Intervention de Édouard Bénard

Réunion du mercredi 22 mai 2024 à 9h30
Commission des affaires sociales

Photo issue du site de l'Assemblée nationale ou de WikipediaÉdouard Bénard, rapporteur :

Je vous remercie de m'accueillir dans cette commission pour la défense d'un texte « pansement » qui est nécessaire et même primordial pour réduire la précarité sociale et monétaire des familles monoparentales. La présente proposition de loi est le fruit du cheminement de notre groupe qui, dès 2022, sous l'impulsion de Pierre Dharréville, a déposé un texte transpartisan visant à lutter contre la précarité de ces familles. Le 5 avril dernier, nous avons également été à l'initiative d'un riche débat en séance publique : il nous a permis de matérialiser nos interrogations et d'échanger en partant de ce qui nous semble l'angle d'approche le plus pertinent, à savoir la place des familles monoparentales dans la société et le droit.

Il nous a semblé important, en vue de formuler des propositions de progrès, de revenir sur l'existence sociale et juridique de ces familles. Ce qui ressort des travaux préparatoires, ce sont avant tout les limites de l'ensemble des politiques publiques familiales. Les familles monoparentales souffrent d'une insuffisante reconnaissance sociale et juridique qui exacerbe leur vulnérabilité. Elles sont, de plus, suraffectées par une précarisation à l'œuvre dans l'ensemble de notre société.

Les familles en situation de monoparentalité occupent une place de plus en plus considérable dans notre pays : alors qu'elles comptaient pour 10 % des familles en 1970, elles en représentent désormais le quart, soit plus de 2 millions, et le nombre d'enfants mineurs vivant avec un parent solo a doublé entre 1990 et 2018 – il est passé de 1,5 à 3 millions. Par ailleurs, les territoires ultramarins se caractérisent par un taux de familles monoparentales plus élevé que la moyenne nationale. À La Réunion, 32 % des familles sont concernées. En Guyane, le taux s'élève à 40 %. Un enfant sur deux y vit dans une famille monoparentale, soit le double de ce qu'on observe dans les autres départements. Ces chiffres soulignent la nécessité d'une adaptabilité de nos politiques publiques.

C'est en toute cohérence et fidèles à notre engagement ancien en la matière que nous présentons cette proposition de loi portant sur un sujet d'actualité qui, je le sais, mobilise nombre d'entre vous à travers pléthore d'initiatives. Je pense à ceux qui sont associés au groupe de travail transpartisan qui a vu le jour ou encore à la mission confiée par le Gouvernement à Xavier Iacovelli et Fanta Berete. Ce texte n'a pas pour but d'occulter ou de devancer les conclusions de ces initiatives salutaires, mais simplement à ouvrir le débat et à apporter un pansement, je l'ai dit, c'est-à-dire une première réponse aux préoccupations les plus urgentes des familles monoparentales, grâce à trois avancées sur lesquelles je reviendrai après avoir dressé un bref état des lieux, afin que vous puissiez juger par vous-mêmes à quel point une action du législateur est nécessaire et urgente.

Retenez ce chiffre : 41 % des enfants des familles monoparentales vivent en dessous du seuil de pauvreté. Ces familles dépendent généralement d'un seul revenu et sont souvent prises dans une spirale négative qui voit des paramètres tels que l'accès à l'emploi, aux modes de garde et au logement se renforcer mutuellement. Les parents-gardiens sont en moyenne moins qualifiés, ont moins accès à un emploi stable et à temps plein, parviennent moins facilement à faire garder leurs enfants et habitent plus fréquemment un logement surpeuplé et éloigné de leur travail. Le taux d'effort des mères isolées en matière de logement était de 31 % en 2013, contre 18 % pour les parents en couple. Comment pouvons-nous accepter une telle différence ?

Vous me direz que nous savons déjà tout cela. En réalité, nous ne connaissons que la partie immergée de l'iceberg, car les échelles d'équivalence utilisées pour mesurer la richesse des ménages sous-estiment la pauvreté des familles monoparentales. Toutes les personnes que j'ai auditionnées, notamment les membres de l'Inspection générale des affaires sociales (Igas), l'ont confirmé. La situation est donc encore pire que ce qu'on croit généralement.

Il faut également souligner à quel point les familles monoparentales sont le théâtre d'inégalités femmes-hommes. Le taux de pauvreté est de 46 % pour les enfants vivant avec une mère isolée, contre 22 % pour ceux vivant avec un père isolé. Par ailleurs, les mères en situation de monoparentalité sont deux fois plus souvent au revenu de solidarité active (RSA) que les pères isolés. Avec cette proposition de loi, c'est très largement aux mères isolées et à leurs enfants que nous voulons tendre la main.

Que font les pouvoirs publics ? Si la situation des familles monoparentales est aujourd'hui mieux prise en compte dans les politiques publiques qu'il y a vingt ans, la réponse n'est toujours pas à la hauteur de l'enjeu et de l'urgence de la situation. « Dans la difficulté, les caisses d'allocations familiales CAF (CAF) nous laissent tomber » : cette phrase est revenue à maintes reprises lors des auditions et elles insupportable pour nous, législateurs, car nous ne pouvons pas accepter que les politiques publiques que nous votons ne permettent pas de protéger les plus fragiles. Nous ne pouvons pas supporter qu'un quart des ménages, et demain la moitié, soit encore marginalisé par nos dispositifs sociaux et fiscaux.

Les insuffisances de l'État sont rendues évidentes par trois phénomènes distincts, dont le premier est le non-recours aux droits, massif, des parents isolés : il est estimé à 15 % par la direction de la recherche, des études, de l'évaluation et des statistiques (Drees), ce qui est bien la preuve que l'accompagnement est plus qu'insuffisant. Le défaut d'information, la complexité des procédures et le manque de lisibilité des dispositifs sont autant de facteurs qui expliquent ce non-recours extrêmement préjudiciable.

J'ouvre une parenthèse pour souligner un chiffre : les familles monoparentales sont ciblées par 35 % des contrôles effectués par les CAF alors qu'elles ne représentent que 15 % des bénéficiaires. Ce ciblage injustifié doit cesser : il dégrade directement la situation des familles monoparentales en les dissuadant d'avoir recours aux aides. Ces familles craignent de se tromper dans leurs déclarations du fait de la complexité des dispositifs et de faire l'objet d'un redressement de la CAF. Nous avons eu de nombreuses alertes à sujet.

La deuxième insuffisance que je tiens à mettre en lumière est que nos dispositifs sociaux et fiscaux sont profondément inadaptés aux familles monoparentales. Je pense en particulier à l'inclusion des pensions alimentaires dans les ressources prises en compte pour le calcul des prestations sociales, ce qui ne permet pas toujours aux familles monoparentales de bénéficier d'effets distributifs suffisants. La pension alimentaire étant considérée comme un transfert de revenus entre ménages, il est plus rentable pour une femme isolée de toucher l'allocation de soutien familial (ASF) que de bénéficier d'une pension alimentaire versée par le père. Nous devons nous saisir de cette situation profondément anormale.

La troisième carence, elle aussi coupable, est l'absence de prise en compte des mères solos dans les règles relatives au congé maternité. Comme vous le savez, la durée de ce congé ne s'élève qu'à seize semaines en France pour les deux premiers enfants et à vingt-six semaines à compter du troisième. Par ailleurs, si la France attribue désormais vingt-cinq jours de congé aux pères, par définition les mères isolées ne peuvent pas bénéficier de ce congé, conçu pour que les pères puissent soulager les mères et prolonger le temps passé avec l'enfant lorsque les parents sont en couple. De plus, les mères isolées sont généralement cantonnées au congé légal de seize semaines, car elles ont rarement plus de deux enfants. C'est manifestement injuste lorsqu'on connaît les difficultés auxquelles les mères isolées sont confrontées. Ce cumul d'inégalités constitue une injustice grave contre laquelle nous nous devons d'agir. Il faut modifier certains aspects de la politique familiale.

Nous nous y attelons avec cette proposition de loi. Son article 1er permettra aux femmes se trouvant en situation de monoparentalité de bénéficier d'un congé maternité de vingt-six semaines dès le premier enfant. Par l'article 2, nous attribuerons des allocations familiales dès le premier enfant à toutes les familles monoparentales. Enfin, l'article 3 exclura les pensions alimentaires des ressources prises en compte pour l'attribution de l'aide personnalisée au logement (APL).

Mes chers collègues, nous pouvons converger sur ces trois mesures, qui sont de justice sociale : je vous encourage à les voter. Bien entendu, quel que soit l'ADN politique de mon groupe, cette proposition de loi n'a aucune velléité révolutionnaire et nous ne prétendons pas tout résoudre avec ce texte. Nous pensons, en effet, qu'il faudra aller plus loin, en particulier par la mise en place d'un statut spécifique de parent isolé : ces femmes et ces hommes doivent pouvoir bénéficier d'une prise en compte globale de toutes les difficultés auxquelles ils font face. Lorsque les réalités professionnelles et personnelles sont entremêlées, il est nécessaire d'apporter une réponse claire et englobante. Cela nécessite un travail de fond que nous ne pouvons pas mener à l'occasion d'une proposition de loi, mais nous défendrons cette revendication dans le cadre des travaux conduits à l'Assemblée et au-dehors.

Nous nous interrogeons encore sur l'opportunité et la manière de créer un véritable statut pour la famille monoparentale, qui emporterait bien plus de conséquences. Je défendrai donc, après l'article 3, un amendement visant à ce que les pouvoirs publics engagent pleinement, dans toutes ses dimensions et rapidement, une réflexion à ce sujet.

Si beaucoup de questions demeurent, et demeureront, l'ambition de la proposition de loi que j'ai l'honneur de vous présenter est de permettre à chaque famille de notre pays de vivre dignement, peu importe sa composition. Y veiller, ce sera permettre à 3 millions d'enfants de mieux s'épanouir. Après tout, le dixième alinéa du Préambule de la Constitution de 1946 dispose que « la Nation assure à l'individu et à la famille les conditions nécessaires à leur développement ». Chers collègues, je vous invite à tous voter cette proposition de loi, qui posera une première pierre très attendue par des millions de Françaises et de Français.

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