Vous m'avez interrogé sur la complémentarité entre regard public et regard privé. Dans les deux cas, le but est d'aider à la décision – qu'il s'agisse d'une décision de politique économique, lorsque l'on conseille un gouverneur de banque centrale ou un ministre des finances, ou d'un choix d'allocation d'actifs, lorsque l'on intervient dans le secteur privé. On mobilise les mêmes outils et les mêmes informations. Même si un usage différent peut être fait de son jugement, l'économiste a une activité très semblable des deux côtés de la barrière. Ce qui peut différer, c'est le temps : celui de la décision de politique économique n'est pas nécessairement celui la décision d'un investissement financier, quoique cette dernière ne soit pas toujours une décision de court terme. Dans mes fonctions actuelles, les conseils que je donne portent la plupart du temps sur des décisions d'investissement de long terme. Il existe donc selon moi une complémentarité évidente entre les deux regards, et la distinction que l'on opère entre les deux est parfois forcée. Je n'ai pas l'impression d'avoir complètement changé de métier en quittant le service public.
Vous m'avez demandé, ensuite, si la bataille de l'inflation était gagnée et si l'on se dirigeait vers des baisses de taux. Je réponds plutôt positivement à cette question. Certes, le flux d'informations statistiques est parfois accidenté et peut occasionner des frayeurs quant à la régularité du processus de désinflation. Mais, d'une manière générale, le taux d'inflation converge vers 2 % dans la zone euro, sous l'effet de trois grandes variables.
D'abord, les grands chocs externes liés en particulier à l'énergie se sont résorbés. Il nous faut continuer de porter une grande attention à la situation au Moyen-Orient, où une escalade supplémentaire pourrait se traduire par une tension sur le cours du pétrole, mais rien de tel n'a encore été observé.
Ensuite, les prix des produits manufacturés connaissent un ralentissement général en Europe et aux États-Unis. Cela tient en grande partie au fait que la Chine, qui est le plus gros producteur mondial de biens manufacturés, se trouve depuis près d'un an en situation de quasi-déflation et contribue ainsi à la désinflation des produits manufacturés dans le monde. Je ne crois pas à un renversement rapide de cette tendance.
Enfin, alors que l'on a craint en 2023 la survenue d'un effet de second tour en Europe – l'augmentation des prix de l'énergie et des prix alimentaires se traduisant, au travers des salaires, sur les prix des services –, cette inquiétude est en train de retomber. Les dernières enquêtes montrent que les anticipations des entreprises en matière de prix se sont nettement assagies depuis quelques mois, de même que les chiffres des négociations salariales traduisent un ralentissement des augmentations dans la zone euro depuis le quatrième trimestre de l'année dernière. Il ressort enfin de l'enquête trimestrielle de la Commission européenne que les entreprises citent aujourd'hui la faiblesse de la demande comme première raison les empêchant de produire davantage, alors que jusqu'à l'été dernier elles mentionnaient les difficultés de recrutement. Cela est cohérent avec l'assagissement de l'évolution des coûts salariaux.
Selon moi, la bataille de l'inflation est donc en passe d'être gagnée. Les messages que nous recevons de la Banque centrale européenne sont de plus en plus indicatifs d'une baisse relativement rapide des taux d'intérêt. J'ai pour ma part le sentiment que nous pouvons escompter trois baisses successives en 2024, dont la première interviendrait au mois de juin, pour un total de soixante-quinze points de base.
Cette baisse ne renverserait pas, néanmoins, le durcissement des conditions monétaires observé depuis deux ans. Les banques centrales, qu'il s'agisse de la BCE, de la Réserve fédérale américaine ou de la Banque d'Angleterre, sont devenues très prudentes – probablement conscientes qu'elles n'avaient pas immédiatement pris la mesure du choc inflationniste. Il ne faut pas les en blâmer trop fortement : très peu de gens – pas moi – en avaient pris la mesure à l'époque. Quoi qu'il en soit, les banques centrales souhaitent s'assurer que l'inflation est bel et bien résorbée avant de baisser la garde, ce qui a un impact sur le niveau des taux à long terme, ceux qui sont les plus significatifs pour les finances publiques. Il serait dangereux d'imaginer que la baisse des taux par la BCE provoquera nécessairement une diminution rapide des taux d'intérêt à long terme et donc du coût de refinancement de l'État. Le taux à dix ans est aujourd'hui légèrement inférieur à 3 % ; il pourrait être corrigé mais je ne crois pas du tout que l'on retrouvera les taux d'intérêt très bas que nous avons connus au cours des années ayant précédé la crise du covid.
J'en viens à la question qui m'a été posée sur les OAT vertes. Je voudrais d'abord souligner qu'il existe une demande pour ce type de produit d'épargne, qui a trouvé son public. Il est vrai que l'impact financier de la décarbonation de l'économie est, au moins transitoirement, un coût. On a pu penser, durant une période irénique, que celle-ci pourrait se faire sans coût supplémentaire, mais on a désormais compris que ce ne serait pas le cas.
Cela nous ramène au sujet de la bataille de l'inflation : alors que pendant deux années, nous avons vu un taux d'inflation de 2 % comme un plafond, il nous faut désormais nous habituer à un monde dans lequel ce taux constitue un plancher. Parmi les forces contribuant au maintien d'une inflation forte, il y a en effet le coût de la transition énergétique.
Vous m'avez interrogé, madame la rapporteure générale, sur le rôle des finances sociales. En tant que macroéconomiste, j'ai tendance à considérer le financement des administrations publiques comme un tout. Les finances sociales ont néanmoins une spécificité, leur dépendance à l'évolution du marché du travail. Nous avons du mal à reconnaître aujourd'hui la chance incroyable que nous avons au regard du chômage de masse des années mille neuf cent quatre-vingt et mille neuf cent quatre-vingt-dix : alors que nous sommes dans une période de basses eaux conjoncturelles – ma prévision de croissance pour 2024 s'établit à 0,5 % seulement –, notre marché du travail résiste bien mieux qu'il ne l'aurait fait il y a dix ou vingt ans. Cet élément doit être pris en compte dans l'appréciation des finances sociales.
En 2023, la productivité a baissé en France – ce qui est très rare –, en grande partie du fait d'une augmentation du taux d'emploi. C'est une situation inusitée pour des analystes habitués à considérer défavorablement toute baisse de la productivité. Dans le cas présent en effet, cette baisse peut paradoxalement rassurer sur l'avenir des finances sociales.