Concernant la gestion d'éventuels conflits d'intérêts, les discussions sur les finances publiques sont très ouvertes. Je ne pense pas que le Haut Conseil ait connaissance d'informations confidentielles qui échapperaient à la vigilance d'autres investisseurs ou des agences de notation.
Les outils et les concepts que j'utilise dans le secteur privé sont les mêmes que ceux dont je me servais dans le secteur public. Aujourd'hui comme hier, mon employeur n'attend qu'une seule chose de moi : mon jugement. Celui-ci ne change pas et peut être vérifié car je publie systématiquement, chaque lundi matin, le résultat de mes recherches. Mes vues macroéconomiques sont continuellement mises à jour et à la disposition du public.
Par ailleurs, d'autres membres du Haut Conseil sont dans une position très similaire à la mienne, comme Michala Marcussen, cheffe économiste de la Société générale : je ne crois pas que sa présence ait suscité le moindre conflit d'intérêts. Je comprends que cette question vous vienne naturellement mais, s'agissant de finances publiques, l'information est le plus souvent extrêmement transparente.
Concernant les agences de notation, l'impact de leur jugement sur les marchés a plutôt diminué au cours des quinze dernières années, probablement parce que leur performance n'avait pas été à la hauteur lors de la grande crise financière de 2008-2009. La relation mécanique que l'on pouvait faire entre une dégradation et une réaction forte des marchés s'est ainsi distendue. Cela ne signifie pas qu'il ne faut plus y prêter attention car certains fonds d'investissement ont comme règle de ne pas investir dans des obligations en deçà d'une certaine qualité de crédit. Dans une telle hypothèse, nous pourrions ainsi connaître des événements de marché un peu difficiles. Cependant, ces effets de seuil interviennent surtout lorsque les notes sont beaucoup plus dégradées que celles de la France. Je ne cherche absolument pas à écarter le sujet – il est toujours préférable d'avoir une notation très forte – mais, pour l'instant, les effets de seuil rendent l'impact de marché relativement gérable.
Concernant les perspectives pour 2024 et ma prévision de croissance de 0,5 %, je partirai de ce qu'est probablement la croissance française en vitesse de croisière, c'est-à-dire quand tout va bien, en l'absence de choc extérieur ou lié à une politique économique. Je l'estime aux alentours de 1 % à long terme, tandis que le Gouvernement retient en général un taux de 1,35 %. Je pense que nous ferons moins de 1 % en 2024 parce que nous sommes aujourd'hui probablement au pic de l'impact du durcissement de la politique monétaire. La BCE a certes arrêté de remonter ses taux depuis le mois de septembre dernier, mais la politique monétaire produit ses effets avec retard. C'est donc probablement en 2024 que l'impact sera le plus sensible. On commence à le constater dans les comptes agrégés des entreprises, où le poids des charges d'intérêts dans la valeur ajoutée recommence à augmenter depuis quelques trimestres. Cela a bien évidemment un effet négatif sur les intentions d'investir et, de plus en plus, sur les intentions d'embauche.
Par ailleurs, il faut tenir compte des effets de second tour de la politique budgétaire. Les coupes annoncées dans les dépenses publiques auront fatalement des effets tangibles, qu'on espère les plus légers possible, sur l'activité économique en France en 2024, le tout dans un environnement international qui n'est pas très porteur. J'ai parlé de la Chine, qui est en situation de déflation, ce qui nous arrange plutôt compte tenu de nos soucis inflationnistes, mais notre partenaire commercial le plus important, l'Allemagne, va mal, pour des raisons tant conjoncturelles que structurelles – elle a par exemple subi plus fortement que nous le choc énergétique. Lorsque votre principal partenaire commercial souffre, vos exportations et votre tissu industriel en pâtissent. C'est malheureusement l'un des facteurs qui me conduisent à être prudent sur la croissance française en 2024.
Concernant l'emploi et la productivité, il y a vingt ans, le taux de chômage connaissait une forte augmentation dès que le taux de croissance passait en dessous de 2 %. Aujourd'hui, la hausse du chômage reste très mesurée en raison des changements structurels qui sont intervenus.
La baisse de la productivité n'est pas systématiquement négative, notamment pour les finances sociales : si la productivité baisse, cela signifie que l'on a une croissance plus riche en emplois et que le produit des finances sociales, fondé en général sur la masse salariale, tend à mieux résister. Sous l'angle des finances sociales, la baisse de la productivité permet donc paradoxalement d'amoindrir le choc.
Ce n'est toutefois pas une bonne nouvelle à moyen et à long terme. En effet, la productivité mesure l'efficacité de l'économie : si celle-ci baisse, ce n'est pas une bonne nouvelle, ne serait-ce que pour la soutenabilité de la dette, qui dépend d'une croissance minimale de notre PIB.
Y a-t-il d'autres éléments que la hausse du taux d'emploi dans cette baisse de productivité ? La réponse est certainement oui. Il faut être extrêmement prudent dans l'analyse en temps réel de ce genre de choses, ne serait-ce que parce que les données de productivité sont très souvent révisées de manière profonde : nombre d'économistes, dans le passé, ont été emportés par des conclusions qui se révélaient statistiquement fausses quelques mois plus tard.
De nombreuses différences économiques ont vu le jour entre la zone euro et les États-Unis ces dernières années, en particulier un décalage très net dans l'effort d'investissement dans les nouvelles technologies. Depuis 2015, les États-Unis ont connu une accélération très marquée de l'investissement dans les logiciels et dans la propriété intellectuelle, qui a été multiplié par deux en sept ans. L'Europe a complètement raté cette évolution, à une exception près : la France. Il faut donc se garder d'avancer des explications trop simples.
En revanche, d'autres éléments pèsent sur la productivité, comme l'absentéisme : celui-ci a fortement augmenté depuis la crise du covid. Nous espérions tous que cela se normaliserait après la pandémie ; or cela n'a pas été le cas. L'absentéisme, mécaniquement, a un effet sur la productivité car des personnes comptabilisées en emploi ne participent pas, au moins provisoirement, à l'effort de production. Cette montée de l'absentéisme a certainement joué un rôle.
Concernant la faiblesse des qualifications, j'avoue mon ignorance : je ne sais pas si l'on a déjà pu mettre en évidence les conséquences d'une dégradation du niveau général en mathématiques, par exemple, dans la productivité au travail. Je ne sais pas s'il existe des travaux académiques conclusifs en la matière.
Plusieurs d'entre vous m'ont interrogé sur l'image que l'on peut se faire de la trajectoire des finances publiques à ce stade. Nous sommes sur une ligne de crête. La question fondamentale est celle de la soutenabilité de la dette publique. Celle-ci est le produit d'un très petit nombre de variables : le taux d'intérêt, le montant des déficits primaires et la croissance du PIB. Même si la BCE va sans doute baisser ses taux à partir du mois de juin, je ne pense pas que le taux d'intérêt central pour les finances des administrations publiques, à savoir le taux à dix ans, baissera notablement. En effet, même si elle revient vers les 2 %, l'inflation ne repassera sans doute pas en deçà en raison de forces structurelles inflationnistes. Ainsi, la BCE est en train de remettre sur le marché des obligations qui, jusqu'à présent, avaient été d'une certaine manière stérilisées dans son propre bilan.
Prenons l'hypothèse d'un taux d'intérêt à dix ans aux alentours de 3 %. Si nous maintenons un déficit primaire inchangé, nous devons comparer ce taux d'intérêt au taux de croissance tendanciel de notre économie, lequel se situe donc entre 1 % et 1,35 %. L'inflation tendancielle étant à 2 % – cela correspond à l'objectif de la BCE et nous n'avons aucune raison de douter de sa crédibilité –, la croissance tendancielle du PIB nominal serait de 3 %. Autrement dit, nous sommes seulement en situation d'éviter un emballement de la dette publique. Pour parvenir à sécuriser la dette publique, il faut donc réduire les déficits primaires – bien rares seront ceux qui s'opposeront à cette idée !
L'objectif de 3 % de déficit a été réaffirmé dans les négociations européennes sur la réforme du programme du pacte de stabilité et de croissance. C'est un point d'ancrage important, qui est scruté par les marchés. Ceux-ci ne s'attendent pas nécessairement à ce que l'on converge rapidement vers ce taux, mais je pense que l'abandon de cet objectif aurait un coût pour la crédibilité des finances publiques et serait immédiatement sanctionné par les marchés. Je ferai le parallèle avec l'objectif d'une inflation à 2 % : celui-ci peut paraître difficile à atteindre mais l'abandonner ouvrirait la porte à une inflation excessive et nous exposerait à un risque de rétorsion par le marché.
Je ne crois pas au dogme absolu du retour rapide au seuil de 3 % de déficit, mais il faut savoir doser les conséquences macroéconomiques. La dette est soutenable tant que vous trouvez des investisseurs prêts à vous l'acheter à un taux d'intérêt qui n'est pas trop toxique pour votre économie. Pour cela, il faut indiquer une trajectoire générale qui rassure sur la soutenabilité de cette dette.