. – Monsieur le président, Monsieur le premier vice-président, chers collègues, je suis honorée et touchée que l'Office se soit penché sur un sujet qui résonne fortement en moi. Je suis originaire d'un monde insulaire situé dans le triangle polynésien bordé, au nord, par les îles Hawaï, à l'est, par l'île de Rapa Nui, connue sous le nom d'île de Pâques, et à l'ouest par Aotearoa, le pays du « long nuage blanc », plus connu sous le nom de Nouvelle-Zélande. Au cœur de ce triangle, la Polynésie française est constituée de 118 îles réparties en cinq archipels sur une surface équivalente à l'Europe continentale, et on y trouve l'archipel des Gambier, qui est sans doute, avec l'île de Pâques et la Nouvelle-Zélande, l'une des dernières terres atteintes par l'homme dans son exploration du Pacifique.
De 3500 avant Jésus-Christ à 1200 après Jésus-Christ, les populations dites austronésiennes parcourent et apprivoisent l'immense « moana Nui a Hiva », l'océan Pacifique, en se repérant notamment grâce aux étoiles. J'évoque les migrations polynésiennes pour qu'on se rappelle qu'il y a des populations liées à l'océan depuis la nuit des temps et que nous tous, ici, sommes bien liés aux océans.
En effet, ceux-ci fabriquent la moitié de l'air que nous respirons, nous leur devons une inspiration sur deux. Pensons-y. Ils absorbent un tiers du gaz carbonique que nous produisons. Pensons-y. Ils abritent 80 % de la vie sur la Terre, des micro-organismes aux gigantesques baleines. La faune qu'ils accueillent constitue le principal moyen de subsistance pour plus de trois milliards d'êtres humains. Pensons-y.
Leur protection et leur préservation sont primordiales pour notre survie et celle de nos descendants. Pourtant la biodiversité que renferment les océans est méconnue. On estime que seulement 10 % des espèces marines en zone abyssale ont pu être observées et étudiées.
Les défis liés à la science, à l'environnement et à l'économie sont colossaux, comme l'ont révélé les puissants qui, de tout temps, ont cherché à s'approprier des espaces marins et des ressources naturelles.
Dès le début des années 2000, les États se sont interrogés, dans le cadre de l'Assemblée générale des Nations Unies, sur la nécessité de protéger la biodiversité en haute mer. Le 19 juin 2023, en se rapportant à la Convention des Nations Unies sur le droit de la mer, un accord portant sur la conservation et l'utilisation durable de la diversité biologique marine des zones ne relevant pas de la juridiction nationale, connu sous le sigle anglais BBNJ (Biodiversity Beyond National Jurisdiction) a été adopté par consensus.
Si la France souhaite qu'il entre en vigueur pour la Conférence des Nations Unies sur l'océan qui se tiendra à Nice en juin 2025, l'OPECST, lui, apporte son petit corail au récif en présentant les raisons qui ont poussé à son élaboration et en rappelant les conditions à réunir pour assurer son efficacité.
L'audition du 29 février a montré que le BBNJ visait à combler les lacunes du droit international concernant la conservation et l'utilisation durable de la biodiversité marine en haute mer. Les écosystèmes marins profonds, peu explorés et vulnérables du fait d'espèces très longévives ou à faible renouvellement, attirent pour leurs riches ressources. La pêche industrielle en haute mer, pratiquée depuis des décennies, cible ces zones hors juridictions nationales.
La découverte de gisements de minéraux marins fait également peser des risques importants sur la biodiversité, s'ils venaient à être exploités.
L'exploitation des ressources génétiques marines en haute mer offre des opportunités prometteuses en pharmacologie et cosmétique, mais elle est actuellement dominée par dix pays dont émanent 90 % des demandes de brevets sur les gènes d'organismes marins.
Face aux convoitises que suscite la biodiversité en haute mer, la protection effective des zones ne relevant pas de la juridiction nationale est rendue difficile par des lacunes juridiques. D'une part, les activités en haute mer sont gérées par une multitude d'organisations et d'instruments sectoriels sans réelles consultation ni harmonisation mutuelles. D'autre part, si la Convention des Nations unies sur le droit de la mer oblige les États à protéger le milieu marin, y compris hors de leur juridiction, cette directive générale est peu appliquée et son contrôle complexe et onéreux du fait de l'éloignement des côtes.
Face à ce constat, les États membres des Nations Unies ont adopté, en juin 2023, le BBNJ, instrument international juridiquement contraignant, afin de renforcer la gouvernance des zones au-delà de la juridiction nationale.
Le BBNJ comble les lacunes juridiques dans quatre domaines : la création d'aires marines protégées, la réalisation d'études d'impact environnemental, l'utilisation des ressources génétiques marines et le renforcement des capacités des États en développement.
En ce qui concerne la création d'outils de gestion par zone, y compris d'aires marines protégées, le BBNJ prévoit que les États pourront désigner collectivement ou individuellement des aires protégées ou tout autre outil de gestion de zone. Afin d'éviter toute situation de blocage, les décisions et les recommandations peuvent être prises à la majorité des trois quarts des parties présentes s'il n'est pas possible de parvenir à un consensus.
En ce qui concerne les études d'impact environnemental, des seuils de déclenchement sont prévus et le BBNJ stipule qu'elles nécessitent la consultation des parties prenantes, la publication d'un rapport d'évaluation et la notification de toute activité entreprise.
Le BBNJ encadre les activités liées aux ressources génétiques marines et le partage des bénéfices découlant de leur exploitation. Un centre d'échange collecte les informations sur les activités liées aux ressources génétiques marines des zones internationales et génère automatiquement un identifiant normalisé de lot « BBNJ ». Il prévoit aussi le partage monétaire des avantages découlant de l'utilisation des ressources génétiques marines.
Enfin, il renforce les capacités des États en matière de développement et de transfert de technologies marines. L'objectif est double : diminuer les inégalités en recherche scientifique entre les États et accroître la capacité des pays en développement à satisfaire aux obligations de l'accord, notamment la création et la gestion d'aires marines protégées.
In fine, le BBNJ ouvre la voie à une gouvernance multilatérale, inclusive et prenant en compte les intérêts des États en développement pour garantir la conservation et l'utilisation durable de la biodiversité.
Le BBNJ accorde un rôle central à la science, à la fois comme outil d'aide à la décision et comme outil de coopération. La science joue un rôle clé dans la prise de décision par le biais de l'organe scientifique et technique composé d'experts dotés de compétences scientifiques et techniques. Les attributions de cet organe sont multiples. Il intervient à tous les stades d'existence des aires marines protégées, recommande des mesures d'urgence en cas de grave menace à la biodiversité en zone marine internationale et identifie les activités nécessitant une étude d'impact environnemental.
Par ailleurs, la science joue un rôle prépondérant comme outil de coopération, en particulier dans le cadre du renforcement des capacités et du transfert des technologies marines. Cela peut se traduire par le partage et l'utilisation des données, connaissances et résultats de recherche pertinents, ainsi que par l'élaboration de programmes de recherche et de développement.
Dans le cadre du partage des avantages non monétaires découlant des activités liées aux ressources génétiques marines, la science a également une place prédominante, que ce soit au travers de l'accès libre à des données scientifiques faciles d'accès et réutilisables ou au travers du renforcement de la coopération technique et scientifique.
Le BBNJ reste néanmoins le fruit d'un compromis, et l'efficacité réelle de cet accord est conditionnée à la levée de certains obstacles. Il s'ajoute à de nombreuses recommandations sur la navigation, l'exploitation des fonds marins et des ressources halieutiques. Son application devra donc concilier la conservation de la biodiversité avec les autres obligations conventionnelles, puisque toutes les conventions ont une valeur juridique équivalente.
Par ailleurs, l'exclusion des questions de pêche et des activités minières du champ d'application du BBNJ affaiblit considérablement l'efficacité des mesures qui pourront être prises pour la conservation et l'utilisation durable de la biodiversité marine dans les zones ne relevant pas d'une juridiction nationale.
Enfin, le BBNJ autorise toute partie qui s'opposerait à la création d'une aire marine protégée à être exonérée des contraintes liées à cette dernière.
D'autres obstacles, d'ordre procédural, devront être levés pour garantir l'efficacité de ce traité. D'abord, soixante États doivent le ratifier pour qu'il entre en vigueur. Les Palaos et le Chili l'ont fait et, dernièrement, les Seychelles et Belize les ont rejoints, mais la ratification rapide par les États membres de l'Union européenne et l'Union elle-même ne semble pas garantie. Le coût et la lourdeur de certaines procédures comme celles visant à créer une aire marine protégée ont été pointés par les intervenants. Les activités de recherche sur les ressources génétiques marines exigent aussi des moyens humains et financiers très importants.
Surtout, l'efficacité des outils du BBNJ dépend d'éléments importants dans leur mise en œuvre. Ainsi l'efficacité des aires marines protégées dépend de leur niveau de protection. Or les États ont tendance à privilégier la quantité – afin de respecter l'objectif des 30 % de mers et océans protégés – au détriment de la qualité. Le suivi et la surveillance des futures aires marines protégées sont indispensables pour garantir la mise en œuvre effective des mesures adoptées. Ce contrôle dépend actuellement de la capacité et de la volonté politique des États de contrôler les activités des navires qu'ils ont immatriculés.
Les études d'impact environnemental ne garantiront pas l'utilisation durable des ressources tant que les lacunes scientifiques sur l'exploitation minière en eau profonde ne seront pas levées.
J'en viens aux huit recommandations que je vous propose de formuler au nom de l'Office.
Première recommandation : œuvrer pour une entrée en vigueur rapide du BBNJ.
Deuxième recommandation : lors de la ratification du BBNJ par le Parlement français, nous devrons exiger l'activation de la clause de l'article 70 pour exclure l'application de certaines dispositions aux ressources génétiques marines collectées avant l'accord, afin d'éviter une insécurité juridique pour les collections de certains établissements de recherche français établies depuis des siècles. Le projet de loi de ratification devrait être présenté en conseil des ministres fin avril ou début mai.
Troisième recommandation : la France doit poursuivre son action de persuasion auprès de la communauté internationale, afin d'imposer un moratoire sur l'exploitation minière des fonds marins dans l'attente d'un progrès des connaissances scientifiques sur l'incidence des activités minières sur ces écosystèmes.
Quatrième recommandation : il est indispensable d'adopter une approche holistique de la conservation de la biodiversité. Concrètement, il faut veiller à ce que les décisions des États, y compris la France, au sein des organisations internationales soient cohérentes et visent la protection de la biodiversité en haute mer.
Cinquième recommandation : la France doit intensifier son effort de recherche pour l'exploration des fonds marins, notamment en concrétisant l'investissement promis de 300 millions d'euros prévu dans le plan France 2030.
Sixième recommandation : renforcer le niveau de protection et la surveillance des activités dans les aires marines protégées. Pour cela, il est indispensable de s'assurer de la capacité technique et de la volonté politique des États en matière de contrôle des navires battant leur pavillon. Cela peut passer par des coopérations interétatiques et le renforcement des contrôles portuaires. Au regard de la superficie de son domaine maritime, la France devrait être un modèle dans la création et la surveillance des aires marines protégées en privilégiant la qualité sur la quantité.
Septième recommandation : nous devons multiplier les démarches pédagogiques pour sensibiliser les populations et les générations futures à la conservation de la biodiversité en haute mer.
Huitième recommandation : l'État français doit impliquer davantage les outre-mer dans la mise en place du BBNJ. Les communautés insulaires entretiennent avec l'océan une relation qui favorise sa préservation. Elles sont également les premières intéressées par une protection efficace. Le gouvernement français gagnerait à associer les outre-mer à la protection de la biodiversité marine et à s'inspirer des pratiques traditionnelles comme le rahui pour assurer la conservation et l'exploitation durable des océans.
Par ces conclusions, je souhaite avoir éveillé votre intérêt et votre curiosité pour une lecture plus approfondie du rapport sur le BBNJ.
Je remercie l'Office ainsi que tous les intervenants qui ont participé à l'audition publique. Soyons tous convaincus que le travail effectué et la réflexion autour de ce sujet revêtent toute leur importance aujourd'hui et pour les années qui viennent. Restons réalistes pour être des acteurs constructifs à nos échelles, gardons une part de rêve pour croire que c'est possible.