Intervention de Camille Broyelle

Réunion du mercredi 20 mars 2024 à 9h00
Commission des affaires culturelles et de l'éducation

Camille Broyelle, professeure de droit public à l'université Paris-Panthéon-Assas :

J'ai classé vos questions entre celles qui renvoyaient à des problématiques économiques et celles qui étaient relativement décorrélées.

L'un d'entre vous a évoqué la question du seuil de 20 % de participation ou de droits de vote pour les investisseurs étrangers. Il me semble important qu'il puisse être appliqué à tous les médias. Des rumeurs ont été entendues à propos d'opérateurs de télévision qui avaient l'intention d'être rachetés par des opérateurs étrangers pour être transformées en plateformes de services de vidéos à la demande, échappant ainsi aux exigences sur la détention de 80 % du capital et des droits de vote par des investisseurs français. Cette question me semble importante. Christian Azzi évoquait tout à l'heure la frontière ténue entre les différents services audiovisuels. En quoi des services de vidéos à la demande comme Brut sont-ils différents de la presse ? La caractérisation du secteur audiovisuel appelle un travail de réflexion dans la mesure où les régimes juridiques sont très différents. Il me semble donc important d'étendre la mesure sur les 80 % de détention française aux autres services audiovisuels et notamment aux plateformes de vidéos à la demande, qui peuvent devenir des médias d'information à part entière, certaines ne proposant même que des contenus d'information. Cela me semble particulièrement important si l'on considère les ingérences étrangères, qui peuvent être considérables.

Vous avez demandé si les règles en matière de concentration devaient intégrer d'autres formes d'expression publique comme celles de l'édition par exemple. J'ai tendance à penser que oui. Les lieux d'expression publique, en France comme dans la majeure partie des démocraties occidentales – avec l'exception notable mais quasi unique des États-Unis –, sont réglementés. Nous considérons que l'expression publique fabrique l'opinion et que les lieux où cette expression s'exerce doivent dès lors être réglementés. C'est le cas pour les individus avec la loi de 1881. Aux États-Unis, cette loi apparaîtrait comme une aberration. Nous proscrivons, y compris à l'échelle individuelle, les propos racistes, le négationnisme ou l'incitation à la haine, considérant que cela porte tort à la société toute entière. Le droit positif appréhende l'expression publique comme un lieu de renouvellement de la cohésion sociale. Si l'on considère que l'expression publique et en particulier celle des médias doit être réglementée, on peut très bien en déduire que tous les médias doivent être assujettis à une réglementation, avec bien entendu des exigences pertinentes pour chaque forme de média. Je ne prône pas une réglementation de la littérature mais il ne me semble pas absurde que les éditeurs de livres soient concernés par les règles anti-concentration.

Vous avez aussi évoqué le phénomène de concentration verticale avec l'émergence d'acteurs qui sont à la fois des producteurs et des diffuseurs de contenus. C'est ce que l'on voit avec les plateformes américaines, qui créent leurs propres moyens pour ne plus dépendre des opérateurs de communication électronique. Les difficultés que cela génère sont en principe gérées par le principe de neutralité d'internet et plus généralement l'obligation de transporter sans discrimination tous les contenus. Imaginons qu'un éditeur crée son propre réseau de communication, lui faisant acquérir le statut d'opérateur de communication électronique. Il serait alors tenu, à ce titre, d'ouvrir son réseau aux autres acteurs. C'est exactement ce qui s'est produit avec les opérateurs de téléphonie mobile. France Télécom a été contrainte d'ouvrir l'accès à son réseau à des opérateurs alternatifs. Si l'on autorise cette concentration verticale, le filet de sécurité me semble être d'obliger ces opérateurs à ouvrir leurs infrastructures de transport aux autres opérateurs sans discrimination. Le droit positif est déjà engagé en ce sens.

S'agissant du financement du service public et de la question de la transformation potentielle des médias publics en médias d'État, la question s'est posée en Allemagne avec Radio France International au moment de la suppression de la redevance audiovisuelle. En Allemagne, me semble-t-il, les médias gouvernementaux disposent d'un statut spécifique. Il me semble que la question était liée à l'attribution des fréquences. La question primordiale est que, indépendamment de sa forme, le financement de l'audiovisuel public doit être suffisant et pérenne. La jurisprudence constitutionnelle sur le Media Freedom Act exige un financement suffisant de l'audiovisuel public et le texte y ajoute une notion de prévisibilité et de stabilité. Cela me semble fondamental.

Une question portait sur les outils de mesure. L'exemple que vous avez choisi ne correspond pas à ce qui est préconisé par la décision du Conseil d'État. Il serait inexact de penser que cette décision impose le fichage et le décompte du temps de parole des intervenants qui s'expriment à l'antenne. Il aurait fort bien pu considérer que toute personne exprimant des idées politiques était une personnalité politique, et dès lors, que le temps de parole de toutes ces personnes devait être comptabilisé, mais ce n'est pas du tout le sens de sa décision. J'ai évoqué l'utilisation d'un outil qualitatif qui serait de nature à apprécier de manière globale le bon respect du pluralisme interne par un média donné. La question que vous évoquez ne se pose alors plus.

À mes yeux, un média d'opinion « pur » est un média idéologique qui n'assure pas le pluralisme. Un tel média assène une idée sans offrir de point de vue contradictoire. Il est assez facile d'identifier ce genre de média, y compris sans une sensibilité politique exacerbée. On ne peut pas prétendre qu'il n'existe pas d'outil capable de retranscrire cette évidence. De même, lorsque vous voyez une image à caractère antisémite ou raciste, vous l'identifiez immédiatement comme telle. Vous n'avez pas besoin de vous abriter derrière des critères objectifs. Il n'existe aucune règle officielle selon laquelle la représentation d'un juif avec un grand nez doit être considérée comme antisémite. C'est une évidence pour chacun. Des critères sociaux nous permettent immédiatement d'identifier des contenus antisémites ou racistes ou, plus généralement, des médias d'opinion purement idéologiques.

Je sais que ce n'est pas la question qui a été posée mais j'aimerais commenter la décision relative à la liberté d'expression des médias et à CNews. Il ne s'agit pas en l'occurrence de la liberté d'expression des médias. Ils sont régis par une réglementation qui est entièrement dirigée vers le public. En France et dans la plupart des démocraties, l'objectif est de former une communauté vivant de manière harmonieuse, et il convient que le public soit correctement informé pour prendre de manière éclairée les décisions adéquates pour la nation. Le pluralisme est entièrement au service du public. Dès lors, la liberté d'expression des médias n'est pas une transposition de la liberté d'expression des individus. Je vous recommande un ouvrage de Damian Tambini, un auteur italien, sur cette question.

Pourquoi la presse perçoit-elle des aides ? Parce que l'on considère que la diversité des titres de presse est bonne pour la communauté. Cela explique aussi pourquoi la liberté éditoriale des médias est plus contrainte que la liberté d'expression des individus. On considère en effet que les médias jouent un rôle social, ce qui implique des responsabilités.

On évoque beaucoup le phénomène d'invisibilisation des médias par les réseaux sociaux. D'où les mesures visant à leur accorder une plus grande visibilité sur les plateformes numériques et sur les réseaux. J'aimerais attirer votre attention sur un autre phénomène peut-être encore plus pernicieux : les réseaux sociaux amplifient l'impact de certains médias traditionnels. Fox News n'aurait pas eu autant d'effet sans le relais des réseaux sociaux. D'aucuns considèrent que l'ère des médias traditionnels est révolue dans la mesure où l'information est disponible sur internet. Cette information est cependant toujours issue des médias traditionnels. Il me semble que nous devons être particulièrement vigilants car ces médias bénéficient d'un écho considérable à travers les réseaux sociaux.

Je pense avoir répondu à la plupart des questions.

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