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Intervention de Anne-Clémentine Larroque

Réunion du mercredi 10 avril 2024 à 11h00
Commission des affaires étrangères

Anne-Clémentine Larroque, historienne, maître de conférences à Sciences Po :

Ces trois dernières années, je me suis concentrée sur deux régions particulièrement touchées par le terrorisme islamiste, avec des répercussions indirectes en Europe : le Caucase et l'Asie centrale. Ces pays ont connu des phases de secousses après le délitement de l'Union des Républiques socialistes soviétiques (URSS). Cela a été le cas au Tadjikistan – comme cela vient d'être rappelé – mais aussi de la Tchétchénie, à l'occasion des guerres contre la Russie. Les Tchétchènes avaient gagné la première guerre en 1995-1996, puis les Russes avaient réagi avec une grande violence. Pour faciliter son accès au pouvoir, Vladimir Poutine avait alors employé un narratif particulièrement explicite, affichant sa volonté d'aller « chercher les Tchétchènes jusqu'au fond des chiottes ». Toute la région s'est fracturée à l'époque, non sans conséquences pour l'Occident puisque les peuples nord-caucasiens – pas seulement des Tchétchènes – ont émigré massivement.

L'Asie centrale – composée des pays en « stan » –, c'est-à-dire le Kirghizstan, le Turkménistan, le Tadjikistan, l'Ouzbékistan et le Kazakhstan, se situe au Nord de l'Afghanistan et du Pakistan. Cette zone est propice à être instrumentalisée par Daech au Khorasan en raison des traumatismes qu'elle a vécus.

Ces deux régions ont chacune leur histoire mais elles ont aussi un passé commun avec l'URSS. Elles sont à l'origine d'actions très importantes en Occident mais aussi en Russie, avec notamment le dernier attentat en date du 22 mars. La communauté nord-caucasienne est responsable d'attentats en France, comme à proximité de l'opéra de Paris en 2018, l'assassinat de Samuel Paty par Abdoullakh Anzorov – un Tchétchène – ou encore l'attentat d'Arras commis par Mohammed Mogouchkov, le 13 octobre 2023, contre un autre professeur, Dominique Bernard.

Ces passages à l'acte nous invitent à réfléchir à propos de la radicalité éprouvée par des jeunes nord-caucasiens, et notamment à l'encontre de l'école de la République. On peut y voir une marque d'hostilité mais aussi un potentiel court-circuit entre leur radicalité issue de leurs coutumes, l'acquisition d'une idéologie djihadiste pas nécessairement présente dans la famille au préalable. Ces deux systèmes normatifs entraînent une réaction hostile au système républicain français.

Dans certains dossiers que j'ai pu examiner, j'ai pu remarquer des connexions entre le Caucase et l'Asie centrale. J'ai notamment en mémoire le cas d'une personne d'origine daghestanaise qui, à peine de retour de Syrie, est repartie directement en Asie centrale. Cette personne n'avait aucune connexion préalable avec cette région : elle venait du Daghestan et elle était installée depuis quelques années dans le centre de la France avec sa famille.

La connexion entre ces deux régions s'explique par un passé traumatique commun. Des ressortissants tchétchènes qui ont été interrogés ont indiqué qu'ils étaient conscients du caractère traumatique de leur passé, avec notamment la déportation par Staline, en 1944, de plus de 500 000 Tchétchènes et Ingouches en Asie centrale. La diaspora caucasienne a maintenu des relations avec sa région d'origine, ce qui peut être l'origine de similitudes entre des événements se déroulant dans le Caucase ou au Khorasan. Comme l'un des autres intervenants vous l'a expliqué, l'État islamique au Khorasan existe depuis 2015, tandis que l'Émirat du Caucase fut fondé par Dokopu Oumarov en 2007, faisant suite à une première tentative infructueuse de Chamil Bassaïev de créer un État islamique en Tchétchénie. L'Émirat du Caucase est d'inspiration qaïdiste, avec la « victoire » d'Al-Qaïda en Afghanistan et les attentats du 11 Septembre.

Par ailleurs, en 2015, la Willaya du Caucase – c'est-à-dire la province du Caucase – est créée et absorbe une bonne partie des effectifs de l'Émirat du Caucase. Ce mouvement a bénéficié de l'influence galvanisante d'Abou Omar al-Chichani, dit Omar le Tchétchène, ministre de la guerre de l'État islamique, à qui des jeunes Tchétchènes radicalisés se réfèrent encore aujourd'hui.

Les régions du Caucase et d'Asie centrale présentent également des similitudes culturelles. Elles ont été toutes deux colonisées par les Russes pendant des siècles, avec parfois des mouvements de résistance, incarnés notamment par les écoles soufies. Je pense en particulier à la Qadiriyya pour la Tchétchénie mais il en existait d'autres en Asie centrale. Ces écoles ont résisté à la tentative de russification des territoires. La religion peut devenir une forme de résistance. Cet argumentaire peut trouver un écho chez les combattants djihadistes potentiels dans ces régions.

Les Russes essaient de contrecarrer ces potentielles attaques. Ainsi, Vladimir Poutine, en ramenant la famille Kadyrov dans son camp, a voulu montrer que des indépendantistes très musulmans pouvaient devenir pro-russes. En Asie centrale, cela passe par le renforcement des potentats locaux. Je pense notamment au Tadjikistan, avec Emomali Rahmon. Le Parlement a accepté qu'il soit président à vie et il est considéré comme le père de la nation. Comme Kadyrov, il a un rapport assez ambigu avec la religion car il doit l'incarner en menant une politique qui s'oppose aux islamistes radicaux et aux djihadistes tout en côtoyant des fondamentalistes.

Je rappelle que les Soviétiques ont imposé l'athéisme à des populations musulmanes pendant soixante-dix ans. Un tel contexte favorise la résurgence de la radicalisation.

Le cas de Gulmurod Khalimov est très intéressant à mes yeux. Je vous recommande à son sujet le très bon reportage diffusé sur Arte intitulé : « L'appel de Daech en Asie centrale ». Le numéro trois de l'antiterrorisme tadjik, qui commande des unités de forces spéciales, a décidé de quitter le gouvernement tadjik pour devenir ministre de la guerre de l'État islamique en 2015-2016, prenant la succession d'Abou Omar al-Chichani à la mort de ce dernier. Un Tadjik remplaçait ainsi un Tchétchène au sein du haut-commandement de l'État islamique. Ce n'est pas anodin.

La stratégie de propagande de L'État islamique à la mort d'Abou Bakr al-Baghdadi, fin octobre 2019, me semble intéressante. Le Conseil de la choura de l'État islamique a nommé un nouveau calife, Abou Omar al-Turkmani – « le Turkmène ». C'est la première fois depuis Abou Moussab al-Zarqaoui – un Jordanien – que l'organisation a nommé un non-Irakien calife dans cette région. Ce n'est pas anodin à mes yeux car, en 2017, certains ressortissants sont partis de France vers le Khorasan. Les dirigeants de Daech ont compris, alors que les batailles de Raqqa et de Mossoul étaient en cours, que le berceau initial était encore d'actualité.

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