Intervention de Tristan Azzi

Réunion du mercredi 20 mars 2024 à 9h00
Commission des affaires culturelles et de l'éducation

Tristan Azzi, professeur à l'École de droit de la Sorbonne, université Paris 1 Panthéon-Sorbonne :

Je répondrai dans l'ordre aux questions qui ont été posées en lien avec la propriété intellectuelle. S'agissant de la protection des créateurs de contenus d'information, je fais partie de ceux qui considèrent que le droit d'auteur – et plus généralement la propriété intellectuelle – est doté d'une formidable capacité d'auto-adaptation quant à la question de savoir qui est susceptible d'être protégé. Le code de la propriété intellectuelle renferme certes une liste des œuvres susceptibles d'être protégées mais cette liste est purement indicative et il existe deux critères pour qu'une œuvre soit protégée, qui s'appliquent à n'importe quel objet (compris dans la liste ou non). Il faut que l'œuvre soit exprimée dans une forme – l'émission à travers un écran par le biais d'internet est considérée comme une forme –et il faut que la création soit originale (depuis au moins le XIXe siècle). À partir du moment où un créateur de nouveaux contenus de l'information s'exprime à travers une forme et que ce qu'il dit ou montre est original, le droit d'auteur a pleinement vocation à s'appliquer. Voilà à mon avis la principale forme de protection à laquelle ils peuvent prétendre. Toutes les règles classiques ou plus modernes s'appliqueront ensuite pour mettre en œuvre le droit d'auteur. Même si certaines posent des difficultés, elles ne me semblent pas spécifiques à ces créateurs de nouveaux contenus.

Alexandra Bensamoun répondra sans doute plus complètement que moi aux nombreuses questions sur l'intelligence artificielle. Ce sujet me semble central mais il ne doit pas occulter à mon sens les autres questions de propriété intellectuelle, ce qui a parfois tendance à être le cas ces temps-ci. Le problème comprend deux composantes : l'intelligence artificielle se nourrit d'œuvres et ce qu'elle produit ressemble à des œuvres. Pour le premier volet, un dispositif issu de la directive de 2019 s'applique : l'exception relative à la fouille de textes et de données. L'une des difficultés que rencontrent les auteurs à cet égard est qu'ils ont la faculté de s'opposer à la fouille de textes et de données mais que ce droit est concrètement extrêmement difficile à exercer pour de nombreuses raisons. Quant à la production de l'intelligence artificielle, peut-elle être protégée par le droit d'auteur ? Tout dépend de l'intervention humaine, tout du moins pour ce qui est du droit positif.

La question des droits voisins a rebondi ce matin même puisque Google vient d'être condamné à nouveau pour ne pas avoir respecté son obligation de négocier de bonne foi. D'aucuns vous diront que l'interaction entre la propriété intellectuelle et le droit de la concurrence est une bonne chose. Pour ma part, j'aurais plutôt tendance à penser le contraire. Si le droit de la propriété intellectuelle a besoin du droit de la concurrence pour être appliqué, c'est que le droit de la propriété intellectuelle est mal conçu. Or, très clairement, sans le droit de la concurrence, le droit voisin est complètement ineffectif et les affaires en cours, et celle dont il est question ce matin, le montrent. Il faut trouver un moyen de contraindre les opérateurs d'internet à négocier et peut-être, s'ils ne veulent pas négocier, remplacer le droit voisin par un autre système. Le système de droit voisin repose sur le droit exclusif, c'est-à-dire la faculté d'autoriser ou d'interdire l'exploitation en ligne des contenus. Cela permet surtout de monétiser la diffusion de ces contenus, entraînant par-là une faculté de négociation. Or la négociation ne fonctionne pas face à un opérateur qui ne veut pas négocier – tout du moins dans les règles. C'est ce qui justifie les amendes considérables infligées à Google. Dans ces conditions, il existe un autre système dans le droit de la propriété intellectuelle, qui reviendrait à bouleverser complètement celui élaboré en 2019 dans le cadre de la directive dont le législateur français avait anticipé la transposition et qui consisterait à remplacer le droit exclusif par ce qu'on appelle un droit à rémunération, c'est-à-dire une obligation pour Google ou tout autre acteur de payer chaque fois qu'il exploite des contenus de presse en ligne. Cela n'empêcherait pas des procès car les opérateurs chercheraient sans doute à s'y soustraire mais le dispositif serait peut-être – je suis prudent sur le « peut-être » – préférable. Cela supposerait aussi de modifier la législation française et surtout européenne, ce qui n'est pas une mince affaire ! Ma réflexion sur ce sujet est trop embryonnaire pour que je puisse vous décrire précisément ce système alternatif mais je pense que cela pourrait faire office d'épée de Damoclès.

Toujours à propos du droit voisin, je pense, comme beaucoup d'autres, que l'exception culturelle est fondamentale. Celle-ci a vocation à protéger avant tout ceux sans qui la production de contenus serait impossible. En amont des éditeurs de presse d'une chaîne, je pense avant tout aux auteurs. Sans auteur, aucune œuvre n'est produite et aucun contenu ne peut être créé. Or ce sont finalement les auteurs qui me paraissent les moins bien protégés. Pour en revenir au droit voisin, il est difficile de fournir des chiffres sur les négociations qui ont lieu actuellement dans la mesure où elles interviennent à titre privé, quand bien même elles impliquent, entre autres, la commission des droits d'auteur et des droits voisins. Je pense que les négociations pourraient permettre aux auteurs d'être mieux rémunérés. Ils n'ont pas vocation à récupérer uniquement des miettes du droit voisin. La loi le prévoit très clairement : ils doivent obtenir une part « appropriée et équitable ». Le Parlement n'a pas souhaité expliciter cette notion. Pour d'autres systèmes qui ressemblent à celui de la rémunération des auteurs, le législateur a assumé la responsabilité de fixer des clefs de répartition dans la loi, et très souvent le partage entre auteurs et exploitants s'effectue à 50-50. Pour ce qui est de la propriété intellectuelle des œuvres musicales faisant l'objet d'une diffusion par exemple, la loi prévoit que la rémunération versée par les chaînes de radio et par les lieux publics qui diffusent de la musique est équitable dès lors que les artistes interprètes et les producteurs de musique reçoivent chacun la moitié des sommes versées. La rémunération pour copie privée obéit aussi à des clefs de répartition légales. Les auteurs y sont également bien traités. Le législateur pourrait donc prendre ses responsabilités et fixer lui-même une clef de répartition. Tous les acteurs chercheraient naturellement à obtenir la meilleure part possible auprès du législateur mais un tel principe permettrait de prévenir des conflits internes au secteur de la presse, qui traverse actuellement une crise.

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