Intervention de Yves Crozet

Réunion du mercredi 10 avril 2024 à 15h30
Commission d'enquête sur le montage juridique et financier du projet d'autoroute a

Yves Crozet, économiste, maire de Saint-Germain-La-Montagne :

Madame la rapporteure, sans prétendre à l'exhaustivité, je me propose de résumer vos questions comme suit.

Quels sont les effets des infrastructures sur le développement local ? Existe-t-il un lien de corrélation entre les gains de temps et la croissance et si oui, quels exemples pourraient l'étayer ? Que peut-on en déduire dans le cadre du projet d'autoroute entre Castres et Toulouse ? Finalement, quels pourraient en être les effets ?

En réponse sur les gains de temps, que les économistes appellent « gains d'accessibilité », je vous propose de faire un rapide détour théorique en rappelant les travaux bien connus de l'ingénieur des ponts, Jean Poulit, lequel a longtemps défendu l'idée que les gains de temps pouvaient potentiellement générer des gains de PIB. Son raisonnement était le suivant. Sur une ville comme Paris, le nombre d'emplois accessibles en quarante minutes est très élevé, tout comme le PIB par habitant. Sur une ville un peu plus isolée, comme Guéret, le nombre d'emplois accessibles en quarante minutes est relativement faible, ainsi que le PIB par habitant. De ce constat, Jean Poulit a établi le lien de causalité suivant : l'augmentation du nombre d'emplois accessibles à Guéret, par la construction d'une autoroute par exemple, augmenterait automatiquement son PIB. Autrement dit, il suffirait d'augmenter l'accessibilité d'un territoire, sur une certaine durée, pour en augmenter la productivité et le niveau de vie. Telle est la base de cette croyance, qui mérite aujourd'hui d'être relativisée.

Les données publiées par l'Insee sur l'évolution du nombre d'actifs par zone, pour la période 1999-2019, montrent bien que, dans la vague de croissance économique de la région toulousaine, et comme le soulignait madame la rapporteure, la ville de Castres a plutôt été oubliée. En approfondissant néanmoins ce point, on s'aperçoit que certaines communes situées autour de Castres ont tout de même gagné des actifs, surtout sur la partie Nord-Ouest où se trouve l'autoroute qui rejoint Albi. On observe effectivement des impacts très nets sur les communes situées le long de l'autoroute entre Albi et Toulouse et un peu moins sur la ville d'Albi.

Le premier enseignement à en tirer est que les infrastructures de transport ont tendance à provoquer des déménagements au sein d'un territoire, sans forcément que ce soit un jeu à somme positive.

Je vous en livre quelques exemples.

Il y a une vingtaine d'années, nous avions mené une étude sur l'A75, toujours dans la suite des travaux de Jean Poulit. Là encore, il apparaissait clairement que l'autoroute avait créé de l'activité à sa proximité. Des entreprises s'étaient installées de part et d'autre de l'autoroute sur une bande de vingt kilomètres de large, mais en élargissant la bande à 60/70 kilomètres, on constatait que ces entreprises venaient en réalité d'une bande plus large. En somme, il n'y a pas vraiment eu création d'activité, mais déplacement des activités.

Un constat similaire avait été effectué autour de la gare TGV de Reims et de nombreuses autoroutes au demeurant. Tel fut le cas de l'autoroute A49, autre exemple, qui avait développé l'emploi à Grenoble et Valence, alors qu'au milieu, c'était plutôt l'implantation de quartiers résidentiels qui s'était développée. De la même manière, l'arrivée du TGV Est, dans les années 2010, n'a pas impacté le nombre d'emplois d'une ville comme Metz, où il a d'ailleurs baissé, alors que celui de Nancy était resté stable. Je n'épiloguerai pas sur la gare Meuse-TGV, qui s'est avérée être une catastrophe. Enfin, une étude norvégienne de 2022, menée sur dix lieux différents, a également démontré que les autoroutes n'aboutissaient pas automatiquement à des niveaux de croissance soutenus.

Le constat est donc assez général. Une infrastructure de transport, quelle qu'elle soit, impacte les localisations sans que ces impacts puissent automatiquement être traduits en gains de produit intérieur brut, car il s'agit souvent de relocalisations.

J'en viens plus précisément à Castres et à votre région.

Les élus et ceux qui les conseillent adoptent souvent un raisonnement en termes de vases communicants, avec un vase de Castres qui serait peu rempli et un vase de Toulouse qui le serait abondamment. Selon la théorie des vases communicants, le vase peu rempli est censé attirer des éléments de celui qui l'est davantage. Or cette théorie n'est valable que si la pression est identique des deux côtés. Le vase de Castres est peu rempli, car la pression y est plus faible, c'est-à-dire que cette zone se caractérise par une plus faible capacité à créer de la productivité et de l'emploi. En conséquence, le risque est celui d'un mouvement de déménagement dans le territoire, avec un pôle d'emploi d'un côté (la région toulousaine en l'occurrence) et un pôle résidentiel de l'autre (autour de Castres). Le choix de s'intéresser au nombre d'actifs permet justement de mesurer ce type de mouvements.

La « zone d'emploi », au sens de l'Insee, regroupe plusieurs dizaines de communes autour de Castres, d'Auch et d'Albi. Depuis l'ouverture de l'autoroute vers Albi, il y a une trentaine d'années, le dynamisme observé à Albi est beaucoup moins net que celui de Castres. Depuis 2002, cependant, le dynamisme de l'emploi à Albi apparaît très faible, tout comme à Auch et à Castres. Autrement dit, une infrastructure, autoroutière ou ferroviaire, modifie le paysage, crée un certain nombre de choses, certes, mais de manière temporaire. Ainsi que je l'indiquai, la différence de pression et les dynamiques propres à chaque ville (Auch, Albi ou Castres) font que certains secteurs ne gagnent pas d'emploi. Statistiquement, la ville de Castres a globalement perdu des emplois, celles d'Auch et d'Albi se sont un peu mieux défendues, mais sans commune mesure avec Toulouse, où l'emploi a bondi de 50 %.

Tels sont les enseignements essentiels et de ce point de vue, il n'y a pas de miracle à attendre d'une infrastructure de transport.

Madame la rapporteure indiquait que les gains de temps et leurs effets pouvaient être discutables. Lorsque l'on gagne du temps, on a en réalité tendance à se déplacer plus loin. Les gains de temps dilatent en fait l'espace accessible.

Dans une étude de mai 2023, sur la distance domicile/travail des actifs de la région, pour la période 1999-2019, l'Insee a mis en lumière que la périurbanisation s'était effectuée à distance de Toulouse, à un peu plus de 25 kilomètres de cette ville. Du côté de Castres, les actifs ont plutôt choisi de s'installer en périphérie, notamment le long de l'autoroute, ce qui laisse à penser qu'ils y ont été incités par la mise en place d'une autoroute ou d'une route à deux fois deux voies.

En 2012-2013, lors de la commission Mobilité 21 à laquelle j'ai participé, nous avions fait la revue de tous les projets du Schéma national des infrastructures de transport (SNIT). Je me souviens très bien qu'il était déjà question d'améliorer la qualité de la liaison Toulouse-Castres, avant tout pour limiter les traversées des petites villes par la route nationale et pour des raisons évidentes de sécurité. Il s'agissait donc de régler des problèmes de contournement, sans que la solution d'une autoroute ait été préconisée. La carte de l'Insee montre bien que, depuis 1999, de nombreux actifs se sont installés sur le trajet de la route nationale 126, que ce soit pour travailler dans la région de Castres ou dans la région de Toulouse, ce qui traduit le souci de se rapprocher d'une route qui avait effectivement été améliorée. Sur cette région, l'impact essentiel des gains de temps a été la nouvelle diffusion de l'habitat sur le territoire.

En l'occurrence, l'amélioration de la liaison routière entre Castres et Toulouse créera évidemment des bénéfices en gains de temps pour les usagers (qu'ils soient de quinze ou de vingt-cinq minutes). Des entreprises vont aussi y gagner, notamment des entreprises de Castres qui auront la possibilité de rejoindre plus facilement le marché toulousain, d'y trouver une nouvelle manne de salariés ou de se rapprocher physiquement de Toulouse en demandant à leurs salariés de suivre le mouvement. Cela s'est largement observé dans la région lyonnaise, après la mise en place de la section de l'autoroute entre Lyon et Balbigny. Plusieurs entreprises de Cours-la-Ville (commune située dans les monts du Lyonnais) se sont rapprochées de l'autoroute sans forcément créer des emplois, mais principalement pour bénéficier d'un accès plus rapide à la région lyonnaise. Les impacts de l'autoroute sur l'emploi ont donc été modestes.

Certains actifs de Castres pourraient vouloir trouver un emploi plus proche de Toulouse et ils gagneront du temps. Certains actifs de Toulouse, à l'inverse, pourraient envisager un rapprochement vers Castres, puisqu'il y aura un bout d'autoroute et certains propriétaires fonciers en bénéficieront.

Il y a toujours des gagnants à ce type d'opérations, mais les gains individuels ne peuvent être généralisés et transformés en croissance du PIB, car ce sont essentiellement des relocalisations qui auront lieu.

Enfin, madame la rapporteure, je vous rejoins entièrement sur l'idée d'encourager d'autres mobilités et sur l'objectif de décarbonation, tout comme sur la nécessité de mesurer le degré d'artificialisation des sols dans les communes qui longeront l'autoroute.

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