainsi dans une étude de 2013, financée par le ministère des finances, que pour 1 euro d'impôt prélevé, la société supporte en réalité entre 1,20 et 1,30 euro. Il faut noter que certains impôts sont beaucoup plus coûteux que d'autres, en termes de croissance.
S'agissant de la dépense, existe-t-il un niveau de dette au-delà duquel la croissance diminue ? La dépense engendre elle aussi un niveau d'inactivité puisqu'elle a un effet d'entraînement. Or cet effet d'inactivité est d'autant plus grand que la dépense est dite improductive, c'est-à-dire qu'il s'agit d'une dépense de transfert. En France, l'évolution des dépenses montre que ce sont plutôt les transferts sociaux, les prestations, qui ont augmenté, plutôt que les dépenses en capital, en investissement. Par exemple, les dépenses dites d'éducation ont bien plus augmenté dans d'autres pays qu'en France, depuis les années 2010.
En résumé, la structure de dépenses de la France n'est pas favorable à la croissance, et je pense que cela est lié à son équilibre politique. Ces dépenses engendrent également des effets d'éviction, par exemple à travers les banques « paresseuses », qui financent une partie de leurs fonds propres par des titres publics plutôt que de sélectionner correctement les projets entrepreneuriaux. Ces effets d'éviction provoquent des effets négatifs de la dépense et de la dette sur notre activité.
Certes, il existe un effet d'entraînement de la dépense publique, mais à un moment donné, cet effet devient plus faible que l'effet récessif. D'après moi, à la lumière de la littérature économique que j'ai pu explorer, le niveau de dépenses publiques maximal se situe à hauteur de 75 % du PIB. Il existe également un effet non linéaire de la dépense, certes beaucoup plus faible, mais tout dépend de la période d'observation.
En résumé, je ne partage pas forcément l'opinion de mon collègue s'il vous a indiqué que la dette était uniquement portée par une baisse des impôts, d'autant plus qu'un gouvernement dispose de deux leviers – la recette et la dépense. Avoir une stratégie uniquement fondée sur la dépense est beaucoup plus dangereux qu'une stratégie consistant soit à augmenter les impôts, soit à baisser les dépenses, puisque la croissance domestique est très dépendante de la croissance mondiale.