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Intervention de Marc Fesneau

Réunion du mardi 5 mars 2024 à 17h00
Commission de la défense nationale et des forces armées

Marc Fesneau, ministre de l'agriculture et de la souveraineté alimentaire :

Je suis heureux de retrouver cette commission, dont j'ai été membre en 2017, lorsque j'étais président de groupe. Je vous remercie de m'accueillir. Il est assez rare que le ministre de l'agriculture soit appelé à dialoguer avec la commission de la défense nationale. Cela montre que quelque chose a changé. Il est vrai que le covid, la guerre en Ukraine, le grand dérèglement géopolitique et le grand dérèglement climatique à venir soulèvent des questions qui relèvent de la défense nationale, de l'intérêt national et de la stratégie nationale.

J'identifie deux sujets, celui de la souveraineté et celui de la résilience, laquelle a été très éprouvée par le covid même si, bon an mal an, elle a trouvé son chemin.

Je commencerai par les sujets de souveraineté, dans un monde singulièrement inquiétant. Déjà en 2017, dans son discours de la Sorbonne, le président de la République avait parlé de « souveraineté alimentaire européenne ». En 2022, les vingt-sept États membres avaient affirmé la nécessité de réduire notre dépendance aux importations. Au-delà des mots, il faudra voir ce que l'on peut faire et ce qui a été fait ou non, en disant les choses comme elles sont.

La France reste le premier producteur agricole de l'Union européenne. Elle exporte toujours beaucoup, même si elle est passée du deuxième au cinquième rang mondial, par une perte nette d'export mais aussi en raison de l'émergence de nouveaux pays comme la Russie, l'Ukraine et plusieurs acteurs du continent américain, dont le Brésil – pays dont les surfaces ne sont en rien comparables aux nôtres. Aux États-Unis, le rendement de blé est de 30 quintaux à l'hectare, contre 60 pour nous. Mais, compte tenu du nombre d'hectares, ils font du volume même sans productivité forte. Les échelles ne sont pas les mêmes quand on parle aux Russes, aux Américains, aux Canadiens ou à d'autres. Lorsque ces puissances se réveillent, font de la productivité et luttent contre le gaspillage, souvent en début de chaîne comme c'était le cas chez les Russes, les effets sont visibles dans le marché mondial.

Notre place est donc plutôt dégradée, y compris du fait de l'émergence d'autres puissances. Nous souffrons aussi d'un certain nombre de dépendances aux importations dans plusieurs domaines, dont celui de l'alimentation animale. Notre dépendance au soja date d'il y a trente ans. Nous payons encore l'ouverture aux produits d'importation venus du continent américain permise par le GATT, l'accord général sur les tarifs douaniers et le commerce. Cette dépendance est problématique pour l'alimentation animale, mais aussi parce que le soja est parfois issu de la déforestation.

Même si nous sommes en interdépendance et si nous en exportons, nous sommes aussi en situation de dépendance pour les fruits et légumes, la volaille et les engrais azotés. La crise du covid et la guerre en Ukraine ont conduit à une envolée des prix de ces engrais, et mis à mal certaines capacités à produire. Or nous avons besoin d'engrais azotés. C'est un élément de souveraineté. Nous travaillerons cette année à retrouver de la capacité, en ayant des unités qui fabriquent de l'azote et en glissant de l'azote minéral vers l'azote organique.

Il faut encore citer les matières grasses, les additifs pour l'industrie alimentaire et le matériel agricole, même s'il s'agit plutôt d'une dépendance vis-à-vis d'autres pays européens.

Je n'oublie pas l'énergie fossile. La décarbonation est un sujet d'intérêt à la fois climatique et stratégique. Être à ce point dépendants pour le gaz et d'autres produits pétroliers nous place dans une situation de grand risque compte tenu des fluctuations à venir.

Toujours au sujet des vulnérabilités et des risques, le changement climatique entraînera, avec le cumul des sécheresses, des inondations et du stress thermique, une baisse structurelle des rendements. On parle peu du stress thermique, mais il y a des choses qui, à 40 degrés, ne poussent plus. Nous devons donc faire évoluer les variétés et, dans certains territoires, les assolements.

Troisième vulnérabilité, la maladie hémorragique épizootique qui frappe le sud de la France est une maladie du dérèglement climatique. C'est un sujet de grande préoccupation pour le ministère. Au-delà des mesures de court terme, nous devrons nous armer pour l'éviter – même s'il est compliqué d'empêcher les moustiques, qui en sont le vecteur, de voyager. D'autres maladies sanitaires que nous ne connaissions pas ou plus émergeront et feront peser des risques très lourds sur un certain nombre de productions. Cette contrainte sanitaire pourrait désorganiser puissamment plusieurs filières. Il suffit de voir ce qui s'est passé en Chine, en Pologne et en Allemagne avec la peste porcine, qui se trouve aujourd'hui à notre frontière italienne. Je travaille avec mes collègues italiens pour trouver des solutions mais, disons les choses comme elles sont, il est plus facile de barrer la plaine entre la Belgique et la France que de barrer la frontière italienne.

Un autre enjeu est celui du renouvellement des générations. Je ne m'arrête pas, mais c'est un sujet important.

La perte de biodiversité, corollaire du dérèglement climatique, fait également peser un risque à terme sur l'agriculture. Il ne faut pas les opposer : la biodiversité est un auxiliaire important pour l'agriculture. La pollinisation est un élément essentiel de la vie agricole. Nous devrons aussi travailler aux objets de biocontrôle, même si nous ne craignons pas un risque de déstabilisation par ce biais pour l'instant.

J'en viens au contexte particulier de la guerre en Ukraine. Alors que la crise du covid avait montré le dérèglement des chaînes de production et la dépendance aux facteurs extérieurs de production quand plus rien ne circule, la guerre en Ukraine met en exergue la stratégie russe, fondée sur l'énergie et l'agriculture. Tout le monde s'en était initialement moqué, considérant que le pétrole et les céréales étaient des objets du passé, mais la vérité oblige à reconnaître que cette stratégie n'était pas complètement erronée. Dans un monde marqué par le changement climatique et qui a 9 milliards d'habitants à nourrir, rendre les autres pays énergétiquement dépendants constitue un levier puissant de dérèglement.

Avec l'invasion en Ukraine, il ne faut pas sous-estimer les effets à venir du minage de territoires entiers de production agricole. Rendus impropres à la production, ces territoires ne seront plus cultivables avant leur déminage – situation que nous avons connue il y a quelques dizaines d'années. C'est une opération structurelle pour empêcher les agriculteurs ukrainiens d'y revenir : rien ne sera possible sans travaux, d'où les initiatives prises par l'Europe et par la France sur le sujet.

Par ailleurs, l'initiative initiale de Vladimir Poutine pour bloquer les voies d'exportation des céréales ukrainiennes par la mer Noire a donné lieu à l'instauration de corridors de solidarité, l'idée étant de stocker ces céréales sur le continent européen avant de les ressortir. Force est de constater qu'il est difficile de les faire ressortir, ne serait-ce que parce que les opérations de chargement et déchargement entraînent une hausse des coûts : les céréales ukrainiennes ont donc perdu en compétitivité.

Depuis, le corridor de la mer Noire s'est rouvert mais dans l'intervalle, le pouvoir russe a appliqué une stratégie de saturation par ses propres productions des marchés naturels de l'Ukraine, en particulier sur le continent africain, voire en Asie. Cette stratégie a abouti à une profonde désorganisation des marchés et aussi à des phénomènes opportunistes, en particulier dans le secteur de la volaille. Du même coup, la France a perdu plusieurs des marchés qu'elle avait sur le continent africain. En effet, sous couvert d'aide alimentaire, la Russie donne même des céréales pour saturer les marchés. Cependant, ces pays savent que, pour se nourrir, mieux vaut ne pas se retrouver dans la main d'un seul, a fortiori s'il peut être instable géopolitiquement. Sans doute y a-t-il donc des initiatives européennes à prendre pour réinstaurer des couloirs commerciaux. Bref, nous avons tout intérêt à permettre à l'Ukraine de retrouver ses voies commerciales naturelles.

Il convient également de savoir ce que l'on fait de l'Ukraine dans l'espace européen. C'est l'équivalent du Brésil, sur le continent européen. Autrement dit, avec l'Ukraine, nous avons le Brésil à nos portes. Elle compte des structures d'exploitation immenses et hypercompétitives, implantées sur un sol riche. Ces « terres noires », de 15 à 20 mètres d'épaisseur, ne s'useront pas avant longtemps. Notre stratégie doit donc être claire : l'Ukraine ne doit pas entrer dans l'espace européen tant qu'elle ne correspondra pas à nos standards de production, environnementaux et d'exploitation.

Dans ce pays, un petit agriculteur exploite 15 000 hectares ! Ces grands espaces ne sont pas le produit d'un affreux capitalisme mais de l'histoire, puisqu'ils se sont constitués après le massacre des populations agricoles par Staline : les structures agricoles ont été privatisées après la chute du régime soviétique, mais elles existaient déjà ; c'est la famine organisée de l'Ukraine qui a fait disparaître la classe paysanne dans ce pays. Les structures de 100 ou 150 hectares vont se trouver en difficulté – elles sont déjà plus atteintes par la guerre que les autres.

Quoi qu'il en soit, dans les conditions actuelles, l'Ukraine ne peut pas entrer dans l'espace européen. Mais elle sera toujours à côté de nous, produisant du blé, des céréales, des oléoprotéagineux, de la volaille à des prix compétitifs. Il me semble donc que, dans une stratégie bien pensée, nous devrions en faire un allié, pas pour venir sur notre marché mais pour être notre fer de lance dans la bataille mondiale de l'alimentation. Si l'on pense ce partenariat ainsi, il devient moins important que l'Ukraine soit dans l'espace européen ou en dehors, dès lors qu'on n'en fait pas un opérateur à elle seule de notre souveraineté nationale ou européenne. L'Ukraine est une puissance agricole, c'est un fait. La question est de savoir ce que l'on fait de cette puissance agricole dans l'espace européen. Si elle y entrait en revanche, il ne faudrait pas que certaines exploitations de 10 000 à 40 000 hectares perçoivent la PAC dans les conditions que nous connaissons !

En somme, en matière de souveraineté, nous avons besoin de travailler sur plusieurs sujets. D'abord, il faut réfléchir à ce que sont les éléments de souveraineté. Outre le plan de souveraineté pour les engrais, j'ai décidé d'en lancer un pour le blé dur. Le blé dur ne représente pas de grandes surfaces, mais il est hyperstratégique dans notre dialogue avec les Italiens et les Espagnols. Nous sommes une terre qui peut faire du blé dur, et elles sont peu nombreuses dans le monde. Il y en a un peu chez les Canadiens et les Américains, et bien sûr chez les Russes et les Ukrainiens. Or le blé dur est un aliment de base, y compris sur la rive sud de la Méditerranée. Il vaut donc mieux que ce soit nous qui le produisions plutôt que d'autres. Il en va de même avec les protéines végétales, qui présentent un intérêt environnemental, climatique et de souveraineté, ainsi qu'avec les fruits et légumes.

S'agissant de la PAC, son fondement n'a pas évolué : première politique intégrée européenne, elle a été conçue pour assurer l'approvisionnement en quantité puis, progressivement, en qualité à des prix rémunérateurs et maîtrisables. Mais il lui manque deux dimensions. La première est stratégique : l'alimentation étant désormais une arme, il faut se comporter en conséquence. Cela implique de sortir de la naïveté qui a prévalu dans les accords de libre-échange et dans la politique commerciale traditionnelle de l'Union, consistant à considérer que l'agriculture était une économie de pays pauvres et que nous pouvions produire de la haute technologie et des voitures et laisser d'autres nous nourrir. Ne sous-estimons pas ce qui s'est passé pendant trente ou quarante ans. Mais, dès lors que l'on considère que l'agriculture est une économie de souveraineté et la première des libertés, la PAC doit servir l'objectif stratégique de nourrir la population européenne et de penser son environnement. Si M. Poutine ou un autre décidait de mettre tel ou tel pays sous son joug alimentaire puis de le retirer, et si nous n'avions plus de capacités de production, d'immenses flux migratoires s'organiseraient. Quoi que l'on dise, les flux migratoires commencent souvent par la faim. L'agriculture est donc aussi une question de souveraineté à nos frontières.

Par ailleurs, nous sommes obligés de penser le monde avec une population croissante, une désorganisation géopolitique et un dérèglement climatique. L'an dernier, le continent européen a importé 20 millions de tonnes supplémentaires de céréales, en partie d'Ukraine et de Russie, en raison de la sécheresse suivie d'inondations en Italie et de l'intense sécheresse en Espagne. Nous devons disposer d'un système qui ne nous mette pas en tension au point de devoir importer 40 millions de tonnes de céréales en tout ! Cela ne nous concerne pas directement, nous Français, puisque nous sommes largement exportateurs. Mais nous devons y travailler, et la PAC doit penser ses objectifs dans une logique de dérèglement climatique.

Enfin, nous devons travailler à tous les échelons dans une démarche d'innovation – c'est l'objectif du plan France 2030 – et de planification. Nous devons faire évoluer nos modèles. Nous devons identifier les objets stratégiques en matière d'alimentation, étant entendu que gérer de l'interdépendance n'est pas la même chose que subir de la dépendance. En l'occurrence, les céréales sont une matière première agricole structurellement et historiquement d'une grande importance. Les engrais aussi. C'est d'eux que découle le reste.

J'en viens à la résilience. Le ministère de l'agriculture était peu rompu à l'exercice. C'est normal, puisque nous avons vécu quatre-vingts années sans nous poser la question d'une rupture de chaîne alimentaire ou de l'équivalent d'une grippe espagnole. Des cellules interministérielles de crise et de soutien ont été activées lors de la crise du covid, certes imparfaitement, et nous avons commencé à élaborer une stratégie nationale de résilience. Ces travaux viennent de démarrer, donc je ne pourrai pas encore en dire grand-chose.

Nous avons également besoin de réfléchir à ce qui se passera en cas de nouveau covid, de conflit, d'événement climatique majeur comme la crue de 1910 – car elle viendra. En effet, nous serons confrontés dans le futur à un problème de niveau d'eau. Nous avons fait des réserves d'eau en amont de la Seine, dans la Forêt d'Orient. Sans ces réserves artificielles, classées en Natura 2000, nous aurions déjà connu des épisodes compliqués. Nous n'en sommes pas passés loin en 2016. Faire face à un épisode majeur requerra de la souplesse et de l'agilité, y compris dans nos règles. Nous sommes en train de mener un travail de simplification pour rendre les procédures plus agiles. Par exemple, il est un peu dommage que les agriculteurs du Pas-de-Calais aient besoin de remplir un formulaire pour déclarer qu'ils ont été inondés : il y a assez de satellites pour documenter les inondations !

Notre prise de conscience est progressive, trop lente à mon goût. Il n'est pas anodin que le ministère ait la souveraineté alimentaire dans son titre. Cela m'oblige à rendre beaucoup de comptes sur le sujet alors que nous démarrons, mais ce n'est pas grave ! Nous avancerons. La souveraineté est longue à reconquérir. Pour retrouver une souveraineté en matière de fruits et légumes, il faut planter des arbres, transformer, former, trouver de la main-d'œuvre. S'agissant du blé dur, cela nécessite de la recherche, de l'innovation, de l'accès à l'eau et des agriculteurs qui croient à nouveau à cette filière. Tout cela requiert du temps. Cela dit, il faut bien commencer ! C'est ce que nous essayons de faire.

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