L'échelle de la souveraineté et de la sécurité alimentaire est un bon sujet de réflexion.
Oui, l'alimentation est devenue une arme. Elle l'a d'ailleurs toujours été, d'une certaine façon, et des empires et des puissances l'ont toujours considérée comme un élément central de leur stratégie de souveraineté et d'indépendance.
Je suis frappé de constater à quel point nous avons besoin de coopération, face aux dérèglements climatiques, pour assurer la résilience des systèmes agricoles. En France, nous avons différents organismes, comme le Cirad, (Centre de coopération internationale en recherche agronomique pour le développement), l'Inrae (Institut national de recherche pour l'agriculture, l'alimentation et l'environnement) et d'autres, qui peuvent être des vecteurs de cette volonté de coopération, paradoxale dans un monde pourtant « décoopératif ». La raison devra l'emporter. Si le monde reste décoopératif, des questions d'alimentation se poseront dans des continents entiers, qui déstabiliseront l'ensemble de la planète. En stratégie française et européenne, nous pourrions être ceux qui affirment vouloir de la coopération : que le continent africain puisse se nourrir, cela nous intéresse.
Par ailleurs, la résilience touche à de nombreux domaines, à commencer par les facteurs de production : produits phytosanitaires, engrais, semences. Nous avons des leaders mondiaux de semences, qu'il serait utile de conforter en réfléchissant à leurs moyens de production, mais aussi à leur accès à l'eau. Limagrain a besoin d'eau pour développer des semences. Perdre des opérateurs de ce type serait tragique. En effet, il y aura toujours des leaders mondiaux de semence et je préfère qu'ils soient sur le continent européen et, mieux encore, en France. En l'occurrence, notre expertise de recherche et d'innovation est reconnue dans le monde.
Nous avons aussi besoin des nouvelles techniques génomiques, certes avec des balises. Cessons de croire que le continent européen est une île déserte. Les nouvelles techniques génomiques sont un outil puissant de résilience face aux dérèglements climatiques et de réduction des produits phytosanitaires.
Nous devons construire la résilience des systèmes. Dans certains territoires, la production agroalimentaire évoluera, du fait notamment du dérèglement climatique. Cela pose plusieurs questions : quelles productions peut-on développer, quels facteurs de production peut-on asseoir pour assurer un minimum d'agriculture ? Sans accès minimum à l'eau dans les Pyrénées-Orientales, il n'y aura rien. Il faut de l'eau pour que la vigne ne meure pas. Une vigne qui ne meurt pas, c'est de la résilience. Il ne s'agit pas de gérer l'eau dans une logique productiviste, comme certains le caricaturent, mais dans une logique de résilience du système – car si un pied de vigne ne résiste pas à la sécheresse, je ne vois pas bien ce qui y résistera. Nous devons donc réfléchir à l'organisation des systèmes et des outils de production. C'est du temps long, mais indispensable pour préparer la suite, une fois que nous serons sortis de l'urgence de la crise agricole.
Par exemple, pour les Pyrénées-Orientales, qui avaient une vocation d'arbomaraîchage, que peut-on maintenir, qu'est-ce qui doit évoluer ? Quelle sera la place de l'élevage, que pourra-t-on faire ou pas dans les zones de montagne, comment pourra-t-on réutiliser l'eau ? J'ai la volonté de construire sur ce territoire un modèle plus résilient – tout en prenant garde à ne pas construire des modèles sur des châteaux de sable.
Par ailleurs, la résilience se construit à toutes les échelles. Au niveau mondial et européen, nous avons besoin de travailler sur les engrais, sur l'énergie, mais aussi sur un dialogue commercial renouvelé, qui pose la question de l'agriculture comme un élément stratégique du débat – je rêve du jour où les échanges de certains produits évolueront parce qu'on aura fait le choix de défendre le produit agricole. Au niveau européen, nous avons aussi besoin de penser le moyen, dans la stratégie mondiale, d'assurer nos productions et nos voisinages, le tout dans un contexte de dérèglement. Au niveau national, il faut identifier ce que nous pouvons produire nous-mêmes, à des prix et des coûts qui soient dans l'ordre de la compétition européenne. Et nous devrions aussi pouvoir retrouver, au moins en partie, la tradition française des fruits et légumes que nous avons perdue en trente ans.
Un graphique comparatif des taux d'auto-approvisionnement montre que dans de nombreux secteurs, la France n'est pas autosuffisante. C'est ennuyeux s'agissant des fruits et légumes tempérés et de la viande bovine. C'est un problème s'agissant du soja, car cela nous met en dépendance. Je serais donc volontiers favorable, d'un point de vue stratégique, à ce que nous récupérions de la culture de soja. En revanche, nous sommes le leader mondial pour l'orge de brasserie et la poudre de lait écrémé.
En somme, nous avons besoin de penser des plans de reconquête en fixant des objectifs de production, de résilience et d'adaptation au dérèglement climatique, ce qui passe par une stratégie de décarbonation. Quand nous avons une production fortement excédentaire, comme pour la poudre de lait, nous pouvons envisager de faire évoluer notre modèle – rien n'est intangible. D'un autre côté, si nous sommes plutôt meilleurs que les autres dans ce domaine, il serait dommage de ne pas en profiter.
S'agissant du niveau local, autant j'ai du mal à me convertir au localisme, autant je considère qu'il est essentiel de savoir où s'approvisionner en cas de crise – ce que nous avons fait pendant le covid. La concentration urbaine est un fait, qui amène à devoir chercher sa nourriture chez les voisins. Les programmes alimentaires territoriaux présentent un intérêt de valorisation agricole tout en permettant de fournir le système d'ensemble – les cantines, la restauration. Les Bretons, par exemple, fournissent plus qu'ils ne produisent et heureusement, car la terre d'Île-de-France ne peut pas produire suffisamment pour l'ensemble de ses habitants. Aussi devrons-nous accepter d'envisager le localisme dans une version élargie – d'autant que, si l'on veut des pêches, mieux vaut les chercher dans le Languedoc-Roussillon qu'en Bretagne, le dire ne fait offense à personne.
Dans la stratégie de résilience que le ministère travaille à élaborer, la priorité est la construction de la chaîne alimentaire, en envisageant le pire pour l'éviter, ou pour l'anticiper. Le local peut avoir cette vertu, outre celle de mieux valoriser une partie des produits de certains territoires.