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Intervention de Sarah Tanzilli

Réunion du lundi 27 mai 2024 à 17h00
Commission d'enquête sur le modèle économique des crèches et sur la qualité de l'accueil des jeunes enfants au sein de leurs établissements

Photo issue du site de l'Assemblée nationale ou de WikipediaSarah Tanzilli, rapporteure :

Nous arrivons au terme des travaux de la commission d'enquête, qui ont été très denses. Je me félicite de la qualité de nos échanges et de l'atmosphère studieuse, cordiale et coopérative qui a entouré nos débats, y compris entre les députés de l'opposition et ceux de la majorité. Vous n'y êtes pas étranger, monsieur le président : vous avez dirigé cette commission d'enquête avec impartialité, sérieux et une grande ouverture d'esprit vis-à-vis de tous les groupes politiques, et vous nous avez placés dans les meilleures conditions pour mener à bien notre mission. Je vous en suis reconnaissante. Je tiens également à présenter mes remerciements appuyés, pour leur engagement et le travail considérable qu'ils ont réalisé, à l'équipe de fonctionnaires de l'Assemblée nationale qui m'a accompagnée durant ces six mois de travaux.

Le rapport que j'ai l'honneur de vous soumettre s'inscrit dans la continuité des travaux universitaires, administratifs et parlementaires réalisés ces dernières années dans le secteur de l'accueil du jeune enfant. Les avancées des neurosciences ont démontré, s'il le fallait encore, l'importance des 1 000 premiers jours dans le développement de l'enfant ; les inspections générales ont analysé et porté un regard critique sur la politique publique d'accueil du jeune enfant ; des journalistes ont mis en lumière des pratiques inacceptables ; des parlementaires, enfin, ont proposé des pistes de réflexion pour améliorer nos pratiques – je pense, entre autres, à nos collègues Michèle Peyron et Isabelle Santiago, corapporteures d'une mission flash sur les perspectives d'évolution de la prise en charge des enfants dans les crèches, et à William Martinet, à l'origine de cette commission d'enquête.

Si les conclusions de tous ces travaux ne sont pas identiques, tous appellent à des changements ambitieux afin d'améliorer la qualité d'accueil du jeune enfant, qui est historiquement le parent pauvre des politiques publiques. Nous sommes arrivés à un point de maturation du débat public. Nous devons maintenant acter un changement de paradigme en faveur de la qualité d'accueil du jeune enfant et de la satisfaction de ses besoins fondamentaux.

Les termes de la résolution constitutive de la commission d'enquête indiquaient que celle-ci était chargée d'analyser les données économiques et les financements publics et privés des crèches et leur impact sur la qualité d'accueil des jeunes enfants ; d'identifier d'éventuelles complexités administratives ou failles dans la réglementation ; de mettre au jour les stratégies de lobbying des entreprises de crèches et d'éventuels conflits d'intérêts ; d'évaluer les conditions d'accueil et d'éveil des jeunes enfants et les conditions de travail des professionnels dans ces établissements ainsi que les moyens de contrôler la qualité d'accueil ; d'analyser les pratiques commerciales entre les crèches et les parents et enfin d'émettre des recommandations.

L'analyse des financements publics et privés des crèches n'a rien d'aisé : selon le périmètre considéré, ils incluent la branche famille de la sécurité sociale, les aides à l'investissement basées sur des critères locaux, l'intervention des départements, des communes, des entreprises et des parents. Il a été très difficile d'obtenir des données consolidées et fiables. Cela démontre un manque de pilotage et de transparence dans l'usage des deniers publics qui rend difficile le contrôle de l'action publique. Le rapport éclaircit ce paysage complexe. Il servira, je l'espère, de point de référence pour de futurs travaux et analyses.

Le modèle de financement des structures d'accueil n'a pas été conçu pour assurer un accueil de qualité au bénéfice des enfants, mais pour générer une offre en quantité suffisante, ce qui entraîne des effets de bord importants. Nos travaux n'ont pas démontré que la qualité d'accueil était structurellement moins bonne dans le secteur privé lucratif qu'ailleurs ; le secteur privé est même plus souvent contrôlé que les secteurs associatif et public, bien que des dérives y soient constatées et dénoncées. En revanche, ils ont mis en lumière que la complexité de la prestation de service unique (PSU) ne permet pas de garantir le niveau de financement prévu, que la PSU horaire, assise sur le taux de facturation, conduit à une pression au remplissage des places en crèche et que les nombreux financements complémentaires destinés à corriger les effets pervers du système, aux conditions d'attribution multiples et variées, ajoutent de la complexité à la complexité. Le financement, opaque, est une source d'incompréhension et de stress pour tous les acteurs. Nous devons nous tourner vers un mode de financement simplifié et plus vertueux, construit sur la structure des coûts de l'accueil du jeune enfant, qui prenne en charge le bien-être des enfants et des professionnels qui les accompagnent.

Je pourrais citer de nombreuses complexités administratives et failles réglementaires, à commencer par l'importance croissante des normes bâtimentaires, lesquelles sont pourtant une composante modeste de la qualité d'accueil. Je préfère m'arrêter sur le système dérogatoire mis en place pour les micro-crèches. L'idée initiale était louable : assouplir certaines règles pour permettre la création de petites unités en milieu rural et dans les zones à la démographie peu dynamique. Toutefois, ces structures se sont multipliées en zone urbaine à des tarifs parfois très élevés, laissant un important reste à charge pour les familles malgré un financement public significatif. En somme, les micro-crèches bénéficient avant tout à des familles aisées vivant en ville et recourent à des professionnels moins bien formés, sans que les pouvoirs publics soient en mesure de s'assurer que les financements sont bien affectés à l'accueil du jeune enfant. Cette réglementation dérogatoire ne se justifie plus.

S'agissant des stratégies de lobbying et des éventuels conflits d'intérêts, les auditions n'ont pas dévoilé l'existence d'un système de cooptation, ni de pratiques contraires à l'éthique ou dissimulées au grand public. Les entreprises de crèches font du lobbying, et il semblerait même qu'elles le fassent bien : leurs liens avec les autorités publiques, toutes majorités confondues, sont connus et, si je puis me permettre, habituels et logiques une fois remis en contexte. À partir du milieu des années 2000, de nombreux gouvernements ont misé sur le secteur privé pour répondre à une demande sociétale forte de création de places en crèches. Il y a donc eu une convergence d'intérêts entre ces autorités et les représentants du secteur, concentré dans les mains des Big Four. Ces intérêts communs n'emportent néanmoins pas la démonstration de stratégies inhabituelles, et encore moins illégales, de part et d'autre. À vrai dire, l'inquiétude résulte essentiellement des déclarations un peu vaniteuses de certains dirigeants d'entreprises de crèche.

Le tableau est plus inquiétant concernant les conditions de travail des professionnels et les contrôles effectués. Certaines PMI n'effectuent pas ou très peu de contrôles, dont la grande majorité est encore annoncée à l'avance. En outre, les conditions de travail des professionnelles – car il s'agit très majoritairement de femmes – ne sont pas satisfaisantes : elles s'occupent de trop d'enfants à la fois, sans être suffisamment formées, et elles sont exposées, sur le long terme, à d'importants troubles musculo-squelettiques. Leurs revenus sont trop faibles, malgré les efforts récents du Gouvernement, et leurs perspectives de carrière trop étroites. Nous devons y remédier.

Concernant les pratiques commerciales indues, les conclusions de la direction générale de la concurrence, de la consommation et de la répression des fraudes (DGCCRF) s'imposent d'elles-mêmes : il faut mettre un terme à l'opacité et au déséquilibre net dans la relation commerciale qui unit les gestionnaires de crèches, spécifiquement de micro-crèches, et les familles.

J'en viens aux conclusions et recommandations tirées de ces constats. Elles reposent sur une philosophie et un calendrier. La philosophie est de faire entrer de plain-pied l'accueil collectif du jeune enfant dans une logique de service public, conformément à l'article 17 de la loi pour le plein emploi promulguée en décembre dernier, et de faire du bien-être de l'enfant et de la satisfaction de ses besoins le cœur de cette politique publique. Le calendrier est rendu nécessaire par la transformation du modèle de financement et du fonctionnement des crèches, laquelle nécessite non seulement d'affiner les propositions, mais aussi d'adopter des mesures préparatoires qui conditionnent la mise en œuvre du projet. Dans le rapport figurent donc des mesures à prendre immédiatement, d'autres à affiner et à expérimenter d'ici à 2027 et à appliquer dans le cadre de la nouvelle convention d'objectifs et de gestion (COG).

Parmi les mesures à prendre très rapidement, je pense à l'interdiction de certaines pratiques inacceptables et non conformes aux principes du service public, à l'image de la dérogation permettant qu'un seul professionnel soit présent aux extrémités de la journée dans les micro-crèches ; à la mise en place du principe de continuité de l'accueil du jeune enfant jusqu'à l'extinction du besoin, c'est-à-dire la fin des contrats à durée courte non renouvelés lorsqu'un enfant dont l'accueil est plus rentable est pris en charge ; aux mesures permettant un meilleur contrôle des crèches, notamment le contrôle du parcours des professionnels de la petite enfance via la création d'une carte professionnelle, mais aussi l'évolution des contrôles de la PMI, dont le caractère inopiné doit être établi comme principe et qui doit pouvoir se concentrer sur la qualité de l'accueil, grâce à l'extension du champ des contrôles opérés par les CAF.

Je pense aussi à l'institutionnalisation des instances de gouvernance locales, afin d'avoir un pilotage convergent et cohérent de la politique publique de la petite enfance ; à la réduction du besoin aux deux extrémités de l'âge d'accueil dans les crèches pour réduire la tension sur la création de places – avec, d'une part, la prolongation du congé maternité et la création du congé de naissance en lieu et place du congé parental pour une durée plus courte mais mieux indemnisée et, d'autre part, la scolarisation précoce des enfants de plus de 2 ans, au cas par cas et via un accueil échelonné ; à la suppression, dès septembre prochain, des formations en ligne en matière de petite enfance et, plus généralement, à une refonte de la formation professionnelle et de l'organisation du secteur, en cohérence avec les conclusions des travaux du comité de filière « petite enfance » (CFPE) attendues en juillet – citons notamment le fait de conditionner la délivrance des diplômes à la réussite des stages pratiques, la création d'un tronc commun petite enfance qui permette de construire une culture commune quelle que soit la filière concernée ou le développement de la formation continue.

J'ajoute que les risques musculo-squelettiques des professionnels de crèche doivent être pris en compte dans le référentiel bâtimentaire ; et que les communes devraient être autorisées à affecter des logements sociaux au personnel occupant des postes opérationnels dans les crèches, particulièrement dans les grandes villes où le coût du logement ajoute une tension en termes de recrutement.

À moyen terme, je préconise d'augmenter le taux d'encadrement, car ce sont les professionnels de la petite enfance qui permettent d'assurer l'accueil de qualité des jeunes enfants, particulièrement vulnérables compte tenu de leur âge. Nous devons, à terme, l'aligner sur les standards européens, soit un adulte pour cinq enfants à partir de 2027 et un adulte pour quatre enfants d'ici à 2032, en instaurant des cellules d'accueil de douze enfants maximum. Cette mesure centrale ne pourra être concrétisée qu'à condition que les travaux d'amélioration de l'attractivité des métiers de la petite enfance portent rapidement leurs fruits.

Nous devons par ailleurs simplifier les règles de financement grâce à une PSU généralisée et forfaitisée qui, complétée par une participation des familles, couvrirait les coûts liés à la qualité d'accueil – personnel, consommables, repas –, lesquels constituent environ 80 % du coût d'un berceau, afin que l'argent public aille uniquement à l'accueil des enfants. Cette mesure permettrait également de sécuriser et de fiabiliser le modèle économique des crèches. Les directrices de crèche seraient aux côtés des enfants et de leurs équipes, et non plus focalisées sur la gestion administrative et financière de leur structure.

Ces deux mesures sont centrales. Elles ont indéniablement un coût important pour les finances publiques, mais rien ne saurait justifier que nous n'investissions pas dans cette politique publique déterminante pour l'avenir de notre pays.

Si la réforme de la PSU est le cœur de ma proposition de réforme du modèle économique des crèches, il n'est pas possible de réformer les modes de financement de l'accueil collectif du jeune enfant sans s'interroger sur le mécanisme du tiers financement, qui constitue une spécificité du modèle français.

Après six mois de travaux, je propose donc la suppression du mécanisme de réservation de berceaux par les employeurs. La première raison, essentielle, est qu'un tel mécanisme n'est pas compatible avec le principe de l'égalité d'accès de tous les enfants au service public de la petite enfance. Fondé sur le crédit d'impôt famille, dont l'Inspection générale des affaires sociales (Igas) et l'Inspection générale des finances (IGF) ont dernièrement préconisé la suppression, il a créé un véritable droit de préférence pour des enfants « plus rentables » et a conduit à l'émergence de services de commercialisation de berceaux, indépendants des crèches dans lesquelles sont accueillis les enfants, qui ont pour seule vocation de servir d'intermédiaire à l'achat et à la revente de berceaux aux entreprises. Leurs frais de commercialisation sont opaques, mais ils sont pris en charge – jusqu'à 75 % – par nos impôts.

Toutefois, il est légitime que les entreprises participent au financement d'un service public qui permet à leurs employés, et particulièrement aux femmes, d'exercer leur activité professionnelle. Je souhaite donc substituer au mécanisme d'achat de berceaux un « versement petite enfance » assis sur la masse salariale qui apportera un financement complémentaire au bénéfice des communes. Celles-ci continueront d'assurer seules le rôle de tiers financeur des crèches sur leur territoire, le périmètre des dépenses couvertes étant largement réduit ; elles pourront, le cas échéant, être soutenues dans leurs dépenses d'investissement par les CAF. Le principe de ce versement, dont le taux est faible et l'assiette large, me paraît indolore pour les entreprises et serait une source de revenus importante pour les communes, après péréquation.

L'objectif est clair : instaurer un cercle vertueux pour l'accueil du jeune enfant afin de mettre à profit cette période déterminante de son développement. Je crois profondément que nous pouvons tomber d'accord sur les constats, comme sur les objectifs. J'ai bien conscience que soixante-treize recommandations sont autant de raisons de s'opposer, mais je crois sincèrement que le rapport mérite de poursuivre sa route – ou, à tout le moins, d'être publié. Voter sa censure, contrairement à la pratique et pour la plus grande joie de certaines forces extérieures, affaiblirait la position du Parlement et l'exclurait des travaux à venir sur cette politique publique d'une immense importance pour l'avenir de notre pays. Je vous invite donc à vous en saisir, à y apporter votre contribution critique et à faire vivre le débat. Je suis à l'écoute de vos remarques et questions.

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