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Intervention de Asma Mhalla

Réunion du mercredi 15 mai 2024 à 9h00
Commission des affaires étrangères

Asma Mhalla, membre du laboratoire d'anthropologie politique de l'École des hautes études en sciences sociales et du centre national de la recherche scientifique, enseignante à Sciences Po et à l'École polytechnique :

Je discerne cinq enjeux internationaux majeurs en matière d'intelligence artificielle : un enjeu géopolitique, un enjeu militaire, un enjeu de gouvernance – donc normatif –, un enjeu de souveraineté et un enjeu démocratique.

S'agissant de l'enjeu géopolitique, afin d'éviter de sombrer dans les discours parfois hystériques que l'on entend ici ou là, il faut absolument garder la tête froide et mener un travail de déconstruction des récits, ces « narratifs » qui viennent d'ailleurs en partie de la Silicon Valley. De manière pragmatique, les enjeux géopolitiques de fond portent simplement sur la rivalité entre les États-Unis et la Chine autour de la question des systèmes d'intelligence artificielle (SIA), en particulier ceux à usage militaire. Ce qui se joue ici est en effet le leadership et, plus largement, la recomposition de l'échiquier géopolitique.

De ce point de vue, la question technologique, en particulier l'intelligence artificielle, est absolument nodale dans cette rivalité. De manière méthodique, il faut déconstruire l'IA selon sa chaîne de valeur. En amont, se pose ainsi la question des semi-conducteurs, et notamment des semi-conducteurs à très fine gravure, qui cristallisent cette hystérisation entre les États-Unis et la Chine. Nous avons ainsi vu apparaître avec le fameux discours de Jake Sullivan du 22 septembre 2022 le concept de « dérisquage », qui a été atténué un peu plus tard par l'autre concept, plus européen, de « découplage ». En novembre 2023, les deux présidents Joe Biden et Xi Jinping se sont rencontrés à San Francisco et ont décidé justement de maintenir le canal de communication ouvert, notamment sur la question de la gouvernance de l'intelligence artificielle entre les deux blocs.

L'IA est donc un enjeu stratégique pour le leadership : un outil de soft et de hard power. ChatGPT véhicule ainsi des valeurs, des visions, un soft power américain. Sam Altman, le dirigeant d'OpenAI l'a dit clairement lors de son audition devant le Congrès, en mai 2023 : l'un des enjeux de la diffusion de ChatGPT et d'OpenAI porte, selon lui, sur la protection des valeurs démocratiques occidentales, sous-entendu les valeurs démocratiques américaines. S'agissant du hard power, il existe deux champs d'expérimentation actuels : l'Ukraine et évidemment Gaza, où les intelligences artificielles sont aujourd'hui à l'œuvre et permettent aux technologies américaines d'expérimenter un certain nombre d'outils et de logiciels.

Cet enjeu géopolitique et cette rivalité entre les États-Unis et la Chine se cristallisent autour de la question des semi-conducteurs – notamment l'entreprise Taiwan Semiconductor Manufacturing Company ou TSMC – et expliquent l'ensemble des mesures prises par les États-Unis pour bloquer ou freiner le développement chinois dans cette révolution que constitue l'IA. Ainsi, avant d'être un outil, l'intelligence artificielle est une infrastructure, un socle à partir duquel se déploie le reste, c'est-à-dire le fait politique, le fait militaire, le fait industriel, le fait économique et le fait social. Dans ce cadre, un continuum se met en place, par exemple à travers les réseaux sociaux, la désinformation et l'intelligence artificielle générative. Pour comprendre l'intelligence artificielle, il faut la penser en système, afin de pouvoir diagnostiquer ces nouvelles structures de pouvoir et de puissance qui sont en train de se mettre en place.

Ensuite, le deuxième enjeu est d'ordre militaire. Ainsi que Charles Thibout l'a évoqué, dès 2017, les plans quinquennaux chinois présentent l'ambition de la Chine de devenir la première puissance militaire de rang mondial en 2049. En réalité, la rivalité Chine – États-Unis a débuté en 2008, sous la présidence Obama, qui marque le début de la stratégie de pivot vers l'Asie et la fabrique d'un ennemi. De fait, la puissance américaine s'est souvent construite contre quelque chose. L'année 2008 marque ainsi le début d'une stratégie de containment. Dans ce registre, les scandales Huawei et TikTok participent de cette même logique de rivalité et relèvent de la sécurité nationale américaine. On retrouve cette logique dans l' executive order d'octobre 2023.

L'intelligence artificielle est aujourd'hui un carburant, un outil mis au service de la puissance de feu conventionnelle et classique. En Ukraine, l'IA est utilisée par les deux camps, les Ukrainiens étant très fortement aidés par les États-Unis, avec des technologies comme celles de Starlink, Palantir, Clearview AI, AWS, Google et Microsoft. La cyberdéfense ne peut être envisagée aujourd'hui sans le volet relatif à l'intelligence artificielle, à la fois pour créer, massifier la menace ou la contrecarrer. Plus récemment, le conflit entre Israël et le Hamas a montré aussi l'usage de logiciels d'intelligence artificielle pour du ciblage, comme en témoignent les révélations sur les logiciels Lavender ou Habsora.

La question philosophique de l'usage de ces nouveaux produits devient rapidement politique et géopolitique. L'IA ravive le vieux rêve impossible des « frappes chirurgicales ». En réalité, en fonction des dommages collatéraux qui sont acceptés, elles peuvent devenir littéralement des armes de destruction massive. Dès lors, se posent les questions de la responsabilité et de la gouvernance.

Enfin, les enjeux militaires portent sur la question des armes autonomes, dont la définition ne fait absolument pas consensus. De plus, au-delà de quelques vœux pieux et de livres blancs, compte tenu de la rivalité entre les États-Unis et la Chine, il n'existe pas de forte volonté de réguler ou d'interdire ce type d'armes. Je crains qu'il ne faille attendre, comme d'habitude, l'accident, le scandale et la mobilisation des opinions publiques pour que les lignes bougent. Quoi qu'il en soit, il s'agit de l'un des grands sujets de discussion sur la gouvernance internationale en matière d'intelligence artificielle. Il y a quelques jours, un sommet s'est d'ailleurs tenu à Vienne pour lancer un appel à la régulation des armes autonomes, sans que cela n'aboutisse pour l'instant à quelque chose.

Troisièmement, les enjeux portent sur la gouvernance internationale, et donc normative, de l'intelligence artificielle. Aujourd'hui, les instances multinationales véhiculent une vision très occidentalocentrée. La Chine, puissance technologique, conteste cette vision, qui serait accaparée par les démocraties occidentales, et en particulier par les États-Unis. Cette bataille normative sur les standards et les usages se joue actuellement, ce qui explique d'ailleurs la prolifération de sommets, de réunions, de commissions et de rapports. Deux scénarios principaux sont possibles à ce stade : une collaboration globale et internationale ou une fragmentation régionale. Il est probable que nous nous dirigions à très court terme vers quelque chose de mou, une « coopétition ».

Ensuite, en matière de gouvernance, il convient de souligner le rôle des BRICS – groupe constitué des Brésil, Russie, Inde, Chine et Afrique du Sud – et BRICS+ – groupe des BRICS élargis à l'Argentine, l'Égypte, l'Éthiopie, l'Iran, l'Arabie saoudite et aux Émirats arabes unis. Certains pays nourrissent ainsi de grandes ambitions, comme l'Inde, mais aussi l'Arabie saoudite et les Émirats arabes unis. Reste à savoir si ces pays parviendront à établir un agenda commun, en particulier au sein des instances multilatérales, dans la mesure où leurs intérêts diplomatiques et parfois géostratégiques ne sont pas toujours convergents et où certains sont rivaux, y compris en matière technologique. Une autre possibilité serait qu'ils fassent sécession. La question reste ouverte.

L'avant-dernier enjeu concerne la souveraineté, qui conduit à mettre en lumière la fameuse « troisième voie » européenne. J'estime à ce titre que la France est plus ou moins hors sujet. Malgré la multiplication de commissions et de rapports, notre système d'innovation national est illisible et nous éprouvons une difficulté culturelle à faire travailler le public et le privé, en dehors de la base industrielle et technologique de défense (BITD). Nous éprouvons également un problème de compréhension de la dualité de ces technologies, qui sont à la fois civiles et militaires. Or les stratégies gagnantes dans le monde sont généralement construites autour d'une fusion entre les mondes civils et militaires.

Le cinquième et dernier enjeu est évidemment démocratique. Au-delà de la question de la régulation, la loi européenne sur l'intelligence artificielle ( AI Act ) ne couvre pas véritablement le sujet, à part le watermarking, c'est-à-dire un marquage des contenus qui seront générés par les IA génératives. À ce titre, l'exemple argentin est particulièrement intéressant. À l'occasion des élections argentines, nous avons vu apparaître des cheap fakes, c'est-à-dire des deepfakes absolument grossiers mais qui n'ont pas réellement posé problème. Cette question implique à son tour des enjeux en matière d'éducation et d'acculturation, qui ne peuvent pas passer simplement par la législation.

Enfin, les acteurs nouveaux demeurent toujours un angle mort dans le débat public français ; les géants technologiques ou Big Tech américains ou chinois deviennent des acteurs politiques, géopolitiques, militaires à part entière. Il ne s'agit pas de les diaboliser ou de se réfugier dans un souverainisme complètement illusoire et fantasmatique mais plutôt de se demander comment travailler avec eux et où sont nos intérêts convergents, à condition de maintenir une souveraineté a minima sur les données les plus confidentielles, les plus sensibles ou secret-défense. Il s'agit là de champs entiers en discussion, qui demeurent ouverts et ne sont absolument pas clos aujourd'hui.

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