Je vous remercie de m'accueillir au sein de votre commission aujourd'hui. Dans mes propos liminaires, je vais m'efforcer de m'inscrire dans une démarche holistique, en essayant ensuite de répondre à certaines des interrogations que vous avez soulevées dans vos mots d'accueil, monsieur le président. Je me concentrerai sur trois aspects de mon portefeuille : l'aspect purement industriel, l'aspect numérique et l'aspect relatif à la défense.
Tout d'abord, le commissaire au marché intérieur est à la fois le commissaire de l'industrie, de l'économie et des grandes et petites entreprises. Trois directions générales sont sous ma responsabilité : la direction générale du marché intérieur (DG Grow), la direction générale des réseaux de communication, du contenu et des technologies (DG Connect) et la nouvelle direction chargée de soutenir la compétitivité et l'innovation de l'industrie européenne de la défense (DG Defis).
À mon arrivée, j'ai commencé à réorganiser la DG Grow, dans la mesure où le marché intérieur était structuré autour de la direction des petites et moyennes entreprises (PME) – 94 % des entreprises européennes sont des PME – et de directions sectorielles – automobile, aéronautique, commerce, tourisme. J'ai donc souhaité adopter une approche fondée sur quatorze écosystèmes industriels, avec des secteurs au sens large. Par exemple, l'écosystème automobile est non seulement composé des quatre ou cinq grands groupes européens mais également les dizaines de milliers de sous-traitants qui le composent – soit dix-huit millions d'emplois directs et indirects –, les universités, les centres de recherche.
Au cours des cinq dernières années, nous nous sommes engagés dans une triple transition : la transition verte, la transition numérique et une nouvelle transition qui intègre une la notion de résilience, afin d'être stratégiquement plus autonomes. Vous avez eu raison, monsieur le président de souligner la subtilité de la notion de souveraineté, qui est perçue différemment en France, au Portugal, en Lituanie, en Estonie ou en Allemagne. Cette autonomie stratégique a pour objet de définir son destin soi-même.
Ensuite, le marché intérieur tel qu'il est organisé en Europe, sans frontières ni barrières, constitue une chance. Parfois, des barrières artificielles sont réinstaurées au gré de circonstances exceptionnelles comme cela fut le cas lors de la crise du coronavirus, afin de nous protéger contre ceux qui ne voulaient pas donner les masques ou bloquer les vaccins. Nous sommes aujourd'hui le premier marché au monde, qui représente 16 000 milliards d'euros de produit intérieur brut (PIB), ce qui attise naturellement les convoitises. Nous sommes ouverts mais, désormais, à nos conditions, comme j'ai voulu l'établir dès mon arrivée.
Sur les produits classiques, il existe des conditions de santé, de sécurité, des conditions normatives pour protéger les consommateurs. Il existe également d'autres conditions parce que certains types d'usages, de comportements, de produits ou de services peuvent comporter des risques et qu'il importe de pouvoir les organiser, afin de disposer d'un vivre ensemble compatible avec nos valeurs européennes.
Ce grand marché intérieur nous permet d'exercer des rapports de force avec nos partenaires. À ce titre, il me semble essentiel de souligner que nous sommes heureusement entrés dans l'ère de la fin de la naïveté. En effet, j'ai le sentiment que l'Europe, telle qu'elle s'est construite lors des soixante-dix dernières années, a été marquée par une forme de naïveté, en se focalisant sur le consommateur roi au détriment, finalement, de l'entreprise et des industries. Il est également vrai que nos amis britanniques ont beaucoup contribué à cette vision des choses.
Leur départ, que je regrette, a néanmoins permis d'ouvrir une brèche dans laquelle je me suis engouffré pour rebâtir cette capacité d'exercer des rapports de force équilibrés avec les pays et zones qui interagissent avec nous. Il peut s'agir de nos alliés, dont les États-Unis, qui ont de leur côté mis en place l' Inflation Reduction Act (IRA). Cette dynamique, qui avait déjà été enclenchée par Barack Obama, a été intensifiée par Donald Trump et poursuivie par Joe Biden. La Chine et la Russie, avec qui nous interagissions avant le conflit en Ukraine, opèrent aussi dans cette logique de rapports de force. Désormais, nous établissons clairement nos conditions et règles de réciprocité.
Les crises que nous avons connues les unes après les autres et qui, par définition, n'étaient pas anticipées, nous ont finalement appris à accélérer et amplifier cette notion d'autonomie stratégique. Lorsque j'étais en charge des vaccins, il a fallu accroître la capacité de notre outil industriel pour produire les vaccins ARN – à acides ribonucléiques. Cet épisode a permis de mettre en lumière l'importance des chaînes de valeur, notamment durant les crises.
Ces rapports de force ont notamment concerné ceux avec les États-Unis. Ainsi, des usines implantées sur le territoire américain appartenant intégralement à des entreprises européennes fabriquaient des vaccins ou des composants critiques. Jeff Zients, le coordinateur chargé de la réponse à la Covid-19 à la Maison Blanche, m'a un jour informé que le président Biden avait pris un executive order aux termes duquel les États-Unis bloquaient toutes les exportations tant que l'immunité collective ne serait pas atteinte. Je me suis alors retourné vers mes collègues du collège des commissaires et, après une discussion assez intense, nous avons décidé de mettre en œuvre des mesures miroir et nous avons bloqué des cargaisons à destination des États-Unis dans le port de Rotterdam. Finalement, les deux parties sont parvenues à un accord pour rouvrir les chaînes de valeur.
Cet exemple illustre bien ce que j'appelle la « nouvelle géopolitique des chaînes de valeur ». Nous vivons dans un monde qui ne va pas se fermer lui-même mais dans lequel les rapports de force seront de plus en plus prononcés entre les intérêts stratégiques des continents ou des pays continents. Le même phénomène est à l'œuvre en matière de transition verte ou de transition numérique, au sujet notamment des composants critiques des terres rares. Nous avons désormais cartographié les composants critiques dont l'Europe a besoin et nous agissons pour faire en sorte que ces chaînes de valeur restent ouvertes, quoi qu'il arrive.
Dans ce cadre, je me suis efforcé d'agir à partir de règlements plutôt que de directives, qui sont plus lentes à mettre en œuvre et rendent l'harmonisation et l'homogénéité du marché intérieur plus difficiles. Dans le domaine des semi-conducteurs, le Chips Act nous permet d'ambitionner de fabriquer sur notre continent plus de 20 % de la production mondiale, grâce à soixante-sept projets identifiés, soit 100 milliards d'euros d'investissement, dont une grande partie d'origine privée. Nous allons reconquérir une autonomie plus importante, non pas pour fabriquer tous les composants mais, une fois encore, pour améliorer notre rapport de force et ne plus être dépendants uniquement d'un fournisseur, notamment Taïwan s'agissant des semi-conducteurs. Nous menons par ailleurs la même démarche dans le monde de la santé. Grâce à nos écosystèmes industriels, nous avons progressé en travaillant ensemble, en créant des alliances bâties sur des partenariats, des concertations et des discussions.
Le deuxième volet de mon portefeuille concerne le marché intérieur numérique, qui n'existait pas lorsque j'ai pris mes fonctions. À l'époque, il y avait vingt-sept marchés numériques intérieurs et vingt-sept régulateurs. À juste titre, il est souvent rappelé que l'Europe a raté la première révolution des données, celle des données personnelles, qui a permis l'émergence, entre 2000 et 2010, des fameux GAFA – Google, Apple, Facebook, Amazon –, qui n'ont pas correspondu à des développements extraordinaires d'un point de vue scientifique : Facebook a été créée par un étudiant de première année à Harvard et consistait en une forme d'annuaire pour mettre en relation des personnes mais l'entreprise a rencontré le succès retentissant que nous connaissons car elle a immédiatement pu s'adresser à un marché unifié de 330 millions de consommateurs.
En conséquence, l'un des objectifs importants que j'ai poursuivis a consisté à donner les outils et moyens pour construire enfin un marché intérieur numérique globalisé avec des mêmes règles pour tous. Cet espace informationnel permet de créer de l'innovation, des valeurs, des richesses, en générant un nombre de données absolument incalculables, bien plus nombreuses que celle de la première vague. Je pense notamment aux données industrielles issues de l'activité humaine, de la mobilité, des entreprises et des usines qui génèrent des zettabytes de données.
Ces données doivent naturellement être organisées, structurées, attribuées et il s'agit de déterminer comment les partager et y avoir accès. Il s'agit tout simplement de créer des règles de droit dans cet espace numérique. Cette démarche s'est d'abord fondée sur le Data Governance Act, qui porte sur les données publiques. Désormais, il existe un règlement identique pour les Vingt-sept. Ensuite, le DMA a eu pour objet d'organiser des règles de concurrence normale pour éviter la création de monopoles, sur le modèle de ce qui existe dans l'espace physique : l'objectif consiste ici à empêcher les effets d'éviction, notamment des très grandes plateformes. Le DSA a par la suite été établi pour organiser la vie sociale, c'est-à-dire transposer dans l'espace numérique les règles de base existant dans notre espace physique.
À ce titre, l'Europe constitue aujourd'hui le premier marché numérique du « monde libre », soit une fois et demie le marché américain. Nous organisons la supervision des plateformes lorsqu'elles sont systémiques, sur le modèle de la supervision bancaire : les banques systémiques sont régulées au niveau européen, les autres le sont au niveau national.
Nous avons ensuite mis en place le Data Act, qui permet de gérer l'attribution des données. À ce sujet, je tiens à rappeler que ces dispositions n'émanent pas de décisions unilatérales de la Commission, elles sont prises au terme d'une procédure démocratique, au niveau européen. Nous disposons en effet d'un système bicaméral pour organiser la vie de notre continent européen, qui présente en ce sens des similarités avec le système américain. Le Parlement européen représente les peuples, à l'image de la Chambre des représentants aux États-Unis, et le Conseil européen représente les États, soit l'équivalent du Sénat américain. Pour sa part, la Commission ne fait que proposer des textes de loi, dont le Parlement et le Conseil s'emparent, pour les amender et les voter. Dans ce cadre, la navette parlementaire a pour nom le « trilogue », qui permet d'harmoniser les propositions pour ensuite aboutir à un texte unifié, qui est voté de façon identique dans les deux chambres. En résumé, le fonctionnement européen ne réside pas dans une technocratie mais repose sur une démocratie.
Le domaine de l'intelligence artificielle a fait l'objet d'une loi – l' AI Act – qui constitue un cas d'étude intéressant. La Commission avait proposé une législation uniquement fondée sur le risque, et plus précisément sur quatre risques sur lesquels il fallait établir des garde-fous. Le premier concerne l'interdiction du social scoring, un système de notation des entreprises et citoyens qui est en vigueur en Chine. L'interdiction concerne également l'utilisation de l'intelligence artificielle pour le recrutement ou dans la santé. Un certain nombre de précautions doivent également être prises lorsque l'on entraîne les modèles. Face à ces propositions de régulation fondées sur le risque, le Parlement a ajouté une dimension concernant les modèles très larges : les modèles de fondation et d'intelligence artificielle générative. Aujourd'hui, nous disposons enfin d'un espace informationnel totalement harmonisé : un espace numérique intérieur globalisé, qui offrira des perspectives très importantes pour le développement des activités.
Le troisième grand pan de mon portefeuille porte sur un sujet absolument essentiel, la défense, au niveau européen. Ce sujet est débattu depuis des décennies, depuis 1954 et le projet de communauté européenne de défense (CED), à l'époque ou M. Mendès-France était président du conseil de la IVème République. Je ne suis pas le commissaire à la défense mais le commissaire de nos industries de défense. La défense en tant que telle demeure entre les mains des États membres. En revanche, il est possible d'agir en matière d'interopérabilité et de production commune.
Une première pierre a été posée par le Fonds européen de défense, qui permet désormais d'investir en commun dans des applications de recherche et de développement en matière de défense. Pour pouvoir en bénéficier, quatre pays au minimum doivent s'associer et nous créons des synergies entre les États pour faire participer des entreprises, dont des PME – entre 20 % et 30 %. Malgré les « dividendes de la paix », l'Europe a réussi à préserver ses industries de défense. Désormais, nous disposons d'une vue globalisée et, pour la première fois, une autorité politique européenne peut voir ce qu'il se passe dans toutes les usines d'armement du continent, quand auparavant elles étaient jalousement cachées par chaque pays. Désormais, je peux m'y rendre, en compagnie du ministre de la défense du pays concerné. À ce titre, je me permets de nuancer les propos du président Bourlanges concernant les industries de défense : nous sommes allés beaucoup plus vite que les États-Unis en ce qui concerne les prises de décision.
Ainsi, la dernière décision américaine consistant à fournir 61 milliards de dollars d'équipements à l'Ukraine a nécessité dix-huit mois avant d'aboutir, dans la mesure où le système démocratique américain fonctionne moins bien que le système démocratique européen en ce moment. De notre côté, nous avons pris les décisions beaucoup plus rapidement et je vous avoue que je ne m'y attendais pas. Je rappelle qu'un engagement a été pris en mars 2023 de fournir un million de gros obus de 155 millimètres – format de l'Organisation du traité de l'Atlantique Nord (OTAN) – et de 152 millimètres – l'ancien format soviétique.
Nous avons réussi à préserver en Europe la quasi-totalité de tout ce dont nous avons besoin en matière de défense. Nous savons tout fabriquer en Europe : des porte-avions, dont des porte-avions nucléaires ; des missiles hypersoniques, sol-sol ou sol-air ; des sous-marins, dont des sous-marins nucléaires ; les meilleurs avions du monde. Si la capacité de production a été diminuée, le savoir-faire et les usines existent. L'enjeu consiste donc, désormais, à augmenter cette capacité de production le plus rapidement possible.
Il s'agit non seulement de fournir à l'Ukraine les matériels dont elle a besoin pour se défendre mais également d'augmenter nos investissements en matière de défense. Désormais vingt-trois pays sur les Vingt-sept sont membres de l'OTAN, dont les deux derniers : la Suède et la Finlande. Tous ont pris enfin la décision de consacrer 2 % de leur PIB à leurs dépenses de défense, soit 140 milliards d'euros supplémentaires par an, à rajouter aux dépenses déjà existantes pour finalement atteindre en cumulé 400 milliards de dollars. Ce montant doit être comparé aux 64 milliards que la Russie y a consacrés l'année dernière.
Naturellement, nous souhaitons que ces investissements bénéficient de plus en plus à nos propres usines, qui doivent être aidées pour changer de paradigme, c'est-à-dire ne plus attendre d'avoir des commandes pour commencer à produire et travailler de plus en plus comme une industrie plus classique. Les États-Unis peuvent répondre plus rapidement aux besoins car ils sont dotés d'un mécanisme concernant les ventes militaires à l'étranger – le Foreign Military Sales ou FMS – : lorsque le gouvernement américain passe une commande, il réserve également un pourcentage en stocks, pour donner plus de profondeur à son industrie de défense et avoir la capacité de fournir et vendre aux pays qui pourraient en avoir besoin. Nous nous inspirons désormais de ce modèle, appelé defense readiness.
Par ailleurs, l'engagement avait a été pris de fournir à l'Ukraine un million de munitions entre mars 2023 et mars 2024. À cette occasion nous avons visité des centaines de sites existants en Europe. Le Parlement européen nous confié à une très grande majorité – à 80 % – une enveloppe de 500 millions d'euros pour sélectionner les sites les plus critiques, les plus importants, y compris dans la chaîne de valeur. Il s'agit là d'une première. Pour la première fois de son histoire, le Parlement européen a émis un vote pour donner à la Commission des moyens permettant à mes équipes de financer, en amont, l'outil industriel et d'être capables de monter en gamme. Nous avons retenu trente-et-un sites industriels dans treize États membres.
Lorsque j'ai débuté ce travail, en mars 2023, les États-Unis avaient une capacité de production de 300 000 obus par an. De notre côté, nous n'avions plus anticipé de guerres de haute intensité sur nos propres territoires. En dix mois, entre mars 2023 et janvier 2024, nous sommes parvenus à augmenter la capacité de production annuelle à un million d'obus, que nous avons fournis à l'Ukraine, selon trois mécanismes.
D'abord, nous avons utilisé la facilité européenne de paix, permettant à l'UE d'acheter ou de cofinancer pour moitié les munitions qui sont envoyées en Ukraine, en compagnie des États membres volontaires. Le deuxième mécanisme concernait les donations bilatérales, qui ont été particulièrement notables de la part des pays à proximité immédiate des théâtres d'opérations ou de la Russie. Enfin, l'Ukraine a acheté sur notre base industrielle, comme elle le fait ailleurs, notamment en Corée du Sud.
Notre objectif consiste aujourd'hui à augmenter la production de notre base industrielle lors des dix mois à venir et de la doubler pour atteindre deux millions d'obus chaque année et d'en fournir à l'Ukraine. Sur ce segment, nous sommes passés en « économie de guerre », en augmentant la taille des équipes, en créant des stocks communs, notamment pour les composants les plus critiques comme la poudre ou le trinitrotoluène (TNT). Si cette production demeure insuffisante et doit être accélérée, la mécanique est néanmoins lancée. Dans ce domaine, les États-Unis sont assurément très en retard par rapport à nous.