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Intervention de Didier Chaudet

Réunion du mercredi 10 avril 2024 à 11h00
Commission des affaires étrangères

Didier Chaudet, directeur de publication et chercheur associé à l'Institut français d'études sur l'Asie centrale :

Dans le temps qui m'est imparti, je ne pourrai pas aborder tous les aspects liés à Daech au Khorasan mais nous pourrons approfondir certains sujets à l'occasion des questions. Tout d'abord, le Khorasan correspond à la zone orientale de l'Iran culturel, recouvrant toute la zone persanophone. Le Khorasan est lié à un hadith très probablement falsifié attribué au Prophète, qui a facilité la révolution abbaside à l'époque : il évoquait l'idée d'un drapeau noir qui partirait de cette zone persanophone pour marcher sur Jérusalem sans que personne ne puisse arrêter cette armée. Les Talibans afghans et pakistanais et tous les djihadistes de la région se sont approprié cette idée.

Pour l'État islamiste, le Khorasan correspond à une zone très mouvante. À l'époque de la création du mouvement, d'après les propos tenus par les combattants emprisonnés avec qui les chercheurs ont pu s'entretenir, en 2015-2016, le Khorasan était considéré dans son acception la plus large. On sentait déjà l'ambition du groupe, qui voulait frapper en Afghanistan, au Pakistan, en Iran et en Asie centrale. Puis au fil du temps et avec la perte de territoires en 2019 en Afghanistan, le Khorasan ne correspond plus qu'à l'Afghanistan et à la zone pashtoune du Pakistan, où le mouvement est en concurrence frontale avec les Talibans. Une scission a eu lieu à l'époque – un État islamiste étant censé se concentrer sur l'Est du Pakistan, un autre sur l'Inde et un dernier sur l'Iran – mais toutes les actions terroristes menées dans la région sont attribuées à l'État islamique au Khorasan.

Ce groupe s'est implanté antérieurement à la création même de l'État islamique, profitant de l'attrait pour la guerre en Syrie qui avait été suscité par Al-Qaïda à l'époque. L'objectif était de démontrer la capacité d'Al-Qaïda à mobiliser des djihadistes partout dans le monde. Les Talibans y voyaient un intérêt pratique : ils voulaient continuer à attirer les fonds provenant de la péninsule arabique – principalement d'Arabie saoudite et du Qatar. Ils étaient de moins en moins intéressés par le combat en Afghanistan. Leur but était de récupérer des fonds pour le combat en Afghanistan.

Les Talibans « canal historique », fidèles au mollah Omar et à ses successeurs, se sont opposés à cette idée, mais en 2011-2012, ils étaient assez affaiblis et ils étaient encore divisés. Ainsi, Al-Qaïda puis l'État islamique ont réussi à débaucher un certain nombre de commandants talibans, afghans et pakistanais en particulier. En 2014-2015 même les groupes qui acceptaient de coopérer avec l'État islamique en Afghanistan et au Pakistan se sont rendus compte qu'ils étaient spoliés de leurs commandants et de forces. C'est alors que la coopération a tourné en confrontation. Au début de 2015, l'État islamique au Khorasan est proclamé : ce groupe comptait entre 5 000 et 6 000 combattants à l'époque – les estimations sont toujours difficiles.

Comment l'État islamique a-t-il pu se maintenir sur place face à la compétition des Talibans et de la République islamique d'Afghanistan soutenue par les Américains et par leurs alliés ? Pour plusieurs raisons. Tout d'abord, l'EI-K a continué à cannibaliser un certain nombre de groupes, et notamment le mouvement islamique d'Ouzbékistan. Il a également coopéré avec d'autres groupes qui se sont éloignés pendant un temps des Talibans pakistanais comme par exemple le Groupe islamique armé (GIA) ou l'Armée des combattants libres. Ces groupes n'ont véritablement réintégré les Talibans pakistanais qu'en 2020. Le but de Daech au Khorasan a toujours été de coopérer avec d'autres groupes pour profiter de leur réseau avant de les cannibaliser. Je pense notamment aux suprématistes sunnites pakistanais. Leur idéologie était proche de celle de l'EI-K. Une autre force de ce groupe était son attractivité auprès des plus radicaux. Ce groupe refuse l'approche nationale et refuse donc de restreindre son cadre d'action à l'Afghanistan ou même au Pakistan. L'idée directrice est celle du choc des civilisations avec l'Iran considéré comme impie, le Pakistan considéré comme à moitié hindou, et les pays d'Asie centrale considérés comme des pions de la Russie. La guerre ne peut donc pas s'arrêter en Afghanistan, quoiqu'il arrive. Cela signifie que lorsque Daech au Khorasan a perdu des territoires entre 2017 et 2019 à l'Est et au Nord de l'Afghanistan, ce n'était pas véritablement problématique. Le mouvement a eu tendance à frapper plus fort et plus violemment car il n'avait plus besoin de plaire à une population. Son but était de plaire aux radicaux qui composaient ses forces.

Au vu de la situation actuelle, l'EI-K pourrait bien inclure beaucoup plus le Nord de l'Afghanistan et l'Asie centrale que le Sud. Les Pakistanais ont réussi à liquider ses principales cellules en 2015-2016 grâce à des actions anti-terroristes. Sa capacité de retour reste limitée. Le principal problème actuel des Pakistanais est le retour des Talibans pakistanais. Au Nord de l'Afghanistan, l'EI-K réussit à recruter, et encore davantage depuis l'arrivée des Talibans au pouvoir. L'EI-K représente une protection pour les non-Pashtounes, qui rejettent de plus en plus le régime des Talibans. Il peut s'agir d'islamistes ou d'anciens Talibans afghans. Il existe actuellement des tensions entre les Talibans ouzbeks et tadjiks, d'une part, et les Talibans au pouvoir à Kaboul, d'autre part. La situation pourrait devenir très vite intenable pour ces Talibans qui représentent des minorités ethniques.

Par ailleurs, depuis 2018-2019, des Ouzbeks des Tadjiks d'Afghanistan mais aussi venant de pays d'Asie centrale sont de plus en plus recrutés par l'EI-K. Ces recrutements ont commencé antérieurement au retour des Talibans au pouvoir et ils n'ont fait que se renforcer depuis. La propagande de l'EI-K est de plus en plus souvent exprimée en russe, en ouzbek ou en tadjik. L'objectif est d'attirer ces populations. L'EI-K a compris depuis longtemps que ces États d'Asie centrale étaient relativement faibles, et notamment le Tadjikistan. Le Tadjikistan, le Kirghizistan et l'Ouzbékistan ont connu de nombreuses difficultés au début de leur indépendance. Le Tadjikistan a subi une guerre civile et l'Ouzbékistan aurait pu en connaître une sans la politique extrêmement rude d'Islam Karimov dans la vallée du Ferghana. Le rêve de l'EI-K serait de créer un califat au Nord de l'Afghanistan et en Asie centrale. Ce n'est pas totalement impossible. Il sera important que les pays occidentaux gardent cela à l'esprit. Il ne faut pas sous-estimer ce groupe.

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