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Intervention de Philippe Ledenvic

Réunion du mardi 26 mars 2024 à 16h30
Commission d'enquête sur le montage juridique et financier du projet d'autoroute a

Philippe Ledenvic, membre de l'Inspection générale de l'environnement et du développement durable, ancien président de l'Autorité environnementale :

J'avais préparé un propos introductif et n'avais pas prévu de passer en revue l'ensemble des questions. L'objectif de mon propos introductif était de vous proposer une mise en perspective par rapport à ces questions. Une fois que je me serai livré à cet exercice, je suis prêt à approfondir les questions.

Ce propos introductif porte sur l'évaluation environnementale en général et des projets routiers autoroutiers en particulier. Il n'est pas spécifique à l'A69 mais il la concerne en grande partie. Je m'exprime en tant qu'ancien Président de l'Autorité environnementale, fonctions que j'ai occupées jusqu'à la fin d'octobre 2022. Mes propos s'appuieront donc essentiellement sur les travaux de l'Autorité environnementale, sauf lorsque nous évoquerons le cas échéant un rapport récent auquel j'ai contribué pour le compte de l'IGEDD. Je m'exprimerai alors en tant que rapporteur.

Avant tout, il me semble important de rappeler à cette commission que la transposition en droit français des directives relatives à l'évaluation environnementale a toujours été un sujet complexe. Les directives originelles de 1985 et 2001, portant respectivement sur les projets et sur les plans-programmes, n'ont commencé à être transposées qu'au milieu des années 2000 pour la première et en 2012 pour la seconde dans le cadre des lois Grenelle. Cette double transposition souffrait aussi de nombreuses imperfections. Les lois Grenelle ont permis de transposer plus correctement la directive projets en 2009 mais il faudra attendre 2016 pour une première transposition minimale de la directive plans-programmes.

Toutefois, de nombreuses dispositions législatives et réglementaires adoptées depuis 2018 constituent des régressions, principalement concernant les décisions au cas par cas. La France est actuellement sous le coup d'un avis motivé pour la directive projets depuis deux ans pour défaut d'objectivité de l'autorité chargée du cas par cas. En outre, les concessions ne sont pas soumises à l'évaluation environnementale alors que selon l'Autorité environnementale (AE), elles devraient l'être.

En France, la logique de l'évaluation environnementale est pour l'instant très difficile à intégrer dans le corpus législatif et réglementaire. Beaucoup de progrès ont été accomplis en une vingtaine d'années et de nombreux contentieux ont également eu lieu, mais la situation n'est pas encore totalement réglée.

On m'a souvent demandé quelle était la cause principale de ces difficultés. J'ai souvent répondu que la cause principale était la tradition culturelle française de décision verticale, quelle que soit l'autorité concernée. La décision est prise en amont et les évaluations et les éléments complémentaires deviennent alors difficiles à intégrer. Les apports de la démocratie environnementale à la décision publique sont le plus souvent niés et les évaluations ex ante et ex post sont perçues le plus souvent comme superfétatoires, voire inutilement chronophages. La jurisprudence a conduit à une meilleure prise en compte de l'évaluation environnementale, qui reste encore trop souvent perçue comme une étape inutile et un risque juridique, alors que dans les autres pays européens, elle est exploitée comme une aide à la décision. Compte tenu de ce contexte culturel, elle a dû trouver sa place dans un édifice juridique national complexe qui mériterait une mise en cohérence au regard d'une jurisprudence désormais de plus en plus éparpillée.

Je ne suis pas compétent pour évoquer la mise en concession et je concentrerai donc mon propos sur les deux autres étapes : la déclaration d'utilité publique et l'autorisation environnementale. Le droit de l'expropriation s'appuie sur le concept d'utilité publique et la théorie du bilan dégagée une première fois dans une décision du Conseil d'État de 1971. Le principe général veut que les avantages sociaux et économiques d'un projet doivent être plus importants que ses inconvénients. Au fil des dossiers analysés par l'AE, cette notion d'utilité publique apparaît de plus en plus aléatoire. J'illustrerai mon propos par trois exemples types.

Certains projets ont été reconnus d'utilité publique au cours des années 2010 alors que le Conseil d'État en avait jugé différemment à la fin des années 1990. Et pourtant les inconvénients de ces projets se sont accrus au regard du climat et de la biodiversité. Je peux citer le cas particulier de l'autoroute du Chablais. En 1998, le Conseil d'État a annulé la DUP de ce projet, considérant que l'utilité publique n'était pas constituée, et pourtant à la fin des années 2010, alors même que les inconvénients étaient encore plus forts qu'auparavant, ce projet a finalement été déclaré d'utilité publique.

L'AE a constaté par ailleurs que dans plusieurs dossiers de demande de déclaration d'utilité publique, des inconvénients importants ne sont même pas recensés, décrits et a fortiori aucune mesure sérieuse n'est définie. Comment peut-on attester que la balance entre les avantages et les inconvénients soit positive alors même que l'équation n'est pas écrite ? Là encore, à titre d'exemple, nous avons instruit il y a un an et demi le projet de déclaration d'utilité publique sur le contournement Ouest de Nîmes. La description de l'état initial montrait l'existence de nombreux enjeux de biodiversité et pourtant, aucune mesure d'évitement ou de réduction de ces derniers n'était proposée. La réponse des pétitionnaires était que ces aspects seraient pris en compte au stade de l'autorisation environnementale. Nous avons alors rappelé que la déclaration d'utilité publique se basait sur un bilan des avantages et des inconvénients. Or un pan entier des inconvénients n'était pas traité.

Enfin, certains projets évoluent très substantiellement entre la demande de DUP et les stades ultérieurs, parfois au bout de nombreuses années, sans qu'une nouvelle évaluation du bilan ne soit effectuée. Il est d'ailleurs intéressant de relever des hésitations de la jurisprudence sur ce sujet. Une décision de première instance porte sur le projet CDG Express. Un contentieux a émergé postérieurement à la DUP à propos de la validité de ladite DUP et un tribunal administratif avait considéré que les termes avaient changé. La Cour administrative d'appel a cassé ce jugement de première instance mais on voit bien que la durée de validité de la DUP et la nature des critères qui nécessiteraient un nouvel examen sont sujettes à débat.

Lorsque toutes les acquisitions foncières ont déjà été réalisées, cette question n'intéresse plus personne, alors que bien souvent, la majeure partie de l'investissement reste à engager et que les impacts environnementaux n'ont pas encore commencé. Des acquisitions foncières ont été réalisées grâce à des DUP remontant pour certaines à une vingtaine d'années mais les autres autorisations n'ont pas été obtenues (dans le cadre de la loi sur l'eau dans le passé, puis dans le cadre de l'autorisation environnementale). Lorsque l'autorisation environnementale est demandée une vingtaine d'années après la DUP, l'utilité publique n'est plus un enjeu puisque les expropriations ont déjà eu lieu. Mais pourtant, la plupart des impacts environnementaux ne se sont pas encore concrétisés et il n'est pas impossible que ces derniers s'avèrent plus importants que ce qui avait été anticipé. Le problème est que l'utilité publique n'est pas réévaluée avec un nouveau référentiel au moment où l'autorisation environnementale est demandée.

Je concentre à présent mon propos sur l'autorisation environnementale. L'autorisation unique au titre du code de l'environnement est une des simplifications du droit. Selon un principe du droit administratif français, il est indépendant de celui de l'utilité publique. Comme vos questions le soulignent, la problématique de l'articulation entre ces deux droits devient de plus en plus aiguë. L'évaluation environnementale a justement vocation à faire le lien entre les deux.

De tout temps, les maîtres d'ouvrage routiers ont considéré que le droit de l'environnement était subsidiaire du droit de l'expropriation. On assiste régulièrement à des tentatives de passage en force pour des DUP sans réelle prise en compte des enjeux environnementaux. L'enjeu le plus communément négligé est celui de la biodiversité. D'aucuns considèrent qu'une fois que la DUP a été obtenue, le projet ne peut pas être remis en cause pour des motifs environnementaux, position pourtant contraire au principe d'indépendance des législations.

Par ailleurs, l'évaluation environnementale est l'outil qui permet de faire le lien entre l'environnement, les autres droits et les autres autorisations. Celle des plans-programmes devrait permettre d'aborder les effets et incidences environnementales à une échelle globale, celle des projets ne devant alors être qu'une déclinaison plus précise projet par projet. En réalité l'évaluation environnementale des plans-programmes est souvent de mauvaise qualité, à hauteur de 80 % à 90 %, ce qui n'est pas le cas des projets. Dans le cadre de nos conférences de presse annuelles, nous n'avons pas constaté d'amélioration significative de l'évaluation environnementale des plans-programmes. L'évaluation des projets n'est censée être qu'une déclinaison plus précise projet par projet. Si l'évaluation des plans-programmes regroupant un ensemble de projets est de bonne qualité, il est logique de considérer que l'évaluation du projet découle de celle du plan-programme. En réalité, ce n'est quasiment jamais le cas en France. En réalité, l'évaluation environnementale des plans-programmes est souvent de mauvaise qualité et les concessions ne figurent pas dans la liste des plans-programmes soumis à une évaluation environnementale. En conséquence, dans les évaluations environnementales des projets routiers et autoroutiers, les émissions de gaz à effet de serre sont constamment traitées comme un non-sujet, étant donné que ce thème est ignoré à l'échelle des plans-programmes.

Je nuance mon propos à ce sujet car une évolution a été constatée au cours des trois dernières années. Une évaluation des émissions de gaz à effet de serre durant la phase de travaux est de plus en plus souvent proposée. L'objectif est alors de réduire lesdites émissions. Le bilan porte toujours sur quelques milliers ou dizaines de milliers de tonnes de dioxyde de carbone. Aucune compensation n'est proposée en revanche et surtout, la phase d'exploitation n'est absolument pas prise en compte. Les émissions liées au trafic des véhicules ne sont donc jamais évaluées. Je n'ai jamais vu un dossier routier aborder cette question sérieusement. Je pourrais citer des exemples particulièrement caricaturaux si vous le souhaitez.

L'autorisation environnementale doit respecter des conditions spécifiques. Je me concentrerai sur les deux principales, qui ont des conséquences légales et juridiques. La loi relative à la biodiversité de 2016 indique : « Les mesures de compensation des atteintes à la biodiversité visent un objectif d'absence de perte nette voire de gains de biodiversité. Elles doivent se traduire par une obligation de résultat et être effectives pendant toute la durée des atteintes. Elles ne peuvent pas se substituer aux mesures d'évitement et de réduction. Si les atteintes liées au projet ne peuvent être ni évitées, ni réduites, ni compensées de façon satisfaisante, celui-ci n'est pas autorisé en l'état. » Par ailleurs, les atteintes aux espèces protégées ou à des habitats d'espèces protégées doivent être justifiées par une raison impérative d'intérêt public majeur et par l'absence d'autres solutions satisfaisantes. La notion d'intérêt public majeur est radicalement différente de l'utilité publique. Un projet est déclaré d'utilité publique si la balance entre les avantages et les inconvénients est positive. L'intérêt public majeur s'apprécie à travers les effets positifs du projet : il convient de démontrer que le projet apporte un gain pour le public et qu'il est absolument indispensable à l'accès à ces bénéfices. La notion de bilan est alors absente. En substance, une atteinte à des espèces protégées peut être admise si le projet apporte un gain à la collectivité. Or pour la plupart des projets routiers qui sont soumis, et notamment pour l'A69, ce sujet doit être examiné dans le cadre de l'autorisation environnementale. Pourtant, des autorisations ont été accordées par l'AE alors que les dossiers présentaient des lacunes sur ce point.

En conclusion, tout ceci donne l'impression d'une érosion de l'État de droit au détriment de la protection de l'environnement. L'enjeu me semble au moins aussi important pour la démocratie que pour l'environnement.

Comment mieux prendre en compte l'évaluation environnementale ? L'AE a coutume de s'adresser à trois clients, voire même un quatrième par défaut. Son client premier est le maître d'ouvrage. Notre objectif est de faire en sorte que le projet réalisé soit le meilleur possible. J'ai été co-rapporteur du récent rapport de l'IGEDD sur la phase dite « amont ». La conclusion est qu'il est souhaitable de pouvoir questionner l'AE plus tôt sur un document moins complexe que l'étude d'impact finale, mais permettant encore au maître d'ouvrage d'apporter des modifications substantielles à son projet. Je note que les lois sur les énergies renouvelables et industrielles décalent l'avis tout à la fin de la procédure. Comment un maître d'ouvrage de bonne foi pourra-t-il prendre en compte sérieusement les recommandations de l'Autorité environnementale, notamment si elle présente un risque juridique pour son projet ?

Le deuxième client est le public, le client « démocratique » de l'AE. Alors que les avis de l'Autorité environnementales sont très largement reconnus et appréciés par les garants de débat ou de concertation (les commissaires enquêteurs et le public), le principe retenu par la loi énergie renouvelable de pouvoir initier l'enquête publique sans disposer de cet avis intégrateur de toutes les questions environnementales est contraire à l'objectif démocratique qu'il remplit pourtant à ce jour.

Le troisième client est l'autorité décisionnelle, c'est-à-dire le client in fine. Comme je l'ai indiqué en réponse à votre questionnaire, c'est finalement pour ce client que la situation française est la plus décalée par rapport à la plupart des autres pays européens. Dans de nombreux cas en France, les autorités décisionnelles ne tiennent aucun compte des recommandations de l'Autorité environnementale, ce qui est cohérent avec la pratique de décision verticale, y compris lorsqu'elle peut être contraire aux textes en vigueur. C'est le même principe qui est à l'origine du régime de dérogation accordé au Préfet, dont je note néanmoins qu'il semble avoir été utilisé avec parcimonie. C'est pour cette raison que je suis favorable à l'idée d'un avis conforme sur le minimum. Je pense qu'un avis conforme strict modifierait le rôle de l'Autorité environnementale. Elle ne jouerait plus le rôle d'expert consultatif mais elle deviendrait un auxiliaire à la décision, ce qui ne serait pas une bonne idée à mon sens, pour les raisons évoquées par Éric Vindimian. Un avis conforme au moins sur le minimum serait essentiel à mes yeux. Cet avis conforme porterait sur la qualité du dossier – l'objectif étant d'éviter que le public ne soit abusé par un dossier incomplet, voire malhonnête – et sur le traitement des enjeux importants. L'avis conforme ne peut pas porter sur toutes les recommandations mais il doit au moins pouvoir permettre de statuer sur l'utilité publique. Comment une décision d'utilité publique peut-elle être prise sur la base d'un dossier où des sujets liés à des obligations environnementales fortes sont ignorés, tels que les aspects de biodiversité ou de santé publique ? Le dossier devrait donc comporter des éléments de fond minimaux sur ces sujets. Telle est ma réponse à votre question sur la pertinence d'un avis conforme de la part de l'Autorité environnementale.

Enfin, le quatrième client, celui par défaut, est la juridiction administrative. Celle-ci fonde en effet ses décisions sur certains éléments de nos rapports. Par expérience, la jurisprudence prend en compte les évolutions législatives et réglementaires avec un certain délai (souvent plusieurs années) alors qu'un écart significatif existe entre les principes des directives européennes et le droit français. La jurisprudence est encore peu développée depuis les textes de 2016, globalement conformes aux directives.

La question des raisons impératives d'intérêt public majeur est en revanche fréquemment traitée par le Conseil d'État depuis quatre ans. Nous sommes restés très attentifs à ses avis sur les notions de raisons impératives d'intérêt public majeur. Des projets de ZAC ou de carrière ont été annulés car ce critère n'était pas satisfait.

Pourtant, comme indiqué plus haut, les concepts d'utilité publique et de raisons impératives d'intérêt public majeur sont interprétés très diversement par les juridictions de première et même parfois de second niveau. Une mise en cohérence me semble nécessaire dans de brefs délais au risque d'une perte de crédibilité de certaines juridictions et de soupçons d'interprétation plus politique que socio-économique ou environnementale. Nous avons affaire à un problème de crédibilité de même nature lorsque des travaux sont engagés sans que les contentieux aient été traités au fond. Que peut penser le public de la latitude d'une juridiction quand des investissements ont été largement engagés et que des dégâts irréversibles ont déjà été causés à l'environnement ?

Je suis à votre disposition pour répondre à vos questions.

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