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Intervention de Marc Hecker

Réunion du mercredi 10 avril 2024 à 11h00
Commission des affaires étrangères

Marc Hecker, directeur-adjoint de l'Institut français des relations internationales (IFRI) et rédacteur en chef de la revue Politique étrangère :

Merci de votre accueil : c'est un honneur d'intervenir devant vous. La demande d'audition de ce jour m'est parvenue juste après l'attentat de Moscou. Elle est liée à cette actualité et au fait que le public a découvert – ou redécouvert – à cette occasion la branche de l'État islamique pour la province du Khorassan. Cette dernière avait déjà fait la « Une » de l'actualité en août 2021 avec un attentat particulièrement meurtrier à l'aéroport de Kaboul.

J'aimerais toutefois insister sur le fait que la résurgence de la menace terroriste dont nous allons parler aujourd'hui n'est pas un phénomène conjoncturel. Cette résurgence a quelque chose de structurel et, dans certaines zones – comme au Sahel –, parler de résurgence est même trompeur tant la menace s'y développe depuis des années.

La première chose sur laquelle je souhaite attirer votre attention est que la décentralisation de Daech – et avant elle d'Al-Qaïda – procède d'une stratégie.

Commençons, dans l'ordre chronologique par Al-Qaïda. Les documents retrouvés dans la dernière cache d'Oussama Ben Laden à Abbottabad, en 2011, ont permis de mesurer à quel point l'organisation avait été ébranlée par l'opération Enduring Freedom, déclenchée le 7 octobre 2001 par les États-Unis. Cette opération avait conduit au renversement du régime des Talibans, à la destruction des camps d'entraînement terroristes et à la neutralisation de nombreux djihadistes.

L'organisation d'Oussama Ben Laden avait alors misé sur une double stratégie de décentralisation pour survivre. D'une part, un investissement conséquent avait été réalisé dans la propagande sur Internet, de manière à susciter des vocations djihadistes, y compris dans les pays occidentaux. Une décennie plus tard, Daech a su porter la propagande en ligne à un niveau supérieur mais la voie avait clairement été ouverte par Al-Qaïda, qui avait déjà su transformer Internet en véritable plate-forme opérationnelle. D'autre part, la deuxième forme de décentralisation mise en œuvre par Al-Qaïda était une décentralisation régionale. Celle-ci s'est caractérisée par l'ouverture de « filiales » dans différentes zones : en Irak dès 2004, puis au Maghreb en 2006-2007 avec Al-Qaïda au Maghreb islamique (AQMI) puis Al-Qaïda dans la péninsule arabique (AQPA) en 2009 ; puis Al-Shebab en Somalie a rejoint officiellement Al-Qaïda en 2012. On peut également mentionner Al-Qaïda dans le sous-continent indien (AQSI), qui a été créée en 2014.

Contrairement à Al-Qaïda, dont la stratégie de décentralisation a été progressive, la décentralisation de Daech a été pensée dès l'origine. Le califat proclamé à l'été 2014 se voulait mondial. Il a suscité dans les mois qui ont suivi des allégeances venant de différentes parties du monde musulman. Daech a structuré ce déploiement mondial en créant une « administration des provinces distantes ». Cette administration est devenue par la suite la « direction générale des provinces », elle-même divisée en neuf bureaux régionaux, allant du Levant à l'Asie du Sud, en passant par l'Asie centrale ou encore l'Afrique. Ces bureaux supervisaient eux-mêmes plusieurs provinces. Par exemple, pour ce qui concerne l'Afrique subsaharienne, on comptait deux bureaux régionaux – Maktab al-Karrar et Maktab al-Furqan – supervisant des provinces en Afrique de l'Ouest, au Sahel et en Afrique centrale. Cette structure évolue encore, en fonction notamment des rapports de forces. Par exemple, en 2022 a été créée une province du Sahel, alors qu'il s'agissait jusqu'alors d'une branche de l'État islamique en Afrique de l'Ouest.

Cette organisation en provinces avait été pensée dès l'origine comme un facteur de résilience. Dès 2016, les plus hauts cadres de Daech pressentaient que la perte du sanctuaire syro-irakien était possible, et même peut-être au-delà. Dans un discours de mai 2016, le porte-parole de l'État islamique de l'époque, al-Adnani, évoquait par exemple l'éventualité de la perte de Raqqa, Mossoul et Syrte. Il concluait qu'une telle éventualité ne signerait pas la défaite de l'organisation, celle-ci étant capable de survivre sans contrôler de territoires.

Que s'est-il passé après la perte du sanctuaire syro-irakien de Daech en 2019 ? Tout dépend bien sûr de la zone que l'on examine mais quelques tendances peuvent être identifiées. Je me contenterai d'en mentionner trois, faute de temps.

D'abord en zone syro-irakienne même, Daech n'a pas disparu. Les rapports successifs des comités de l'Organisation des Nations Unies (ONU) suivant les évolutions de la mouvance djihadiste internationale ont estimé que l'organisation terroriste avait conservé des milliers de combattants opérant en mode dégradé et que, par ailleurs, une partie des membres du groupe étaient repassés à la vie civile pour amasser des fonds en attendant des temps meilleurs. Même si les attaques ont été bien plus sporadiques certaines années, elles n'ont en réalité jamais cessé. Il faut en outre mentionner le fait que des milliers de prisonniers sont encore présents dans des prisons ou des camps, en particulier dans les zones kurdes du Nord-Est de la Syrie. La problématique du risque d'évasion a regagné en intensité depuis l'attaque de la prison al-Sinaa à Hassaké en 2022. Ce n'est pas la seule tentative recensée mais c'était de loin la plus spectaculaire. Tant que des milliers de prisonniers resteront dans la zone, le risque demeurera.

La deuxième tendance est relative à l'Afghanistan, où le retour au pouvoir des Talibans en 2021 a suscité de fortes inquiétudes. Je ne m'y attarde pas car ce sujet sera évoqué plus spécifiquement par les deux intervenants suivants.

Enfin la troisième tendance a trait au déplacement du centre de gravité de la mouvance djihadiste internationale vers le Sud, en particulier vers l'Afrique. La France a été focalisée sur le Sahel, faisant face jusqu'à la fin de l'opération Barkhane à la fois au Groupe de soutien à l'Islam et aux musulmans (GSIM), lié à Al-Qaïda, et à l'État islamique au Grand Sahara (EIGS). Jusqu'en 2019, on observait une exception sahélienne : Al-Qaïda et Daech avaient tendance à s'éviter alors que sur les autres zones, ces deux groupes se livraient à des combats fratricides. Puis cette exception a pris fin, même si l'on constate depuis plusieurs mois la capacité du GSIM et de l'EIGS à cesser les affrontements inter-djihadistes pour se focaliser sur d'autres cibles : armées locales, milices, mercenaires. Mais l'Afrique compte aussi deux autres fronts du djihad particulièrement actifs. D'une part, autour du lac Tchad, où des scissions ont touché le groupe historique Boko Haram, avec à la clef, l'affrontement de différentes mouvances liées au groupe Jama'at Ahl el-Sunna lil-Da'wa wal-Jihad (JASDJ) et à l'État islamique en Afrique de l'Ouest. D'autre part, l'autre front africain actif depuis maintenant plusieurs décennies est la Corne de l'Afrique, et plus spécifiquement la Somalie, où Al-Shebab reste considérée comme l'une des branches d'Al-Qaïda les plus puissantes. Des missions de l'Union africaine s'y sont succédé avec l'implication de pays comme l'Ouganda, le Burundi, l'Éthiopie et le Kenya. Par ailleurs, deux nouveaux foyers djihadistes sont apparus au Mozambique avec Ansar al-Sunna – qui a intégré la province d'Afrique centrale de Daech – et en République démocratique du Congo avec les Forces Démocratiques Alliées, dont le chef a également prêté allégeance à l'État islamique. L'apparition de ces deux foyers n'a pas laissé les acteurs régionaux ni internationaux indifférents. Des pays comme l'Afrique du Sud, le Rwanda ou l'Ouganda ont par exemple décidé de participer aux opérations militaires contre les djihadistes.

Je consacrerai les dernières minutes de mon intervention à vous dresser un état des forces djihadistes dans ces principaux foyers, c'est-à-dire là où ils se comptent par milliers. Je me base sur les derniers rapports onusiens en date du premier trimestre 2024.

Au Levant, nous constatons une forte attrition des émirs de Daech mais le nombre de combattants de l'organisation est toujours estimé entre 2 500 et 5 000 hommes. Une recrudescence d'activité est notée dans le désert de la Badia en Syrie – le mois de mars 2024 y a été celui où la mouvance islamiste a été la plus active depuis 2017 – et dans les zones de Kirkouk et des monts Hamrin en Irak.

En Afghanistan, le dernier rapport de l'ONU note une attrition importante des cadres intermédiaires de Daech au Khorasan, sachant que le nombre de combattants était évalué dans les précédents rapports à plus de 4 000. Par ailleurs, l'ONU relève la réouverture d'une demi-douzaine de camps d'entraînement d'Al-Qaïda en Afghanistan.

Au Yémen, Al-Qaïda dans la péninsule arabique est jugé en repli. Le groupe a annoncé la mort de son émir en mars 2024 mais ses effectifs sont encore estimés à environ 3 000 combattants. La propagande d'AQPA a par ailleurs connu une recrudescence notable, avec en particulier la reprise du magazine Inspire sous forme de vidéos.

Sur les trois fronts africains, la situation est la suivante : Al Shebaab, en Somalie, compterait entre 7 000 et 12 000 combattants et ses revenus annuels avoisineraient les 100 millions de dollars, issus de taxations illicites essentiellement ; l'État islamique en Afrique de l'Ouest disposerait de 4 000 à 7 000 combattants et les factions djihadistes adverses auraient entre 1 000 et 2 000 combattants; enfin, au Sahel, où le Groupe de soutien à l'islam et aux musulmans et l'EIGS sont présents, les combattants se compteraient par milliers dans chacune des deux organisations. Dans ce dernier cas, les rapports onusiens les plus récents ne comportent pas d'estimation précise mais nous sentons que ces groupes montent en puissance. L'EIGS s'efforce par ailleurs de montrer qu'il aurait des capacités de gouvernance. Ce mouvement s'est montré capable de manier le bâton mais aussi la carotte, en rouvrant des marchés ou en redistribuant du bétail. Simultanément l'EIGS maintient une main de fer sur certaines zones, avec par exemple le blocus de Ménaka.

Je ne peux conclure ce panorama sans évoquer brièvement deux points.

Le premier concerne l'impact de l'attaque du 7 octobre 2023 en Israël et de la guerre à Gaza qui s'en est suivie. Même si le Hamas n'appartient pas à la mouvance djihadiste internationale, on voit qu'Al-Qaïda comme Daech cherchent à tirer profit de cette situation. On note en particulier une recrudescence de leur propagande en ligne et des appels à conduire des attaques. Beaucoup de messages ciblent les juifs, mais pas uniquement. Dans son allocution du 4 janvier 2024, le porte-parole de Daech – Abou Hudaifa al-Ansari – appelle à viser aussi les chrétiens, les régimes arabes apostats et les chiites.

Le deuxième point concerne l'Europe, et plus spécifiquement la France. Une problématique essentielle est la manière dont l'instabilité internationale que je viens de décrire impacte notre pays. Cela renvoie au sujet du terrorisme projeté et du terrorisme téléguidé qui s'ajoutent à la menace dite « endogène » et au terrorisme d'inspiration. Le sujet sera sans doute abordé dans les questions et je me tiens donc à votre disposition pour tenter de répondre à vos interrogations sur ce point.

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