Merci de me recevoir, et à travers moi d'entendre la Confédération paysanne sur l'objet de votre commission d'enquête.
En préambule, nous souhaitons rappeler notre définition de la souveraineté alimentaire, telle qu'elle a été établie par La Via Campesina et qui est reconnue internationalement : il s'agit du droit des peuples à choisir et à produire une alimentation saine et de qualité pour tous et pour toutes, avec une information et une éducation correctes sur ce choix. La priorité est donnée au rôle nourricier de l'agriculture, et il s'agit de sortir de la logique qui promeut l'insertion des produits agricoles dans l'économie mondiale.
Ce rappel préalable me semblait nécessaire car, si la notion de souveraineté alimentaire est au cœur des débats politiques actuels, elle n'est pas interprétée par tous de la même manière.
Quelles sont nos propositions ? La France dispose d'atouts pour maintenir sa souveraineté alimentaire grâce à son climat, au pouvoir agronomique et à la culture paysanne, mais aussi à une réserve de jeunes motivés par le métier de paysan. Pour eux, ce métier a du sens précisément parce qu'il consiste à nourrir les populations.
On peut aussi relever des failles, parmi lesquelles figurent l'accaparement du foncier par une poignée d'agriculteurs au service de l'industrie et l'artificialisation des terres agricoles – notamment en raison de la construction d'infrastructures, telles que les autoroutes, et de logements, en particulier dans les zones côtières.
La baisse du nombre de fermes est dramatique en France, puisque l'on est passé de 1 million de paysans à 400 000 entre les années 1990 et aujourd'hui. L'Agence nationale de sécurité sanitaire de l'alimentation, de l'environnement et du travail (ANSES) prévoit qu'ils ne seront plus que 270 000 dans les années 2030. Selon nous, c'est une catastrophe qui empêchera d'assurer une souveraineté alimentaire complète.
On peut aussi mentionner, parmi les failles, les politiques qui favorisent l'agrandissement des exploitations et la concentration de la production entre les mains de quelques-uns. On peut également regretter la concentration accrue des acteurs industriels, avec l'émergence de géants de la transformation des produits agricoles dans certaines filières, comme la viande et le lait. Il en résulte une captation de la valeur ajoutée par ces entreprises en situation de quasi-monopole, au détriment du travail des paysans et des paysannes, donc de leurs revenus. Le problème du revenu des agriculteurs était d'ailleurs au cœur de la colère agricole, et nous l'avons mis au premier plan de nos revendications.
On peut aussi déplorer l'absence de transition agroécologique et la disparition du pouvoir agronomique du fait de la réduction de la biodiversité et de la pollution de l'eau. Les sols sont de moins en moins productifs et il faut de plus en plus d'intrants pour maintenir une certaine productivité.
Tout cela fragilise la capacité de la France à garantir sa souveraineté alimentaire. On constate aussi une concurrence accrue entre la production d'énergie et la production agricole, tant pour obtenir du foncier qu'au sein même des exploitations agricoles, dans lesquelles cette production d'énergie représente une part croissante du revenu.
Enfin, du fait de l'industrialisation des modes de production, nous sommes très dépendants du pétrole, des engrais et des pesticides.
Il est selon nous impératif de sortir l'agriculture des logiques de marchandisation engagées depuis cinquante ans. Elles alimentent le commerce international et profitent aux géants de l'industrie, mais ne permettent pas d'atteindre la souveraineté alimentaire telle que je l'ai définie, c'est-à-dire nourrir les peuples avec une alimentation saine et de qualité.
Nous avons besoin d'indicateurs pour savoir comment nous situer par rapport à une souveraineté alimentaire nourricière. Le premier serait une mesure de l'accès effectif de la population à une alimentation saine et suffisante, avec, par exemple, une référence à la proportion de ceux qui souffrent de précarité ou d'insécurité alimentaire.
Il faut aussi se pencher sur les méthodes de production en vérifiant leur degré de durabilité, notamment au vu de la quantité des émissions de gaz à effet de serre et de l'évolution de la biodiversité.
Le maintien des droits des paysans est un indicateur important pour nous, de même que leur nombre et leur niveau global de revenu. On peut, pour cela, considérer la part des ménages agricoles vivant sous le seuil de pauvreté. Savoir que les agriculteurs et les agricultrices vivent correctement de leur métier est un critère important.
La facilité d'accès à la terre détermine aussi le nombre de paysans, puisqu'elle conditionne l'installation de nouveaux agriculteurs et le renouvellement des générations. C'est un problème majeur. Il est impossible d'imaginer une souveraineté alimentaire complète si le premier maillon de la chaîne cède. Or, je le répète, la situation est de ce point de vue catastrophique. Nous faisons face à une hémorragie. Le nombre de producteurs de lait a par exemple été divisé par cinq en quarante ans.
Ce renouvellement était aussi l'un des enjeux du projet de loi d'orientation agricole, lequel n'apporte selon nous aucune réponse à la hauteur du problème. Nous allons faire face à des départs massifs à la retraite dans les années à venir ; or il faut assurer le renouvellement des générations si l'on veut pouvoir espérer maintenir notre capacité de souveraineté alimentaire.
Autre indicateur : le rééquilibrage des échanges internationaux, mesuré par le taux de couverture de la consommation par la production nationale. Il convient aussi de prendre en compte notre dépendance vis-à-vis d'autres pays pour des produits qui contribuent à la production – comme le soja, qui vient compléter le maïs pour alimenter notamment les vaches laitières.
Enfin, il faut développer des systèmes alimentaires territorialisés à travers un maillage d'outils nous permettant de relocaliser la production et d'assurer une consommation de proximité. Nous devons évidemment nous appuyer sur les projets alimentaires territoriaux (PAT) et sur les acteurs locaux, les départements et les régions.
Certains outils collectifs devraient appartenir aux paysans : je pense notamment aux abattoirs, dont le nombre baisse de manière sensible. Comment peut-on espérer maintenir de l'élevage en France si les paysans et les paysannes ne peuvent pas emmener leurs animaux se faire abattre à proximité, en vue d'être consommés localement ? La concentration extrême dans le secteur des abattoirs est un réel problème pour les éleveurs.
Désormais, la question est celle des moyens que l'on se donne pour répondre à ces problèmes et au déclin, attesté par les indicateurs, de la souveraineté alimentaire.
Pour nous, il convient en premier lieu de revoir la gouvernance de l'agriculture afin de permettre à l'ensemble des partenaires – y compris les syndicats – d'infléchir les orientations grâce aux chambres d'agriculture et aux organismes de gestion du foncier agricole. Ce n'est pas le cas, car la répartition opérée lors des élections professionnelles n'est pas faite correctement. Nous insistons pour que l'on adopte le scrutin proportionnel lors des élections professionnelles, afin qu'une meilleure représentativité permette d'orienter l'agriculture vers l'objectif de souveraineté alimentaire. Cela aura des effets sur l'ensemble des instruments de gouvernance de l'agriculture, qu'il s'agisse de la régulation du foncier ou des interprofessions, ainsi que sur le rapport de force dans les chambres d'agriculture. C'est fondamental.
Autre moyen : réguler les marchés. Pour cela, il est nécessaire de réduire la part des produits agricoles issus de pays tiers. J'en ai déjà parlé en évoquant l'exemple très éclairant du soja. On avance souvent que son importation permet d'atteindre une certaine productivité dans les fermes qui y ont recours ; mais si l'on rapporte aux litres de lait produits les surfaces qui ont été utilisées pour produire le soja importé, on s'aperçoit qu'il tout à fait possible de produire la même quantité de lait avec un modèle plus résilient et plus protecteur des ressources et de l'eau, tel le modèle de l'élevage à l'herbe.
Il convient aussi de contrôler la répartition de la valeur ajoutée, ce qui permettra de garantir un revenu à partir du prix. Il faut aussi procéder au contrôle et à la répartition des volumes.
Une fois encore, la filière laitière offre un bon exemple. Elle souffrira en raison de la diminution drastique du nombre de producteurs. Dès lors, comment assurer une production suffisante, à la hauteur de nos besoins ? Nous jugeons nécessaire un prix garanti assorti d'un contrôle et d'une gestion des volumes.
Les politiques de soutien agricole doivent aussi être revues ; aussi avons-nous beaucoup milité pour une réforme de la Politique agricole commune (PAC). Il faut tout particulièrement soutenir les petites fermes si l'on veut maintenir un maillage de paysans sur le territoire. Nous devons en finir avec les aides surfaciques de la PAC, qui favorisent l'agrandissement de la taille des exploitations et leur industrialisation tout en entraînant une baisse du nombre de paysans et de paysannes. Revoir la répartition des aides dans les politiques publiques, en particulier celles versées au titre de la PAC, devrait être une des mesures majeures et prioritaires.
Il est également nécessaire de mieux soutenir les secteurs en difficulté. Nous importons 50 % des fruits et légumes que nous consommons. C'est un vrai problème, qui résulte du fait que l'on a spécialisé notre agriculture et que sa production est de moins en moins diversifiée. Les fruits et légumes sont des aliments de base qui devraient être produits chez nous : il est aberrant d'importer la majeure partie de ce que nous consommons. Il faut donc soutenir ces filières en favorisant les modes de production vertueux, agroécologiques, qui protègent les ressources naturelles et donnent du sens au métier de paysan.
Pour assurer le renouvellement des générations, de vrais moyens doivent être donnés à ceux qui veulent s'installer. Nous recevons beaucoup de jeunes motivés par le métier d'agriculteur, et, désormais, moins de la moitié d'entre eux sont issus du milieu agricole. Mais il leur est difficile d'accéder aux capitaux et aux outils de production. Il faut aussi leur permettre de trouver du foncier ; or la course à la productivité et à la croissance des exploitations renforce le phénomène d'accaparement des terres. Il faut donc mieux réguler et partager le foncier pour permettre à ceux qui ont des projets d'installation de le faire facilement.
Faciliter la transmission des fermes est un enjeu majeur. Une grande partie des paysannes et des paysans sont proches de l'âge de la retraite et nous devons éviter que leur départ ne contribue au phénomène d'agrandissement des exploitations.
Des mesures fiscales sont nécessaires pour faciliter la transmission, de même qu'un travail en amont pour mettre en relation ceux qui partent et ceux qui souhaitent s'installer.
Nous devons aussi mener une véritable politique d'aménagement du territoire afin de concilier la production agricole et l'habitat dans les territoires ruraux. De plus en plus de jeunes souhaitent s'installer dans l'agriculture, y compris, parfois, en reprenant une grande ferme à plusieurs. Cette approche collective permet de partager les risques et les capitaux tout en limitant la pénibilité. Mais où ces jeunes peuvent-ils habiter ? On connaît la difficulté du métier et la longueur des journées de travail, et être paysan a davantage de sens quand on vit dans sa ferme. Pour rendre cela possible, il faut des outils de régulation et de contrôle de la spéculation immobilière. J'habite près de Saint-Malo, non loin de la côte, et l'on voit bien les problèmes causés à cet égard. Les jeunes n'ont pas les moyens de s'installer, si bien qu'il est impossible de maintenir un maillage de fermes au sein du territoire.
Il faut donc accompagner correctement ceux qui ont des projets d'installation et favoriser la diversité de ces accompagnements. Plusieurs organismes de formation et d'accompagnement interviennent déjà, mais il faut les soutenir de manière équitable afin que chacun trouve une structure qui corresponde à ses motivations. Nous connaissons beaucoup de jeunes qui souhaitent s'installer en mettant en œuvre des modèles qui répondent aux attentes de la société, qu'il s'agisse de l'urgence climatique ou du maintien de la biodiversité. Ils sont de plus en plus nombreux à vouloir une exploitation en bio ou en agroécologie paysanne ; pour les accompagner, la Confédération paysanne dispose d'un organisme qui œuvre en ce domaine.
Nous croyons beaucoup à la relocalisation de l'alimentation, au rapprochement de la production et de la population. Les gens ne savent plus comment ce qu'ils consomment est produit. Ce rapprochement est une nécessité écologique et économique, mais aussi pédagogique : les gens doivent être mieux informés pour se tourner vers les aliments sains et de qualité.
Les aliments produits grâce à la chimie et aux pesticides ont un coût, pour la santé et pour l'environnement. La dépollution de l'eau coûte extrêmement cher et on peut éviter les externalités négatives si l'on accompagne la transition agroécologique et les paysans – qui, en fait, ne demandent que cela. Il suffit d'avoir une vision claire et de fixer un cap pour les politiques agricoles.
Des collectifs de paysans se réapproprient des outils de transformation, dont des abattoirs. Cette démarche doit être accompagnée localement car elle crée du lien. La loi Egalim fixe à la restauration collective des objectifs d'utilisation de produits issus de l'agriculture durable ou biologique. Nous devons utiliser ce levier pour installer davantage de paysans et de paysannes qui en cultivent. Cela suppose des collectifs de transformation locaux qui puissent répondre à cette demande. L'ensemble doit s'appuyer sur une politique scolaire d'éducation à la cuisine et au goût, car tout est lié : c'est gagnant-gagnant pour la production agricole, pour la souveraineté alimentaire et pour la santé et l'environnement.