Intervention de Annabelle Moatty

Réunion du lundi 18 mars 2024 à 14h30
Commission d'enquête sur la gestion des risques naturels majeurs dans les territoires d'outre-mer

Annabelle Moatty, géographe et chercheuse au CNRS :

Je vous remercie, monsieur le président, monsieur le rapporteur, de votre invitation à présenter une partie de nos travaux sur la reconstruction post-catastrophe et sur la reconstruction post-Irma en particulier. Nous avons, avec ma collègue, préparé cette audition ensemble et nous nous sommes réparti les questions que vous nous avez adressées.

Je me concentrerai pour ma part sur la période de post-catastrophe, qui constitue le cœur de mon domaine de compétences. J'ai structuré ce propos autour de trois points centraux. D'abord, les catastrophes ne sont pas naturelles et la reconstruction ne démarre pas sur une page blanche. Ensuite, la reconstruction est le parent pauvre de la gestion des risques. Enfin, il est important et pertinent d'inscrire l'analyse et le suivi des territoires dans des temporalités longues.

Ma collègue Maud Devès l'a très bien formulé la semaine passée : les catastrophes ne sont pas naturelles. Si l'événement – cyclone, séisme – est d'origine naturelle, ce sont les vulnérabilités associées à nos modes d'organisation et à nos choix de développement qui en font une catastrophe. Pour Haroun Tazieff, « [le] risque majeur, c'est la menace sur l'homme et son environnement direct, sur ses installations, la menace dont la gravité est telle que la société se trouve absolument dépassée par l'immensité du désastre ». Ce sont donc bien la capacité à faire face et les capacités de résistance, de reconstruction et d'adaptation qui sont en jeu dans la réponse des sociétés face à ces risques majeurs. En filigrane, ceci implique que la réponse est fortement influencée par la préparation en amont de la situation de crise. Autrement dit, la gestion de crise est ancrée dans nos modes de gouvernance et d'organisation.

Il en va de même pour la reconstruction post-catastrophe, qui ne démarre ni sur une page blanche ni dans un territoire vierge. Les modalités possibles de reconstruction sont ancrées dans l'épaisseur historique des territoires, c'est-à-dire dans leur structure sociale, politique, économique et culturelle. Elles sont aussi conditionnées par la conjoncture locale : la reconstruction peut être ralentie ou entravée par la concomitance ou la succession de crises multiples de différentes natures. À Saint-Martin par exemple, la reconstruction post-Irma s'est trouvée confrontée à la crise covid et à celle des sargasses, notamment. La reconstruction ne démarre donc pas d'un état zéro à partir duquel tout serait possible. Rien n'émerge en post-catastrophe mais potentiellement, tout se transforme : les modalités d'aménagement des territoires, les structures de gouvernance, les relations sociales.

Permettez-moi, après avoir explicité ce que la reconstruction n'est pas, de vous donner quelques éléments de cadrage pour vous dire ce qu'elle est. La reconstruction, qui démarre lorsque l'urgence absolue est considérée comme terminée, c'est-à-dire quand l'intégrité physique des personnes n'est plus en danger, est un processus de temps long. Une fois l'urgence absolue passée, les phases de nettoyage, de restauration et de réhabilitation des bâtiments, infrastructures et réseaux se déroulent sur plusieurs semaines voire plusieurs mois. La sortie de l'urgence est marquée par une compression temporelle, c'est-à-dire qu'un grand nombre d'actions sont à mettre en œuvre dans un temps très contraint. M. Philippe Gustin, Mme Anne Laubies et M. Daniel Gibbs, qui ont eux-mêmes géré cette phase à Saint-Martin, l'ont expliqué lors de leurs auditions.

La majeure partie des opérations de reconstruction s'étend en moyenne sur deux à cinq ans mais les décisions prises dans ce temps post-catastrophe peuvent avoir des conséquences sur les territoires et sociétés pendant plusieurs décennies. Ces grandes phases du processus se retrouvent dans l'ensemble de situations que j'ai pu étudier depuis 2011, de la France hexagonale aux outre-mer en passant par le Japon et l'Indonésie. L'autre constante, c'est la variation locale des temporalités de reconstruction et de relèvement selon les quartiers, les groupes sociaux et les individus.

La reconstruction, c'est aussi un temps charnière de la trajectoire de vie des sociétés et individus qui emporte de nombreux espoirs et attentes, au premier rang desquels celui de se relever moins vulnérable et plus résilient. On touche ici à la fenêtre d'opportunité et au concept de build back better, reconstruire en mieux, popularisé et élevé au rang d'injonction internationale dans le cadre d'action de Sendai de 2015. Mes travaux m'ont permis d'identifier trois piliers qui interagissent : la réduction de l'exposition et de la vulnérabilité de l'environnement bâti, l'aide au relèvement des communautés et la restructuration des modes de gouvernance.

La réduction de l'exposition et de la vulnérabilité de l'environnement bâti passe notamment par des actions sur les bâtiments et infrastructures, qui peuvent inclure l'augmentation de la résistance de ces constructions aux forces et pressions liées à l'événement – on pense bien sûr aux constructions parasismiques et paracycloniques – ou des mesures de réduction de l'exposition par des opérations de délocalisation et de relocalisation. Nous disposons en France d'un outil pour racheter les biens jugés trop dangereux et permettre aux propriétaires qui le souhaitent de se reloger ou de recommencer leur activité ailleurs, le fonds dit Barnier. Il est cependant difficile de généraliser une délocalisation à l'échelle d'un quartier tout entier ou d'un territoire. Au-delà du fait que s'exprimeraient des réticences et un attachement au territoire, cela impliquerait en effet de vider tout ou partie de certaines communes et villes de leurs occupants et activités, et de trouver de nouveaux lieux sur lesquels réimplanter ces populations en dehors des zones à risques et des zones protégées mais à proximité de leurs moyens de subsistance et des services publics.

Le deuxième pilier est l'aide au relèvement des communautés sinistrées. Celle-ci repose sur un panel d'actions de solidarité, depuis les initiatives individuelles, communautaires et associatives jusqu'aux aides étatiques, dont le but est de permettre à tous, en particulier aux plus précaires, de vivre malgré la catastrophe. Pour aider les collectivités territoriales sinistrées, l'État français s'engage financièrement en subventionnant les travaux les plus coûteux. En matière d'aide à la décision, il autorise par dérogation une souplesse vis-à-vis de certaines lois et règlements et déploie, comme ce fut le cas à Saint-Martin, des moyens humains d'assistance à maîtrise d'ouvrage.

Le troisième pilier, le décloisonnement de la gouvernance, se traduit en France par la mise en place de cellules et de missions interministérielles. On trouve dans d'autres pays, par exemple en Nouvelle-Zélande, des ministères de la reconstruction. Les cellules et missions interministérielles permettent de sortir d'une gestion en silos. Leur objectif est d'administrer la reconstruction et de rendre plus rapides et plus fluides les prises de décisions impliquant une dépense d'argent public. En France, une très large majorité des financements de la reconstruction émane en effet de l'État. Or pour dépenser ces fonds, il faut respecter des règles garantes de leur bonne utilisation mais peu compatibles avec le besoin d'agir vite qui caractérise le début de la reconstruction.

L'idée qui sous-tend le build back better est donc de tirer parti de la reconstruction pour nous adapter. Or repenser nos modes de gouvernance et d'aménagement prend du temps. De fait, en post-catastrophe, s'adapter c'est donc aussi résister au besoin de reconstruire vite et à l'inertie de nos sociétés hyperconnectées. C'est résister, aussi, aux incertitudes sur les gains préventifs et sur la pertinence de l'aléa de référence considéré, en particulier dans un contexte de changements globaux. Dès lors, les projets mis en œuvre pendant la reconstruction post-catastrophe sont essentiellement conçus bien avant, la reconstruction pouvant alors jouer le rôle de catalyseur.

Au cours de mes recherches, j'ai pu identifier plusieurs facteurs permettant de penser la reconstruction comme une fenêtre d'opportunité pour mettre en œuvre dans les territoires une bifurcation de trajectoire et aller vers davantage de soutenabilité. En effet, les dommages et les destructions donnent à voir les vulnérabilités de nos environnements bâtis, de nos territoires et de nos sociétés, ce qui renforce l'adhésion de l'opinion publique, au moins localement, aux investissements préventifs. En complément, les solidarités internationales, nationales et locales offrent un afflux financier dans les territoires sinistrés. Enfin, le décloisonnement interministériel permet de sortir de la gestion en silos et d'assurer davantage de cohérence dans les prises de décision.

La fenêtre d'opportunité concerne la mise en œuvre de ce que j'ai appelé la reconstruction éthique et préventive – j'entends par là une reconstruction qui permette un accès aux ressources selon les principes de la justice sociale et territoriale et qui mette en œuvre en même temps des mesures de prévention et de réduction des risques. Mais j'insiste sur un point : la catastrophe ne fait pas table rase du passé. La reconstruction s'enracine dans les héritages sociaux, politiques, culturels, territoriaux, patrimoniaux et économiques, qui conditionnent l'accès aux ressources et structurent la gouvernance des territoires. La reconstruction comporte aussi un risque de propagation des dysfonctionnements à l'ensemble des éléments du système par effet domino. J'appelle paradoxe de la reconstruction post-catastrophe cette tension entre la fenêtre d'opportunité, d'une part, et le risque de déstabilisation du système, d'autre part.

Mes recherches m'ont aussi permis d'identifier des facteurs qui contraignent nos capacités d'adaptation. D'abord, les ressources sont limitées, potentiellement endommagées, détruites et/ou inaccessibles. Ensuite, le processus de reconstruction est le parent pauvre de la gestion des risques. Les premiers jours après un événement, les procédures de gestion de crise s'appliquent. Mais la suite est plus floue, reposant davantage sur les capacités des hommes et femmes qui sont en responsabilités à se coordonner, à rassembler, à trouver des informations et à mobiliser les sources de financement.

En matière de financement justement, en dehors des lignes budgétaires consacrées aux calamités agricoles et de l'indemnisation par les assurances, il n'existe pas à proprement parler de fonds dédié à la reconstruction. Cela impose de puiser, pour reconstruire les territoires, dans les fonds dédiés au développement. Le fonds Barnier, dont le nom complet est fonds de prévention des risques naturels majeurs, est comme son nom l'indique destiné à financer les mesures préventives, mais il est fréquemment sollicité en post-catastrophe, notamment pour financer les opérations de rachat. Le régime « Cat nat », fondé sur la solidarité nationale face aux catastrophes, nous est envié à l'international. Reposant sur le système assurantiel et sur la surprime systématiquement collectée, il permet de mutualiser les risques et de contrebalancer en partie les inégalités liées aux expositions différentielles des foyers. Dans de nombreux territoires en effet, les zones les plus exposées sont occupées par les populations les plus vulnérables.

Le dernier facteur contraignant nos capacités d'adaptation, enfin, est lié au climat social et politique. Les retours d'expériences qui sont menés à chaud portent sur la gestion de crise et la sortie de crise : ils visent souvent à rechercher des responsabilités. Dans le cas d'une catastrophe technologique, le débat se concentre souvent sur la responsabilité unique de l'exploitant, alors que face à une urbanisation anarchique, exposée ou vulnérable, les responsabilités sont plus diffuses dans le temps et entre les échelons de gouvernance.

Dès lors, l'approche interministérielle est aussi nécessaire en matière de gestion des événements et de développement des territoires que l'approche interdisciplinaire l'est en sciences pour produire des connaissances utiles et utilisables. Pour produire ce type de connaissance, la recherche scientifique doit être consciente des contextes locaux : comme je le mentionnais, il n'y a pas de bonne solution applicable partout et transposable efficacement d'un territoire à un autre. Elle doit aussi s'engager dans le temps long, sur quelques décennies, pour être en mesure d'analyser les conséquences des décisions prises en période de post-catastrophe sur le développement des territoires et des sociétés. À cet égard, le financement de la recherche pourrait être repensé dans le temps et dans l'espace. Des financements sur des durées plus longues permettraient de suivre les territoires et de documenter finement les leviers et écueils à la mise en œuvre de stratégies et de politiques éthiques et préventives. S'agissant des espaces, la concentration sur de petits territoires de plusieurs consortiums de chercheurs travaillant sur les mêmes sujets pose des questions éthiques et déontologiques.

La reconstruction s'appuie sur les modes de fonctionnement connus qui sont tout à la fois une partie du problème, puisqu'ils ont fait notre vulnérabilité, et une partie de la solution, puisqu'ils fondent nos capacités d'adaptation. L'adaptation, bien sûr, ne se joue pas qu'après des événements catastrophiques. Compte tenu des difficultés à la mettre en œuvre hors temps de catastrophe, néanmoins, il est vrai que la reconstruction peut constituer une fenêtre d'opportunité. En revanche, le manque d'anticipation et de cadrage réglementaire et administratif contraint les capacités d'adaptation, en particulier préventive. En effet, à rebours du discours le plus commun, les lois et règlements permettent de garder le cap de la soutenabilité face à l'urgence d'une crise. Plusieurs conditions doivent cependant être réunies. Il faut notamment que ces lois et règlements soient ajustables à la diversité des situations. Mes collègues auditionnés précédemment ont souligné la nécessité de laisser une marge de manœuvre aux décideurs et gestionnaires locaux qui, le plus souvent, ont une connaissance fine de leur territoire et de la population.

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