Intervention de Jean-Philippe Tanguy

Réunion du jeudi 21 juillet 2022 à 9h30
Office parlementaire d'évaluation des choix scientifiques et technologiques

Photo issue du site de l'Assemblée nationale ou de WikipediaJean-Philippe Tanguy, député :

– Merci Monsieur le Président pour cette présentation extrêmement complète. Pour répondre à mes collègues et poser clairement le cadre, non seulement nous défendons le nucléaire, mais nous pensons que la relance massive et urgente de la filière nucléaire, en France et à l'international, est la seule chance de respecter les accords climatiques, d'assurer le maintien du niveau de vie de ceux qui ont la chance de bien vivre dans le monde aujourd'hui ainsi que le développement de ceux qui n'ont pas la chance d'avoir notre niveau de vie.

Vous présentez un bloc européen. Il ne s'agit pas de créer une polémique sur l'Europe, mais objectivement je ne comprends pas pourquoi vous présentez un bloc européen alors que la France est une puissance nucléaire, avec une stratégie nucléaire propre depuis la quatrième République. Euratom aurait pu être un projet européen. D'ailleurs, Euratom devait être l'un des piliers de la construction européenne. La lecture du traité fondateur d'Euratom nous plonge dans un autre monde, le monde dans lequel nous devrions vivre d'ailleurs. Si nous avions suivi le traité Euratom, nous n'aurions aucun des problèmes que nous vivons aujourd'hui. Nous serions indépendants de la Russie et de l'Arabie Saoudite. Il est donc assez triste que le traité Euratom n'ait pas été suivi d'effet. Je pense qu'il serait important de reparler du traité Euratom qui existe toujours, qui est toujours en vigueur, qui est toujours signé et qui est toujours l'un des trois piliers, au même titre que l'espace économique européen unique et la politique de sécurité et de contrôle des frontières. Il est dommage d'oublier ce traité et notez que c'est un souverainiste qui appelle à la renaissance d'un traité européen. Nous pourrions l'utiliser contre l'Allemagne qui, entre-temps, a oublié qu'elle l'avait signé.

Sans faire polémique, je ne pense donc pas que nous puissions considérer l'Europe comme un bloc aujourd'hui. Malheureusement, il n'existe pas de stratégie nucléaire européenne, ou s'il y en a une, elle vise plutôt à nous ligoter. Certes, nous sommes contents de la taxonomie et il est très aimable de nous autoriser à utiliser notre propre argent comme nous le souhaitons, mais cela ne fait pas une stratégie de développement nucléaire. Objectivement, nous ne pouvons pas dire qu'il y a une vision. D'ailleurs, la vision européenne est plutôt qu'après la construction de quelques réacteurs, à terme, il n'y ait plus de filière nucléaire en Europe, comme c'est écrit dans la taxonomie. C'est contradictoire aussi avec la gestion des déchets à long terme, surtout si l'on défend, comme nous le faisons, un cycle fermé.

J'ai une vraie question de fond, une question ouverte. Vous dites que la transmutation n'est pas possible pour un certain nombre de déchets. S'agit-il d'une limite physique ou d'une limite de la pensée scientifique ? En l'état actuel des connaissances, savons-nous que nous ne pourrons pas faire ces transmutations, même compte tenu des progrès scientifiques à venir ? Ou bien affirmons-nous que nous ne le ferons pas parce qu'aujourd'hui nous ne savons pas le faire ? Ce sont deux attitudes tout à fait différentes. Malgré son instabilité, la quatrième République avait réussi à réaliser des travaux nucléaires monumentaux, dans une continuité parfaite. Cette force a complètement disparu des institutions, ce qui est dommage. Nous ne pouvons pas penser le retraitement des déchets nucléaires à la simple lumière de ce que nous maîtrisons aujourd'hui, ce qui me paraît être une aberration intellectuelle. Il y a 150 ans, nos prédécesseurs ne savaient même pas qu'un jour, il existerait une centrale nucléaire. Il faut avoir de l'humilité devant la capacité de l'humanité à faire des percées. Des personnes, notamment du CERN, m'ont expliqué sérieusement qu'il n'y a pas d'obstacle physique et scientifique, dans la durée, à la transmutation. Ce que vous dites sur l'Asie ou la Russie me fait penser qu'elles n'ont pas complètement tort, mais j'ai peut-être mal compris. Ma question est parfaitement ouverte, sans esprit de polémique.

Certes, des déchets ont été vitrifiés, mais si c'était une erreur, il ne faut pas la poursuivre. Imaginons que l'on puisse transmuter tout, que les déchets d'aujourd'hui soient des ressources de demain, ou à défaut d'être des ressources, soient potentiellement des matières que l'on peut rendre inoffensives. Je ne suis pas contre Cigéo, je n'ai aucune appréhension particulière vis-à-vis de Cigéo, mais en responsabilité, par rapport aux générations futures, dire que cette solution est la bonne parce qu'elle a été choisie et que nous ne pourrons pas changer d'avis en raison des efflux radioactifs, pose quand même question. En enterrant les déchets nucléaires, j'ai le sentiment que l'on enterre le génie nucléaire. Voilà ce que l'on a réussi à faire grâce à des génies, en si peu de temps, et nous ne savons plus trop quoi faire. Nous sommes peut-être dépassés par le génie humain. Nous enterrons tout et nous n'essayons plus de réaliser des percées scientifiques. Nous arrêtons Superphénix, nous lançons un prototype, nous l'arrêtons et nous le recommençons. J'ai l'impression d'une confusion, au sommet de l'État, entre ce que l'on sait faire aujourd'hui, ce que l'on pourrait faire demain et ce qui est bon pour l'humanité en général.

Je ne parle même pas de ce qui est bon pour la France, parce qu'au vu des enjeux climatiques, la question dépasse le cadre français. La guerre qu'a lancée la Russie en Ukraine est ignoble, mais je pense qu'il faudrait aussi songer que la coopération scientifique, comme le sport, la culture ou l'enseignement pourraient peut-être s'absoudre du pire. Je trouve dommage – d'ailleurs, les Américains ne le font peut-être pas autant que nous, notamment sur le spatial – que nous arrêtions des programmes de recherche qui ne sont pas liés au fait que la Russie soit dirigée par un dictateur. Il y a de très bons scientifiques en Russie qui ne sont pas responsables du comportement de leur gouvernement. Il y a certes des implications sur la filière scientifique, mais l'humanité n'a pas non plus le temps d'attendre que la Russie soit une démocratie. Je le dis aussi pour la Chine, ou pour d'autres régimes qui ne sont pas spécialement fréquentables.

La question suivante concerne la notion de filière. Je ne connais pas de filière avec six réacteurs et je ne sais pas ce qu'est une filière avec quatorze réacteurs d'ici 2050 ou 2060. Pour moi, la filière française, c'était 50 réacteurs en 30 ans, avec le plan Messmer. Notre petit pays a fait porter tous ses efforts sur une percée technologique, industrielle et économique, nous y sommes parvenus et nous sommes les seuls à l'avoir réussi, à notre échelle. Je ne vois pas comment un pays comme la France, avec son industrie actuelle, peut lancer autant de filières : une nouvelle filière nucléaire EPR2, une filière à neutrons rapides, des petits réacteurs, des éoliennes en mer, des éoliennes sur terre, du photovoltaïque, de l'hydrogène, des hydrocarburants, des méthaniseurs. Je crains que dans dix ans, nous n'ayons développé aucune filière parce que nous n'avons pas choisi. Le rôle de cette commission devrait être de choisir. Nos aïeux ont choisi et ont réussi. S'ils n'avaient pas choisi, comme d'autres, comme l'Allemagne, ils n'auraient pas réussi et ils auraient saboté le travail des autres.

Cette question de fond est liée aux déchets nucléaires. Le choix pour les déchets nucléaires est lié à la filière énergétique que nous allons choisir et aux choix que vont faire les autres. Le choix absolument incroyable d'arrêter la surgénération, après Tchernobyl, pour faire comme tout le monde, n'a pas été un choix scientifique, ni un choix humaniste, mais un choix comptable, à la petite semaine, qui a sacrifié vingt ans d'avance de la France. Un débat est à mener en urgence sur toute la filière. La façon de gérer nos déchets, c'est-à-dire potentiellement des ressources pour le nucléaire français, mais aussi le reste de l'humanité, doit se penser dans sa globalité. Nous ne pouvons pas agir seuls dans notre coin et attendre de voir ce qui sera fait dans vingt ans. La question de fond de la transmutation doit être intégrée dans une filière générale.

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