Tout d'abord, concernant l'effectivité des sanctions à l'égard de la Russie, nous pouvons dire que celles-ci fonctionnent. En effet, l'économie russe continue d'opérer grâce, essentiellement, aux revenus du pétrole et du gaz. Le pays s'affaire à créer une incertitude sur les marchés pour multiplier par dix les prix du pétrole. À cet égard, nous pouvons dire que ce ne sont pas les sanctions mais bien Vladimir Poutine qui est à l'initiative de cette flambée des prix, ce qui est par ailleurs en adéquation avec ses intérêts. En conséquence, les prix auraient continué à augmenter indépendamment des sanctions. Pour faire face à cette stratégie, un nouveau modèle énergétique est indispensable.
Vladimir Poutine est non seulement en guerre avec l'Ukraine mais aussi avec l'Occident. Ainsi, en dépit du prix de la guerre que nous payons aussi, nous devons continuer dans cette perspective.
À Prague, ce vendredi, nous allons prendre des mesures, avec les chefs d'État et de gouvernement, pour résorber cette augmentation des prix de l'énergie. Nous devons de surcroît continuer à infliger des sanctions, ce qui permet d'affaiblir la Russie de manière significative compte tenu de sa structure économique et industrielle. Par ailleurs, nous avons intérêt à réduire notre indépendance vis-à-vis d'un acteur qui a démontré son irresponsabilité.
En outre, nous devons avoir une réflexion sur la redéfinition des équilibres mondiaux. Ce qui se passe en Afrique m'inquiète particulièrement. En effet, nous étions en train de bâtir une relation très solide avec l'Afrique, certes non sans difficultés. Ces dernières apparaissent toutefois aujourd'hui au grand jour et tendent à altérer cette relation avec les Africains. Nous devons avoir une politique qui nous rapproche certes des Africains mais nous ne devons pas oublier de leur offrir des solutions pour mettre en lumière la prépondérance de ce partenariat. En effet, ils ont revendiqué leur droit de choisir dans cette guerre, et de ne plus forcément suivre les Européens. Notre aide envers l'Afrique doit de surcroît permettre de créer de la croissance stable et durable, et non pas des dépendances à l'instar des chinois qui financent certes des projets africains, mais ne se soucient guère de l'effectivité de leurs investissements.
D'un point de vue sécuritaire, nous devons soutenir les Africains pour qu'ils ne tombent pas dans le giron russe, que ce soit au Mali, en Centrafrique ou encore, plus récemment, au Burkina Faso. Ainsi, nous devons continuer à nous engager dans cette région.
La Russie s'est fortement rapprochée de la Chine. À terme, la première n'aura pas d'autre choix que de devenir un pays satellite de la seconde. En effet, la Russie peut devenir à la Chine ce que le Belarus est à la Russie.
L'attitude de la Chine lors du sommet de l'Organisation de Coopération de Shanghai est à souligner. Elle a été plutôt ferme avec la Russie, notamment en ce qui concerne la question nucléaire. La Chine demeure un partenaire incontournable et nous devons continuer à travailler avec elle, en dépit de certaines divergences.
Le troisième pôle de questions porte sur la sécurité. Nous sommes au début de notre travail en ce qui concerne la dimension militaire et la sécurité de l'Union. Nous avons fait un pas en avant très significatif avec la boussole stratégique. Celle-ci représente une vision du futur de la dimension militaire de l'Union. Nous avons vu dans les débats qui ont conduit à l'adoption de cette boussole stratégique que nous devons nous donner les moyens de créer une base industrielle commune pour le secteur de la défense. Je ne vois toutefois pas l'Union aller en Ukraine en ce moment, ce n'est pas notre rôle. Nous avons également fait un pas très significatif avec l'utilisation de la Facilité européenne pour la Paix (FEP). J'espère que, grâce à cela, nous pourrons désormais faire davantage sur d'autres théâtres, notamment en Afrique, où nous avons été jusqu'à présent très réticents pour financer des achats d'armement. C'est une situation complexe qui n'est pas linéaire.
Le quatrième pôle de questions est plus vaste et concerne, entre autres, la Communauté politique européenne (CPE) et l'élargissement vers la Turquie et les Balkans. La CPE est un nouveau cadre européen de référence. Je vais être très honnête : le futur de la CPE dépend de nous tous. Je suis d'accord pour ne pas avoir une approche qui soit purement communautaire, qui donneraient aux institutions européennes un rôle central dans ce processus. Mais je trouve également qu'il serait très difficile de faire avancer la CPE sans les institutions européennes, sans leur capacité de projection et d'organisation. La question se posera rapidement de savoir comment gérer ces mécanismes. Si nous gérons la CPE comme nous gérons le G7, il y aura des complications : sans les structures permanentes qui ont à charge la gestion de cette communauté, son essence peut se perdre dans le futur. J'espère donc que les institutions ainsi que le SEAE auront un rôle car elles détermineront le futur de cette communauté qui est très importante et utile.
Concernant l'élargissement, nous étions jusqu'à présent dans une logique binaire : soit un pays est membre de l'Union, soit il ne l'est pas. La CPE est un projet plus spécifique que l'espace économique européen. Nous parlons avec des pays très connectés au marché intérieur européen et nous devons arriver à importer nos règles et nos décisions. Cela n'est toutefois pas possible avec la Turquie ou avec le Royaume-Uni qui n'ont pas accepté d'intégrer notre législation. Il serait donc utile d'avoir un forum qui soit plus large, qui permettrait également de soutenir plusieurs pays qui ne se sentent pas prêts à intégrer l'Union mais qui ont intérêt à avoir une relation plus forte avec nous.
Je continue à penser que les Balkans sont une partie intégrante de l'Union. Je dois aussi dire que ces pays ont la responsabilité de faire les efforts nécessaires pour intégrer l'Union. L'Albanie et la Macédoine du Nord ont fait un très grand effort dans ce sens et je crois que la décision que nous avons prise est la bonne (le 19 juillet 2022, l'Union a donné son accord pour l'ouverture des négociations d'adhésion avec la Macédoine du Nord et l'Albanie). Toutefois, je ne vois actuellement pas cette volonté de faire autant d'efforts de restructuration dans d'autres pays des Balkans. Ces derniers doivent décider quelle direction prendre : on ne peut pas jouer en même temps avec l'Union, avec la Russie, avec la Chine et essayer de tout avoir en même temps.
La Turquie représente un vaste sujet. C'est un pays très important pour l'Union. Nous observons que la politique étrangère turque est devenue très forte. Nous ne pouvons pas banaliser l'importance des relations entre la Turquie et la Russie, et plus spécifiquement celle entre MM. Erdogan et Poutine. La Turquie joue évidemment un rôle significatif dans ce contexte régional. La Turquie cultive une position ambiguë, tant dans sa relation avec la Russie que dans son approche de la Méditerranée orientale. Avec le comité des représentants permanents, nous avons discuté aujourd'hui de cet « accord » entre la Turquie et la Libye (signé le 3 octobre 2022 et qui remet en question la souveraineté d'une partie de la Méditerranée), dont on ne connaît pas encore les contours. Cet accord a un impact dévastateur sur la Grèce, sur Chypre, et il y a ici une possibilité de déstabilisation régionale majeure. Vous avez également vu quelle était la position de la Turquie concernant l'adhésion de la Finlande et de la Suède à l'OTAN. La Turquie est donc un pays très important, un partenaire essentiel, mais aussi un partenaire complexe. Nous devons certainement bâtir un agenda positif avec la Turquie. Cependant, « it takes two to tango », soit « chacun doit y mettre du sien ».