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Intervention de Benjamin Lucas-Lundy

Séance en hémicycle du lundi 6 mai 2024 à 21h30
Conséquences des bouleversements menés par le gouvernement en matière éducative

Photo issue du site de l'Assemblée nationale ou de WikipediaBenjamin Lucas-Lundy :

Le 6 décembre 2018, à Mantes-la-Jolie, un policier filme 153 jeunes, lycéens pour la plupart, parqués les mains sur la tête. Son commentaire : « Voici une classe qui se tient sage ». Ces images font ensuite le tour du monde. Interrogé, le ministre de l'intérieur de l'époque répond qu'il faut les replacer dans leur contexte.

Le contexte, justement, éclaire tout, madame la ministre. Les paroles de ce policier ne faisaient que traduire ce qui encore aujourd'hui transpire des discours verbeux sur le « retour de l'autorité » : l'appel à l'ordre, comme réponse aux convulsions d'une jeunesse qui refuse le destin qu'on lui assigne. Ce jour-là, à Mantes-la-Jolie, tout était dit.

Quel est donc le contexte, pour notre jeunesse et son école, depuis qu'Emmanuel Macron préside le pays ? Nous sommes à un moment de notre histoire où il nous appartient de redéfinir notre pacte républicain, tant la société peine à trouver le chemin de la concorde et de l'apaisement. Au fond, nous sommes appelés par les urgences du présent et les défis de l'avenir à redéfinir notre identité républicaine.

L'école est l'un des terrains – si ce n'est le seul – qui devient de façon limpide le champ de bataille entourant notre conception de la république et de sa matérialisation. Unis, les réactionnaires du canal historique de l'extrême droite et les néoréactionnaires sans mémoire adeptes de la novlangue qui nous gouvernent ont fait le choix de partager un diagnostic : la République – donc l'école et la jeunesse – serait malade d'un manque d'autorité.

Faisant fi des merveilles réalisées chaque jour par un personnel éducatif dévoué, ils nous présentent le système scolaire comme une institution gangrenée par la violence, qui n'apprend ni à lire ni à compter, où les enseignants sont toujours absents et qui est menacée par l'infiltration, voire l'invasion, de hordes fanatiques.

C'est CNews qui organise le débat éducatif avec des paniques surjouées, comme lorsque le Premier ministre répète à tout bout de champ qu'un enseignant sur deux s'autocensure. Gabriel Attal aurait dû s'apercevoir que ce taux de 50 % est issu d'un sondage commandé par une pseudo-publication, Écran de veille, qui se trouve être un instrument au service de règlements de comptes entre pays du Golfe.

Chacune des interventions gouvernementales – nous en avons eu l'illustration avec votre prédécesseure – est une publicité gratuite pour l'enseignement privé confessionnel, que le Président de la République et le Premier ministre connaissent bien mieux que l'école publique. Ceux-là mêmes reprennent en chœur le refrain du « c'était mieux avant », fantasmant une école d'autrefois qui n'a jamais existé. De quelle époque parlent-ils ? De celle où filles et garçons étaient séparés ? De celle où moins de la moitié d'une classe d'âge dépassait l'école primaire ? De celle où l'on pouvait fumer dans les classes et pratiquer les châtiments corporels ?

Si l'on regarde sérieusement, en s'affranchissant de vos caricatures, on s'aperçoit que l'essence de l'école a peu changé en cinquante ans : on y trouve les mêmes rythmes, les mêmes disciplines et les mêmes formes d'apprentissage. Toutes les réformes passées ont bien souvent concerné la périphérie et non le cœur, la relation enseignant-enseigné. Pourtant les élèves, eux, ont changé : ils ne sont pas confrontés au même monde ni au même environnement qu'en 1975.

Il nous faut donc examiner l'école d'aujourd'hui. J'affirme pour ma part que l'école est malade non d'un déficit d'autorité, mais d'un manque d'égalité. Voilà la divergence profonde qui nous oppose, madame la ministre, et qui, de fait, rend irréconciliables nos discours, nos visions, nos projets, nos aspirations et nos idéaux pour l'école et la jeunesse.

Pour nous, l'école ne constitue pas un assemblage de services offerts à des consommateurs, mais une institution qui nous fait tenir debout ensemble – c'est l'étymologie même du mot. L'école, c'est ce qui institue le vivre-ensemble, nous permet de faire société, grâce à la découverte quotidienne du faire-ensemble, à l'apprendre-ensemble. Apprendre, ce beau mot qui signifie tout aussi bien apprendre quelque chose à quelqu'un qu'apprendre quelque chose de quelqu'un.

Comme le soulignent toutes les enquêtes internationales, l'inégalité gangrène notre système éducatif. Tel un hôpital qui soignerait parfaitement bien les patients qui s'y présentent en excellente santé, il est l'instrument de la reproduction sociale. La France est l'un des pays – si ce n'est le pays – dans lequel l'origine sociale pèse le plus sur le destin scolaire.

Face à cette réalité, vous ne cherchez pas à rendre le système plus juste, mais vous accentuez, avec vos politiques, son injustice. Au fond, pour cette majorité, l'échec des élèves les plus en difficulté serait un frein à la réussite des meilleurs : c'est la traduction, dans le monde scolaire, du « ceux qui ont tout et ceux qui ne sont rien » ou du « Marche ou crève ! ». Cela posé, on peut expliquer tous les choix que vous avez faits pour l'école depuis 2017 et vos accusations de nivellement par le bas à l'encontre de ceux qui assument de vouloir élargir la base sociale de la réussite éducative.

J'ai pris avec mon groupe l'initiative d'inscrire ce débat à l'ordre du jour pour offrir à la représentation nationale l'occasion de réfléchir à l'avenir du système éducatif. Occasion trop rare car le temps politique court à perdre haleine, sans jamais se reposer ; il produit une avalanche de mots pour nourrir la bête de l'information en continu, quitte à en perdre la tête. Vite, une réponse ! Vite, un décret ! Vite, une réforme ! On compte une réforme de l'éducation en moyenne tous les trois ans… En prenant votre temps, madame la ministre, vous ne vous seriez pas trouvée dans l'obligation de rendre aux établissements scolaires les heures supplémentaires que vous leur aviez confisquées.

Oui, l'éducation, c'est aussi le temps long, en l'occurrence un débat de vingt-cinq siècles, qui commence avec les premières pages de La République de Platon. L'homme, écrivait Kant, n'est ce qu'il est que par l'éducation. C'est dire la place majeure que ce débat devrait occuper parmi nos préoccupations les plus immédiates. Ce temps long est aussi celui de l'apprentissage, celui que prend une nouvelle information pour s'articuler avec les anciennes, une sorte de sédimentation des savoirs.

Madame la ministre, prenez le temps ! Prenez le temps d'écouter les scientifiques et les acteurs de l'école, pour apprendre des erreurs passées et des expérimentations déjà réalisées. L'heure hebdomadaire de soutien et d'approfondissement – prévue, soit dit en passant, par la loi Haby du 11 juillet 1975 –, intégrée aux emplois du temps à la rentrée de septembre 2023, a déjà été supprimée sans qu'aucun bilan n'en ait été tiré. Des heures et des heures de concertation et de rencontres entre enseignants du premier et du second degré, pour un dispositif qui n'aura duré qu'un an. Bilan : les élèves de sixième perdront l'an prochain trente-six heures de cours, soit l'équivalent d'une semaine et demie de temps d'enseignement !

Tous les acteurs de l'école, par la voix de leurs représentants au sein du Conseil supérieur de l'éducation, ont marqué unanimement leur désaccord avec votre volonté de faire disparaître le collège unique en instaurant des groupes de niveau. Ceux-ci conduiront à l'assignation à résidence sociale et scolaire des élèves issus des familles les plus défavorisées – je pense à ceux des quartiers populaires de Mantes-la-Jolie, que j'ai évoqués en introduction.

Madame la ministre, écoutez ces spécialistes qui expliquent parfaitement comment, dans tout groupe homogène, dans un système qui trie autant que le nôtre, on reproduit selon une courbe de Gauss des faibles, des moyens et des forts. C'est ce qu'ils appellent la constante macabre. Quant au redoublement – au sujet duquel, pour faire plaisir à on ne sait qui, vous venez de faire une nouvelle proposition –, ils vous parleront de son inefficacité.

Madame la ministre, vous devez revoir votre copie. Nous avons des propositions concernant les trois chantiers majeurs qui nous attendent. Le chantier des moyens, d'abord – trop mal répartis et à bien des égards insuffisants. Il faut accepter la solidarité, traduction budgétaire de la fraternité, en concentrant les moyens là où ils sont le plus nécessaires. Il faut un « quoi qu'il en coûte » éducatif au début de la scolarité, quand se creusent des inégalités irréversibles. Il faut des postes, c'est la base. Si vous voulez rétablir l'autorité des enseignants, payez-les mieux ! Qu'ils obtiennent la reconnaissance qu'ils méritent, grâce à une rémunération digne et respectueuse de la place qu'ils occupent dans la société et la République !

Ensuite, le chantier de l'organisation du système éducatif et de la pédagogie – pour repenser la façon dont on apprend. Notre système a été conçu pour trier et sélectionner, votre infâme plateforme Parcoursup en atteste. Il faut penser un système de la réussite éducative pour toutes et tous, qui inclue plus qu'il n'exclue, qui valorise la progression constante plutôt que la notation permanente. Il faut repenser le travail personnel, cette culture des devoirs à la maison qui fait cruellement jouer les inégalités sociales et culturelles, donc scolaires.

Enfin, le chantier de l'alliance éducative – parce que l'école ne peut pas tout. Il faut des politiques sociales, territoriales et de services publics qui assument l'obsession de l'égalité. Il faut redonner à l'éducation populaire et au monde associatif toute leur place, bien loin de votre service national universel obligatoire, ringard et paternaliste. On n'impose pas l'amour de la République à la jeunesse par des chartes, des contrats, des injonctions. On le construit par la conviction, l'expérience, le fait d'en éprouver toutes les promesses. En définitive, l'école c'est la rencontre merveilleuse avec les promesses de la République – l'esprit, le savoir, le commun et l'intelligence –, qui permet l'émancipation, offre des outils pour maîtriser son destin et avoir prise sur celui de la nation.

À votre version à peine mise au goût du jour du « Sois jeune et tais-toi ! », nous opposons la promesse du « Sois jeune et épanouis-toi ! »

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